Les Juifs 11

Darras tome 7 p. 224

 

48. Après ces arguments ad hominem, qui entraient dans le vif de la controverse, saint Justin démontre que la loi mosaïque n'était point universelle ; qu'elle était essentiellement temporaire et figu­rative. «Avant Abraham, dit-il, la circoncision n'existait point, et cependant Dieu recevait les offrandes d'Abel, celles d'Henoch, de Melchisédech, et de tant d'autres justes, dont l'Écriture nous a con­servé l'histoire. Donc, la circoncision n'est point en soi une pratique de nécessité absolue3. Il en est de même des restrictions apportées par la loi de Moïse, à l'usage de certains aliments : Noé, cet homme juste, avait reçu du Seigneur la permission d'user de la viande des animaux, sous la seule réserve de ne pas manger le sang avec la chair de la victime. La loi de Moïse distingue entre les animaux

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1. Dialog., 16. — 2. Id., 17. — 3. M., 19.

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p225 DIALOGUE DE  SAINT JUSTIN  AVEC  THTPHON.     

 

purs et impurs 1. En dehors des motifs naturels de cette distinction, il est évident que le législateur voulait surtout vous prémunir contre la tendance déplorable qui vous portait sans cesse à l'oubli de Dieu. « Ce peuple, disait-il, a mangé et bu ; et maintenant il s'est levé pour courir à des fêtes sacrilèges1. » On multipliait les barrières autour de vous, pour vous retenir sur la pente de l'ido­lâtrie, où glissaient, comme d'eux-mêmes, vos cœurs incirconcis. Telle est la raison de l'institution du sabbat3, des sacrifices et des oblations, praticables seulement dans le temple de Jérusa­lem4. S'il en était autrement, et si vous refusiez d'admettre ce principe, vous arriveriez à cette conséquence absurde, que la jus­tice de Dieu change avec les époques ; autre, au siècle d'Henoch et des premiers patriarches, qui ne connurent ni circoncision, ni sabbats, ni cérémonies rituelles ; autre, au siècle de Moïse, qui établit ou ratifie ces diverses institutions. Le ridicule d'une sem­blable hypothèse saute aux yeux : il est donc vrai que Dieu ne change point ; il est toujours le même ; seulement sa providence, attentive aux besoins des hommes, leur ménage en chaque temps le gouvernement le plus approprié à leur salut. Voulez-vous une preuve plus saisissante encore du caractère purement symbolique de la circoncision, qui n'a jamais été qu'un signe et non un sacre­ment efficace, produisant par lui-même la justice et la sainteté? On ne circoncit point les femmes; cependant Dieu les appelle, comme nous, à la sainteté et à la justice. La circoncision n'opère donc point la régénération spirituelle5. Comprenez donc enfin la vérité que je proclame. Le vieux sang de la circoncision s'est aigri; nous avons foi au sang du Rédempteur. Le Testament nouveau, la loi nouvelle, est sortie de Sion. Jésus-Christ donne, à quiconque la désire, la vraie circoncision, qui fait, de ses disciples, la nation juste,

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1. Nous avons insisté sur la portée réelle de celle interdiction, tome I. pag. 311. A mesure que le lecteur avance, dans l'étude de l'histoire de l’Église proprement dite, il peut observer que celte histoire est intimement liée à celle du Testament Ancien. On ne saurait comprendre l'une, sans connaître l'autre; de même qu'on ne peut, en histoire naturelle, décrire scienti­fiquement un arbre dont on ne connaît pas la racine.

2.Exod., xxxn, 6; Dialog.,20. — 3. Dialog., 21—4. Id., 22.-5. Id. 2S.

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p226       pontiti^at de saist anicet (150-161).

