Grégoire VII 59

Darras tome 22 p.346

 

    65. Ce mouvement de retour des esprits allait chaque jour s'accentuant davantage. Nous en avons signalé les premières manifes- tations lors du dernier concile romain : elles apparurent plus vives encore dans celui-ci. «L'ambassadeur de Henri s'efforça, dit Berthold, de plaider la cause de son maître. Malgré la fausseté de ses allégations il fut soutenu énergiquement au sein de l'assemblée par un grand nombre de pères dévoués à son parti. Mais les autres, et c'était de beaucoup les plus vertueux et les plus dignes, n'ajoutaient aucune foi à ses mensonges. Le seigneur pape lui-même déclara en plein synode que jusque-là le roi Henri s'était joué indignement  de  la bonne foi publique et que chacune de ses

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1. Berthold. Constant., Annal, col. 428.

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ambassades avait été une nouvelle imposture, « Nous l'avons en 1076, par un jugement synodal, ajouta-t-il, déposé du trône, et jamais depuis nous ne l'avons d'aucune manière rétabli dans le droit de régner. Dès maintenant donc nous aurions prononcé l'anathème définitif si d'un commun accord tous les membres de cette assemblée, aussi bien ses partisans que ceux de Rodolphe ne nous eussent supplié de renvoyer la sentence à l'époque de la prochaine fête de l'Ascension (1er mai 1079). De la sorte nul ne pourra se plaindre que la sentence ait été précipitamment portée sans laisser à l'inculpé le temps de produire tous ses moyens de défense1. » L'ambassadeur du roi parjure accueillit avec grande joie ce sursis, tout en protestant que son maître n'avait nullement, comme on l'en accusait, mis obstacle aux moyens de pacification proposés par les précédents synodes. Il remit, signée de sa main et garantie sous la foi du serment, une nouvelle promesse conçue en ces termes : «Les députés du roi mon seigneur se rendront vers vous avant le terme de l'Ascension, sauf le cas de force majeure, mort, maladie, captivité ou mal-engin (malo ingenio seu dolo), et loyalement ils escorteront en Allemagne et ramèneront sains et saufs les légats du siège apostolique. Le roi mon seigneur prêtera en toutes choses obéissance aux légats conformément à la justice et à leur décision ; il observera de bonne foi cette promesse sauf toutes les modifications qui seraient ordonnées par vous ; je le jure en son nom et par son ordre2. » Les ambassadeurs de Rodolphe souscrivirent de leur côté la formule suivante : « Si un colloque a lieu par votre ordre en Germanie, notre seigneur le roi Rodolphe au lieu et à l'époque fixés par vous comparaîtra en votre présence ou en celle de vos légats, soit en personne soit par des évêques ou autres féaux ses représentants. Il acceptera, quel qu'il puisse être, le jugement que portera la sainte église romaine sur l'affaire de la royauté,  il n'apportera aucun obstacle soit par ruse soit par

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1 Berthold. Constant., Annal, col. 426.

2. Concil. rom. VI; Pair. Lat., tom. CXLVIU, col. 812.

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violence à la réunion convoquée par vous ou par vos légats et joindra tous ses efforts aux vôtres pour rétablir la paix et la concorde au sein du royaume. Toutes ces clauses seront observées sauf les modifications que vous autoriseriez par dispense expresse ou les cas d'empêchement légitime, mort, maladie grave, captivité ou mal-engin1. »

 