 

le peuple fidèle, dépositaire de la vérité, gardien de la paix . Viendra le jour où Israël, qui se croit en ce moment l'unique héri­tier d'Abraham, le fils privilégié des promesses, nous enviera une petite place, dans cet héritage qui nous est réservé ! — Que dites-vous ! s'écriaTryphon ; nous croyez-vous tous exclus de l'héritage, sur la montagne sainte de Dieu2?—Je ne dis pas cela, répliquai-je. Mais tous ceux qui ont persécuté, ou persécutent encore le Christ, et qui ne feront point pénitence, seront bannis de cet héritage céleste. Les gentils au contraire, s'ils embrassent la foi du Christ et font pénitence de leurs péchés, y seront admis avec les patriarches, les prophètes et tous les justes issus de la descendance de Jacob. Ils y seront admis, sans avoir observé ni les sabbats, ni la circoncision, ni les néoménies. Isaïe l'a prophétisé, quand il disait : « Moi, Jéhovah, ton Dieu, je t'ai appelé pour faire éclater mes justices ; je te prendrai par la main et te confirmerai dans ma force. Tu seras le Testament du genre humain, la lumière des gentils, pour ouvrir les yeux des aveugles, faire tomber les chaînes des mains des captifs, et arracher aux noirs cachots de l'erreur les peuples assis dans les ténèbres3. » —Vous choisissez, dans les prophètes, objecta Tryphon, tous les passages qui semblent ap­puyer votre thèse. Pourquoi passer sous silence tant d'autres oracles qui prescrivent expressément l'observation du sabbat? Voici, par exemple, une parole d'Isaïe : « Si tu observes strictement le repos du saint jour, si tu fais tes délices du sabbat de ton Dieu, le Seigneur dirigera ta voie dans l'abondance et te fera trouver le bonheur dans l'héritage de Jacob, ton père4. » — Je n'ai certes point, répondis-je, l'intention de dissimuler ces passages, qui n'af­faiblissent en rien mon argumentation. Tant que dura l'Ancien Testament, sa loi fut obligatoire ; les prophètes ne l'abrogeaient point; ils devaient la faire respecter, comme l'avait fait Moïse. Leur langage est en tout semblable au sien ; comme lui, ils insistent pour vous faire comprendre le caractère figuratif, transitoire et

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1. Di'iiog., 24. — 2. Ici., 25  3. Isa., XLU, 6, 7; Dialog., 26. — 4. Im.( LVUI, 1,1'

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p227 CHAP.  H.     DIALOGUE  DE  SAIKT JÏ.STIN  AVEC TRYPHON.      

 

spirituel de cette loi, que la dureté de vos cœurs, ainsi qu'ils le ré­pètent si souvent, vous porte toujours à interpréter dans un sens charnel. Il n'y a donc aucune opposition entre les passages où l'on rappelait vos aïeux à l'observation de la loi ancienne, et ceux où l'on prédisait la promulgation d'une loi nouvelle par le Messie 1. Et maintenant qu'il a plu au Seigneur de manifester sa miséricorde parmi les nations ; qu'il a visiblement rejeté vos sacrifices, pour recevoir notre oblation pure ; qu'avons-nous besoin du signe de la circoncision, quand nous avons pour nous le témoignage de Dieu lui-même? A quoi nous servirait ce bain de sang, quand nous sommes baptisés dans l'Esprit-Saint? Il me semble que ces faits sont évidents ; ces vérités sont accessibles à l'intelligence la moins perspicace. Car enfin, ce n'est pas ma parole, plus ou moins habile, que je vous apporte ici ; ce que je vous annonce, David le chantait dans ses Psaumes; Isaïe l'a prophétisé; Zacharie le prédisait; Moïse l'a écrit. Vous ne sauriez le méconnaître ; ces témoignages sont consignés dans vos Écritures, ou plutôt dans les nôtres ; car nous lisons les Écritures d'un cœur docile, et vous les lisez sans vouloir en admettre le sens. »

 

   49. Arrivé à ce point de la controverse, saint Justin avait victo­rieusement démontré que l'ensemble de la législation mosaïque, l'enseignement des prophètes et la croyance unanime de tous les justes, s'accordaient, pour annoncer un Testament nouveau, qui remplacerait le premier, embrasserait toutes les nations et tous les peuples sous une loi nouvelle, et serait substitué au rituel de Moïse, mais la question capitale restait encore entière. Le Messie était-il venu, ou non? Le philosophe chrétien aborde enfin cette discus­sion fondamentale. Après avoir solidement établi, par les témoi­gnages de Daniel3, de Jérémie 4, d'Isaïe5 et de David6, la distinction précédemment indiquée 7 entre les deux avènements du Messie, l'un dans l'humiliation, l'autre dans la gloire, il fait ressortir le ca-ractère d'universalité de la doctrine dn Christ, « laquelle, dit-il,

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1. Dialog., 27. — 2. Dialog., 29. 3. Daniel, ni. 9-28; Dialog,, 31. — 4. Jerem 22; Dialog., 32.-5. isa-j XXIS) 14; V1> 10; Dialog., 32, 33.— 6. Psalaa., eu, ; Dialog., 32-34. — 7. Cf. n. 47 de ce présent chapitre.

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p228      PONTIFICAT  DE  SA1HT AfflCET  (150-1G1),

 

a déjà fait le tour du monde 1, » et l'héroïsme manifestement divin des convertis de la gentilité, qui affrontent tous les supplices et la mort elle-même, en confessant la divinité de Jésus rédempteur2. « Il y a cependant, objecta Tryphon, parmi ceux qui reconnaissent notre Messie et se disent chrétiens, un grand nombre d'hommes qui ne font aucune difficulté de sacrifier aux idoles, de manger la chair des victimes immolées aux faux dieux. On me l'a assuré ; on pré­tend même qu'ils font, à ce sujet, des plaisanteries d'assez mauvais goût, disant qu'ils ne s'en trouvent pas plus mal. — Voici, reprend saint Justin, comment je répondis à cette objection : Il y a réelle­ment des hommes qui se disent chrétiens, qui reconnaissent pour le Messie le crucifié Jésus, et qui cependant ne suivent point sa doctrine et s'abandonnent au souffle de l'esprit d'erreur. Mais, loin d'ébranler la foi des véritables disciples de Jésus-Christ, cette con­duite des hérétiques ne fait que la confirmer davantage, parce que Jésus-Christ l'avait solennellement prédite. « Il y aura, disait-il, des schismes et des hérésies parmi vous3. Plusieurs viendront à vous, sous la peau de brebis, et seront des loups ravisseurs4. Gar­dez-vous de ces pseudo-prophètes. Vous verrez surgir de faux Christ, de faux apôtres, et ils séduiront un grand nombre d'âmes5. » La prophétie s'est réalisée. Il s'est élevé en effet parmi nous des sectes qui se prétendent chrétiennes, mais que nous distinguons par le nom de leurs auteurs. Elles ont les doctrines les plus diverses, tant sur la nature du Dieu créateur, que sur le caractère du Messie ; il en est qui ne sont qu'un tissu de blasphèmes contre le Dieu d'Abraham, d'isaac et de Jacob. Pour nous, nous ne communi­quons avec aucun de ces hérétiques ; nous les considérons comme des impies ou des athées ; ils se placent eux-mêmes en dehors de notre loi et ne conservent du Christ que le nom, sans la doctrine ni les œuvres. Ce sont ceux-là qui commettent les actes idelâtriques

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1 MîXf 'rûv sef&rwv tïj; otxoutiÉvr,; èôKaïAsviïsv. S. Justin tenait ce langage en l'an 150; comment concilier sa parole avec la prétention des critiques qui ne font évangéliser la Gaule qu'en l'an 250, sous l'empereur Dèce ?

2.Dialoq., 3't. —3. Matth., XVHI, 1; I Cor., si, 19 – 4. Mattk., vu, iS. — 5. Mattli., xxiv, 11.

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p229 CHAP.   II.   — DIALOGUE  DE  SAINT  JUSTIN  AVEC  TRTPHOM.       