   66. « Après que les députés royaux eurent prêté ce serment dit Berthold, le seigneur apostolique prononça de nouveau l'excommunication contre celui, quel qu'il fût, qui avait l'année précédente, soit par ruse soit par violence, empêché la tenue d'une diète en Germanie, et contre celui qui oserait encore désormais y apporter aucun obstacle. La conduite du pape en cette circonstance, ajoute le chroniqueur, lui valut la sympathie de tous les Romains sans exception. Ceux qui jusque-là avaient le plus chaudement soutenu la cause de Henri étaient les premiers à dire qu'après le délai généreusement accordé, si ce roi ne donnait pas enfin satisfaction, il faudrait sans miséricorde le frapper d'ana-thème1. » Cette parole de Berthold justifie mieux que tout ce que nous pourrions dire l'attitude du grand pape et la sagesse de sa politique. Les plus dévoués partisans de Henri étaient contraints de dissimuler leurs véritables sentiments et de prodiguer à Grégoire VII des hommages dont ils se fussent dispensés en toute autre circonstance. C'est ainsi que le nouveau patriarche d'Aquilée remit au synode un acte de soumission conçu en ces termes : « De cette heure et à l'avenir je serai fidèle au bienheureux Pierre et au pape Grégoire ainsi qu'à ses successeurs légitimement élus par la saine partie du collège des cardinaux3. Je n'entrerai ni directement par voies de fait ni indirectement par mes conseils dans aucun complot contre leur vie, leur liberté ou leur

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1. Berthold. Constant., Annal, col. 812.

2. Berthold. Constant-, col. 427.

3. Suisque suecessoribus qui per meliores cardinales intraverint. Cette clause introduite dans la formule du serment prouve que dès cette époque la scission entre les cardinaux fidèles et ceux qui avaient embrassé le parti de Hugues le Blanc et de Wibert de Ravenne était un fait de notoriété publique.

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autorité pontificale. Je me rendrai aux réunions synodales où ils m'auront convoqué soit par lettres soit par l'intermédiaire des légats et j'obéirai canoniquement à leurs sentences. Je défendrai de tout mon pouvoir les domaines temporels du souverain pontificat et les droits régaliens de saint Pierre. Les secrets qu'ils jugeront à propos de me communiquer seront par moi gardés religieusement et je ne les trahirai en faveur de qui que ce soit. J'accueillerai avec honneur et assisterai de toute ma puissance les légats apostoliques qui passeront dans ma province. Si j'en suis requis, je fournirai à l'église romaine l'appui des troupes qui relèvent de mon commandement. Ainsi ferai-je, et me conformerai à chacune de ces obligations sauf le cas où j'obtiendrais dispense expresse 1. » Après ce serment, le patriarche reçut des mains de Grégoire VII l'anneau et le bâton pastoral, comme pour mieux témoigner qu'il renonçait à l'investiture que Henri IV lui avait précédemment donnée. Un autre évêque, Gandulf de Reggio, fit également une promesse explicite de soumission au saint-siége. Après quoi, les précédents anathèmes contre la faction schismatique de Wibert de Ravenne furent solennellement renouvelés. Il en fut de même des décrets contre la clérogamie, auxquels le concile en ajouta un nouveau dont le texte ne nous est point parvenu, et qui condamnait comme apocryphes la prétendue lettre de saint Udalric d'Augsbourg au pape Nicolas Ier contre le célibat ecclésiastique et le récit également fabuleux d'après lequel saint Paphnuce au concile de Nicée aurait réclamé pour les prêtres le droit de se marier2. « Après ces diverses proclamations, dit Berthold, le seigneur apostolique prononça la clôture du synode et en indiqua un nouveau qui devait s'ouvrir dans la semaine de la Pentecôte (12 mai 1079) pour statuer définitivement sur la cause du roi Henri3. »

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1.Concil. Tom   VI; Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 813. 2. Berneld. Chron. Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 1378.  3. Berthold., col. 429.

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§ XII. Négociations et faits militaires.