 

dont vous parlez. Ils participent, sans scrupule, à des festins sacri­lèges, dans les temples des faux dieux. Disciples de Marc, de Valentin, de Basilide, ou de Saturnin, ils se divisent en autant d'écoles qu'ils ont de chefs ; mais leur existence, prédite par Jésus-Christ, ne fait que confirmer notre foi. Quand nous sommes dé­noncés et mis à mort par ces faux frères, et nos proches eux-mêmes, il nous souvient que Jésus-Christ nous l'avait annoncé à l'avance. Voilà pourquoi je vous supplie, en ce moment, de faire trêve à votre haine irréfléchie et à vos préjugés nationaux pour examiner sérieusement les  prodiges de conversion, les  miracles vraiment divins qui s'opèrent chaque jour, au nom du Sauveur Jésus-Christ. Cessez donc de blasphémer ce nom auguste, et, en partageant notre foi, entrez avec nous dans le chemin du salut éternel (1). »

 

  50. Nous avons dit que le dogme de l'unité divine, cette base fonda­mentale de la  foi judaïque, paraissait, aux Hébreux, directement op­posé à celui de la divinité du Messie. Saint Justin s'attache à relever tous les passages de l'Ancien Testament qui établissent la distinction des personnes divines, dans l'adorable Trinité2. Cette partie de son argumentation était capitale pour ses interlocuteurs. Les fils de Jacob n’admettaient pas même la possibilité de discuter ce point de doc­trine. On se rappelle la dernière parole d'Akiba mourant : «Écoute, Israël ; Jéhovah est ton Dieu ; Jéhovah est un3. » Tryphon résume énergiquement cette pensée nationale ; il interrompt saint Justin et lui dit : « Je comprends toute la sagesse de nos docteurs, quand ils nous défendent d'entamer une controverse avec les chrétiens, ou même de prêter l'oreille à leur conversation. Quelle impiété de prétendre qu'un homme, un crucifié, puisse être Dieu4 ! » L'apo­logiste avait donc à prouver, d'une part, que les prophètes annon­çaient la divinité du Messie, et, d'autre part, que cette divinité n'al­térait point le dogme de l'unité divine. « Depuis la Genèse jusqu'aux Proverbes, dit M. Freppel, il discute les textes qui supposent, à côté du Père de toutes choses, une deuxième personne également

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1. Dialog., 35. — 2. ld., 36 et seqq., 55-65. — 3. Cf. chap. précédent, n. 50. —• 4. Dialog., 38.

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p230       PONTIFICAT  DE  SAINT  ANICET  (150-lb.y.

 

divine engendrée par le Père, laquelle, après avoir préludé à son incarnation par des apparitions momentanées, devait paraître au milieu des hommes, sous forme humaine, pour établir son règne parmi eux. On peut sans nul doute contester la valeur absolue de quelques-unes des preuves de la Trinité, que saint Justin tire de l'Ancien Testament; mais, à part quelques inductions trop subtiles, sa thèse n'offre prise à aucune attaque sérieuse : la divinité du Messie est clairement proclamée par les prophètes, et le dogme de la Trinité est insinué dans tous les passages de la Bible qui suppo­sent l'existence de plusieurs personnes, dans l'unité d'une même nature 1. » Les objections de Tryphon se multiplient, sur ce nouveau terrain. Si le philosophe chrétien parle de l'effusion du Saint-Esprit sur le monde, qui se manifeste au sein de l'Église par les dons extraordinaires (karismata) de guérisons, de prophétie, de science miraculeuse2, le Juif lui répond brutalement : «Voilà une véritable folie, permettez-moi de vous le dire 3 ! » Mais c'est sur­tout le fameux texte d'Isaïe : Ecce virgo concipiet 4, qui devient l'objet d'une discussion ardente. Saint Justin se sert de la version des Septante ; il lit ainsi ce passage, dans la traduction des inter­prètes grecs : « Voici qu'une vierge concevra et enfantera un fils, dont le nom sera Dieu avec nous (Emmanuel). » On saisit tout d'abord l'importance d'une telle prophétie, dans la controvers entre le judaïsme et l'Église. Tryphon objecte que le terme hébreu Alma n'emporte pas exclusivement le sens de Vierge, et qu'il peut s'appliquer à toute jeune femme qui devient mère pour la première fois. La Synagogue, encore aujourd'hui, soutient la même thèse. Mais, réplique saint Justin, pourquoi vos pères, jusqu'à l'époque évangélique, ont-ils accepté l'interprétation des Septante, et admis sans conteste, l'expression de vierge, comme équivalent du mot hébreu? Pourquoi les Septante, évidemment désintéressés dans la question, l'ont-ils traduit de la sorte? Pourquoi n'avez-vous jamais songé à élever des difficultés sur ce point, sinon depuis que la