67. Le roi parjure allait encore essayer de détourner la foudre spirituelle qui menaçait sa tête, il devait rencontrer des complicités coupables qui l'aideraient dans les ruses et les nouveaux stratagèmes de son astucieuse politique, mais tous ses efforts échoueront bientôt devant la droiture et l'inflexibilité du grand pape. « Sans perdre un instant, reprend Berthold, le seigneur apostolique fit partir pour l'Allemagne deux légats, le vénérable Pierre Igné cardinal d'Albano et Udalric évêque de Padoue, auxquels il adjoignit le nouveau patriarche d'Aquilée. Ils devaient faire connaître au roi Henri les décisions synodales, fixer avec lui le lieu et l'époque de la future diète germanique, lui prescrire de suspendre dans l'intervalle toute espèce d'opérations militaires, de rétablir sur leurs sièges et dans leurs biens les évêques spoliés ou bannis, enfin de choisir immédiatement sept des seigneurs les plus considérables de sa cour pour venir à Rome chercher les légats que le pape désignerait comme présidents de l'assemblée nationale 1. » Ainsi enveloppé dans un réseau de précautions aussi sages que prévoyantes, Henri ne pouvait plus échapper longtemps. Les modernes écrivains qui semblent s'être mis l'esprit à la torture pour incriminer tous les actes de Grégoire VII lui reprochent le choix des légats chargés de cette importante mission. « Ce choix, inspiré sans doute, disent-ils, par les partisans de Henri ne fut pas heureux. Pierre Igné avait la simplicité de la colombe mais Udalric de Padoue avait la finesse du serpent et enfin le nouveau patriarche d'Aquilée était un traître2.» Il serait difficile, n'en déplaise aux modernes critiques de trouver un légat plus digne que

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1. Berthold. Constant., lac. cit., col. 429.

2. Cours complet d'hist. ecc/és., tom. XIX, col. 1226. Le docteur Voigt commit ici une méprise assez singulière. Il confond saint Pierre Igné cardinal évêque d'Albano, chargé de cette légation en Allemagne, avec saint Pierre Damien cardinal évêque d'Ostie, lequel était mort, comme nous l'avons vu précédemment, le 22 février 1072.

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saint Pierre Igné du choix de Grégoire VII. Le moine qui n'avait pas tremblé devant les flammes du bûcher de Florence était, croyons-nous, de taille à affronter les menaces ou les séductions de Henri IV. Son collègue Udalric de Padoue ne montra point la même fermeté, mais il était impossible de le prévoir avant l'événement. Sa conduite au dernier synode, où l'hérésiarque Bérenger le signale comme un des membres les plus influents, avait dû plus particulièrement fixer sur lui l'attention du pape. Quant à l'intervention du patriarche d'Aquilée, elle était en quelque sorte indispensable. La route que devaient suivre les légats passait par la province dont il était non-seulement le métropolitain mais le gouverneur civil et militaire. Ses liaisons bien connues avec le roi Henri le rendaient pour ce dernier un intermédiaire agréable. De la part de Grégoire VII, un tel choix prouvait avec la ferme volonté d'atteindre enfin un roi qui se dérobait à toutes les négociations, l'exquise tendresse d'un père qui ménage jusqu'au bout la susceptibilité d'un fils trop longtemps rebelle. Que ceux-là osent le blâmer qui ne se souviennent pas de la règle divine de pardon, usque ad septuagies septies, donnée par Jésus-Christ lui-même à tous les papes en la personne du prince des apôtres. Mais avec tous ces ménagements de la charité paternelle Grégoire VII avait su concilier les exigences de la fermeté pontificale. Ni saint Pierre Igné, ni Udalric de Padoue, ni le patriarche d'Aquilée n'étaient autorisés à présider la future diète de Germanie. Leurs instructions très-strictement limitées se bornaient à mettre en demeure le roi si obstinément parjure de consentir enfin à cette diète et d'envoyer à Rome une escorte pour conduire sains et saufs en Allemagne les légats spéciaux que le pape choisirait pour le représenter lui-même. Réduite à ces termes, la mission spéciale du patriarche et des deux autres légats n'avait qu'une importance fort secondaire. En supposant que Henri fût parvenu à séduire ces trois personnages dont l'un au moins, saint Pierre Igné, était incorruptible, il n'eût en somme gagné que quelques mois de répit. Tel fut en effet l'unique résultat de ses nouvelles intrigues. Au lieu d'être définitivement condamné à l'époque de la Pentecôte 1079, il ne le

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fut qu'au carême de l'an 1080, grâce aux coupables manœuvres du patriarche d'Aquilée.

 

68. « Le patriarche était depuis longtemps admis dans l'intimité peu enviable du roi Henri, dit Berthold ; il n'hésita point à trahir pour elle le serment de fidélité qu'il venait de jurer au saint-siége et les devoirs sacrés que lui imposait son caractère de légat apostolique. De Rome même il dépêcha à Ratisbonne un message secret par lequel il révélait au roi toutes les mesures projetées, lui demandant ses instructions pour les faire échouer et l'assurant de son dévouement inviolable. Prévenu de la sorte Henri eut recours à ses expédients ordinaires. Il enjoignit au patriarche de retarder par tous les moyens possibles l'arrivée des légats en Allemagne ; en même temps pour se donner l'apparence d'entretenir avec le pape les relations les plus amicales, il fit partir pour Rome un de ses plus habiles confidents, Benno évêque d'Osnabruck, lui laissant toute liberté de donner en son nom toutes les assurances de fidélité et d'obéissance au saint-siége qu'il plairait au souverain pontife d'exiger. Ce procédé lui avait réussi tant de fois, ajoute le chroniqueur, qu'il en espérait encore le même succès, mais Benno d'Osnabruck échoua complètement devant la fermeté du seigneur apostolique. Grégoire VII voulait des actes et non plus des paroles. Cependant le patriarche d'Aquilée retint dans sa province les deux légats Pierre Igné et Udalric de Padoue sous prétexte que les passages des montagnes n'étant pas sûrs il lui fallait le temps de les faire occuper par une ligne de troupes régulières. On gagna ainsi l'époque des fêtes de Pâques (24 mars 1079). Henri les célébra à Ratisbonne au milieu d'une puissante armée réunie en toute hâte et à la tête de laquelle, sans aucun respect pour la trêve ordonnée par le synode romain, il dévasta la Souabe, la Bavière et la Carinthie. La Souabe était on le sait le duché héréditaire de Rodolphe. Henri en donna officiellement l'investiture au comte Frédéric de Buren, aïeul de la future maison impériale des Hohenstaufen1. »

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1.         Berthold. Constant., col. 430.

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69. Rodolphe était à Goslar quand la nouvelle de cette brusque agression lui parvint en même temps qu'une autre plus cruelle encore, celle de la mort de la reine Adélaïde son héroïque épouse. Adélaïde fille de la duchesse de Savoie et belle-sœur de Henri IV alliait à la piété d'une chrétienne un courage viril ; depuis deux ans elle soutenait à main armée la cause du roi son époux dans la province de Constance. Souvent assiégée ou fugitive de château en château, elle se maintint à travers toutes les vicissitudes de la bonne et de la mauvaise fortune. Mais sa santé ne résista point à tant de fatigues. « Atteinte d'une fièvre qui devait être incurable, dit Berthold, elle se prépara à la mort avec la même sérénité qui avait marqué tous les actes de sa vie, et remit dévotement son âme aux mains du Christ son Seigneur. Oh ! qu'elle soit heureuse dans l'éternité cette grande âme ! s'écrie le chroniqueur qui semble par cette exclamation attendrie nous indiquer qu'il assista aux funérailles de la pieuse reine, « accomplies avec un appareil assez somptueux, dit-il, au monastère de Saint-Blaise 1. » Ainsi veuf avant le temps, dépouillé de ses domaines héréditaires, attaqué contre toute justice par un compétiteur déloyal, Rodolphe ne pouvait plus compter que sur la fidélité des Saxons : elle ne lui fit point défaut. On eût dit que par leur empressement à venir célébrer avec lui la fête de Pâques à Goslar tous voulaient consoler leur roi de son deuil personnel et assurer des compensations aux malheurs publics par la perspective de prochaines victoires. Le duc Welf de Bavière à la tête d'un corps de troupes saxonnes conduisit le jeune fils de Rodolphe et d'Adélaïde, nommé Berthold, à Ulm et le fit reconnaître comme duc héréditaire de la Souabe. Frédéric de Buren essaya vainement de lui disputer la possession de cette ville et fut contraint de laisser le duché à son légitime titulaire. La campagne s'ouvrait donc pour les Saxons sous d'heureux auspices : une alliance royale vint augmenter leur allégresse ; Rodolphe fit épouser sa fille la princesse Agnès au jeune duc de Carinthie Berthold que la mort de son père venait de mettre en

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1. Berthold. Annal., col. 430.

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possession de cette province si dévouée à la royauté saxonne.