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1. Freppel. S. Justin, pag. 389. — 2. Dialog., 39. — 3. id.. ibid. 4. Isaïe«U, 14.

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p231 CHAP.   II.   — DIALOGUE DE   SAINT  JUSTIN AVfcU TRYPHON.      

 

Vierge Marie a mis au monde le Dieu fait homme ? Voyez d'ailleurs par combien de côtés se trahit ici votre mauvaise foi. « Le Seigneur dit à Achaz par la bouche d'Isaïe : Tu hésites à croire ma parole. Demande-moi un signe, un miracle, soit sur la terre, soit dans les cieux. — Achaz répend : Je ne demanderai point de miracle ; je ne veux point tenter le Seigneur. —Et le Prophète inspiré reprend : Écoutez donc, maison de David. Le Seigneur vous donnera de lui-même ce miracle que vous ne demandez pas : Voici qu'une vierge concevra et enfantera un fils. » C'est là en effet un miracle, que la maternité puisse s'allier avec la virginité sans détruire celle-ci. Mais, si le Prophète eût dit, comme vous le prétendez : « Voici qu'une femme concevra et enfantera un fils, » ou serait le prodige ? où serait le miracle? où serait le signe qui fera reconnaître l'Emmanuel, le Dieu avec nous ? C'est ainsi que vous êtes contraints d'altérer les Écritures, de leur prêter des non-sens, parfois même de les mutiler, pour couvrir votre incrédule obstination. » Ici saint Justin affirme que les Rabbi, en haine de la croix, ont déjà fait disparaître du Psaume CXV les paroles significatives du texte Regnavit Dominus a ligno 1, retranchant les deux dernières expressions. Il les accuse encore d'avoir complètement supprimé le passage suivant d'Esdras: « Esdras dit au peuple : Cette Pâque, c'est notre Sauveur, notre refuge. Si vous avez l'intelligence et si vous savez discerner la vérité, comprenez cette prophétie : Viendra un temps où nous abreuverons d'ignominies le Sauveur qui nous aura été donné

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1 L'Épître authentique de saint Barnabé fait allusion à cette parole du Psaume : 'H 6oc<n).£ia 'It,<joO hA Ç-i>.u. (S. Barnab., Epist., Mss. Siuaïtic., f'.ïlio 137 bis, colon. 4, \n. 10.) Tertullieu, dans son Livre Adversus Judaeos cap. x, s'exprime ainsi : Age nunc, si legistis pênes Prophelam in Psalmis Btoninns regnavit a ligno, exspecto quid intelligas, ne forte lignarhim alignent regem significari putetis et non Christum, qui exinde a passione crucis superali morte regnavit. On sait que saint Ambroise et saint Augustin lisaient de même ce passage de David. Cela n'a point empêché les auteurs des liturgies nouvelles de le retrancher de l'hymne Vexilla Régis, avec la même intelli­gence qu'ils avaient montrée en supprimant, de la prose Dies ira, le vers : Teste David cum Sibylla. On comprendra un jour quelle profonde ignorance de notre passé chrétien se cachait sous la prétendue science de l'école de Baillet et de Lauuov.