 

   70. Ce fut seulement alors et à l'époque des fêtes de la Pentecôte (12 mai 1079) que les deux légats apostoliques Pierre Igné et Udalric de Padoue si longtemps retenus par les intrigues du patriarche d'Aquilée arrivèrent enfin à Ratisbonne. Le patriarche les accompagnait lui-même pour être plus à portée d'entraver leurs négociations et les empêcher d'aboutir. « Henri fit un accueil glacial aux envoyés pontificaux, dit Berthold; il daigna à peine du bout des lèvres répondre quelques paroles insignifiantes aux communications officielles qu'ils avaient ordre de lui transmettre. Quant aux engagements pris en son nom et jurés solennellement au dernier concile par ses ambassadeurs, il ne parut même pas en avoir connaissance. Il finit cependant, à force de sollicitations et de prières, par consentir à une conférence où l'on poserait de concert avec les Saxons des bases de paix. Aussitôt qu'ils lui eurent arraché cette promesse, les légats adressèrent des messages à Rodolphe et aux autres chefs saxons, à Welf de Bavière et aux principaux seigneurs de la Souabe, leur donnant rendez-vous pour les premiers jours du mois de juillet à Fritzlar où se devait tenir la conférence. Toujours empressés à suivre les ordres du seigneur apostolique, dit le chroniqueur, les Saxons se mirent en route sur-le-champ. Henri avait poussé sa perfide condescendance jusqu'à envoyer une escorte qui devait garantir au duc Welf de Bavière et aux seigneurs de la Souabe la sécurité du voyage. C'était un nouveau piège: l'escorte annoncée se changea en une armée hostile qui leur barra le chemin. Un guet-apens du même genre était préparé contre les Saxons. Ils avaient à peine mis le pied hors de leurs frontières qu'une horde de Bohémiens se précipita sur leur pays, livrant tout le territoire à feu et à sang. Les Saxons revinrent sur leurs pas et firent prompte justice de ces bandits. Dans ces conditions la conférence de Fritzlar ne pouvait être qu'une déception nouvelle. « Les légats apostoliques, dit Berthold, n'y trouvèrent que l'archevêque Sigefrid de Mayence et quelques autres seigneurs du parti de Rodolphe, lesquels leur tinrent ce langage ;  « Le roi notre maître et tous les Saxons ses fidèles

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sujets sont prêts à obéir en tout aux ordres du seigneur apostolique. Ils observeront scrupuleusement la trêve promulguée par le concile romain, ils se présenteront à la diète qui doit par un jugement définitif terminer tant de troubles et de discorde, ils en accepteront la sentence quelle qu'elle soit, mais à la condition absolue que leurs adversaires prenant les mêmes engagements, on échangera de part et d'autre, à ce sujet des serments et des otages. Après l'expérience tant de fois renouvelée de la perfidie et des trahisons du roi Henri, il nous serait impossible d'agir autrement. » Le patriarche d'Aquilée, sans craindre de démasquer sa complicité vénale avec le tyran, repoussa cette demande comme inutile et injurieuse. Mais il dut céder devant l'attitude des deux autres légats qui reconnurent la justice et l'opportunité d'une pareille requête. Les représentants de Henri et le patriarche d'Aquilée lui-même s'engagèrent à la faire accepter par leur maître, et l'on fixa à la prochaine fête de l'Assomption (15 août 1079) une réunion solennelle des deux rois à Wurtzbourg l.

 

   71. Mais quand les légats apostoliques de retour à Ratisbonne  avec le patriarche d'Aquilée firent connaître à Henri les conditions que ses représentants venaient d'accepter en son nom, ils le trouvèrent fort peu disposé à y souscrire. Sa réponse qui nous a été conservée par Berthold est un chef-d'œuvre d'hypocrite fourberie et de tyrannique orgueil. « Par respect et par amour pour le seigneur pape, dit-il, je consentirai à faire grâce aux Saxons, à couvrir du voile de l'oubli leurs injures passées sans poursuivre plus loin ma juste rigueur, mais c'est à la condition qu'ils ne tarderont pas davantage à venir implorer ma clémence et à faire une humble soumission. Telle était ma pensée lorsque j'autorisai mon ambassadeur près du concile romain à jurer en mon nom, sous peine d'anathème, que ni moi ni personne autre avec mon autorisation ne mettrait obstacle à la réunion de la diète. Autrement non. » Après cette déclaration péremptoire, il ne fut plus question d'échange de serments ni d'otages. Bien qu'habitués aux trahisons du roi

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1.Bert'joid. Constant., col. 432-433.

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parjure, dit Berthold, les princes saxons et souabes trouvèrent celle-ci véritablement monstrueuse. Ils protestèrent solennellement contre cette nouvelle félonie, et prenant Dieu à témoin de la justice de leur cause ils s'abstinrent de paraître à Wurtzbourg. Henri au contraire rassemblant tous les évêques et seigneurs ses complices se rendit en pompeux appareil dans cette ville pour l'époque indiquée. « J'obéis au seigneur apostolique, disait-il. Suivant ses ordres je veux comparaître à la diète convoquée par son autorité sous peine d'excommunication contre les contumaces. » Les deux légats corrompus, dit-on, à force d'argent, ou peut-être terrifiés par les menaces, ajoute le chroniqueur, faisaient partie de l'escorte et arrivèrent à Wurtzbourg avec le tyran. On ouvrit donc le jour de l'Assomption cette diète ou synode dérisoire, synodo hac simulatoria, dont tous les membres, tous les orateurs, étaient à la dévotion et aux gages de Henri. Quand tous eurent pris place, il se leva de son trône et s'adressant aux légats apostoliques implora leur appui contre les rebelles, les factieux, les perturbateurs de son royaume. Sa voix prit l'accent ému et suppliant, pour leur demander à plusieurs reprises de fulminer contre Rodolphe et ses fauteurs l'anathème apostolique. Ses orateurs soudoyés reprirent le même thème en y ajoutant des considérations diverses et souvent même contradictoires, ce qui n'empêchait pas l'assemblée d'éclater en applaudissements et de réclamer à grands cris une sentence d'excommunication contre Rodolphe. « Il a désobéi au saint-siége, disaient toutes ces voix mercenaires. Son absence et celle de ses représentants le constituent manifestement en rébellion, tandis que notre roi donne l'exemple d'une obéissance filiale et comparaît sans crainte à la diète convoquée par le seigneur apostolique. » Au milieu de ces vociférations et de ces clameurs étourdissantes, les légats auraient dû «s'inspirant, dit Berthold, d'un souffle généreux de liberté et d'indépendance chrétienne, faire entrer tous ces mensonges dans la gorge des blasphémateurs. » Ils n’eurent pas ce courage; au lieu d'affronter le péril et de le dompter par une noble énergie ils préférèrent le tourner. « Nos instuctions, dirent-ils, ne nous autorisent point à trancher la ques-

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p357 CHAP.   III.   —  NEGOCIATIONS  EN  FAITS   MILITAIRES.

 

tion ; elles se bornent simplement à fixer d'un commun accord le lieu et le jour où les deux partis comparaîtront dans une diète générale sous la présidence du pape ou celle de ses délégués. C'est uniquement dans ces termes que notre mission est délimitée. Nous avons l'ordre de rendre compte au seigneur apostolique des dispositions de l'un et l'autre parti; mais il nous a été interdit formellement de nous constituer juges; le seigneur apostolique s'est réservé d'envoyer de Rome, quand il en sera temps, les hommes de sa droite qu'il trouvera dignes de le représenter dans cette circonstance exceptionnellement grave. » Par ce biais, reprend Berthold, ils parvinrent non sans grande peine à apaiser le tumulte. Mais ils ne comprenaient que trop l'obstination de Henri et l'impossibilité de le ramener jamais à résipiscence. Ils voyaient de leurs yeux combien justes et légitimes avaient été les sentences d'excommunication antérieurement portées et ils gémissaient au fond du cœur d'avoir été amenés par les circonstances à communiquer avec lui et avec ses fauteurs. Henri n'ayant pu en obtenir autre chose leva la séance, et cet «anathématique conciliabule ouvert sous de si tristes auspices ne fit que redoubler la fureur du tyran l. »

 

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