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p232      PONTIFICAT  DE SAINT  ANICET  (450-161).


comme un signe de contradiction. Si du moins nous reconnaissons ensuite notre erreur, et si nous plaçons en lui notre espérance, ce lieu ne sera plus jamais dévasté. Voilà ce que dit Jéhovah le Seigneur. Mais, si vous persistez à ne pas croire en lui, si vous rejetez la prédication de sa doctrine, vous deviendrez le jouet des natons1. » Ce texte d'Esdras a en effet disparu aujourd'hui de tous les exemplaires de la Bible ; mais Lactance le citait encore, à l'époque de Constantin2. « Une autre parole de Jérémie offusquait vos docteurs, ajoute saint Justin; ils l'ont effacée. La voici : « Jéhovah, notre Dieu, s'est souvenu de ses morts du peuple d'Israël, endormis dans la terre de l'opprobre; il est descendu à eux pour leur évangéliser son Sauveur3. » —Nous ne comprenons pas comment la critique du XVIIe siècle a pu négliger, ou passer sous silence, ces accusations formelles, adressées par saint Justin à la perfidie judaïque. Nous avons sous les yeux une note latine d'un érudit de cette époque, qui se croit sérieux en s'exprimant ainsi : « N'en déplaise à saint Justin, ce ne sont point là des suppressions faites par les Juifs, mais des additions inventées par quelque faus­saire chrétien4. » Certes, si quelqu'un avait eu le droit de produire une pareille fin de non-recevoir et de la jeter à la face de saint Justin, c'eût été Tryphon lui-même. Or, Tryphon est beaucoup moins tranchant que notre critique posthume. Il se contente de répondre, avec une hésitation qui n'échappera à personne : «Si

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1 Voici le texte grec de ce passage d'Esdras, tel que saint Justin le lisait de son temps dans la version des Septante : Koù eïuev "EaSpa; XxS> toùto to llâff^a o Scotïip %wv, xal ^ xaTaçuy'l *ii"i>v. Kai èav Siavor,65jTS, xat avaSjj jjiâiv èîil tt)v xapSïav, ôtt |A£).).0[iev aù-rôv toitisivoûv h or^it?, ni (Uti tx-jtoi è).7tiïu)(J.ev èit* aOïiv, oO (i^ èpïipuoOvJj 6 TÔ^o; ofl-roi £Ï; tov â^zvta ypôvov » /iyïi 6 Oeo; t(3v 5uvdt;xsa)M. 'Eàv Se |A'^ marsûiTijTe ajxcô, j«]ôe 2l(jaxO'iaT,Te toû /.r/m p'jY[iaTo; aùtoO, itreufiô èitî%apfia toîç ë9vsai. tfiialog., V2.)

2. Lactaut., Institut, lib. IV, cap.xvm.

3. 'Ejj-vïjîâr) ôà KOpia; ô ©îo; àîto 'Iffparj). i3r> vexpiTw aùtoy tûv xexoipuiévwv tl; fijv x(ô[x,atoç • xac xam'S7) Ttpô; aùtoù; e'JaYY^taaî fl*' aOtoï; Tàirawrrçpiov oOtoû. {Dialog., "i2.)

4. Hœc ueria iorca, âoc jancn Justin! venid dixerim, non a Judœis resecta sunt, ted a!> aliqua christiano addita. (Otto, Nota in Dialog., édit. Migne, Patrol, grarc, tom. VI, col. 646.)

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p233 CHAP.   II.   — DIALOGUE  DE SAINT  JOSTIN  AVEC TRYPHON.       

 

les chefs de notre peuple ont ainsi altéré les Écritures, Dieu seul peut le savoir. Cela me semble pourtant incroyable1. » Ce qui ren­dait Tryphon si réservé, et ce qui aurait dû retenir, sur les lèvres du critique son injurieuse affirmation, c'est que saint Justin lui-même avait produit, sous les yeux de ses interlocuteurs, les preuves matérielles de la fraude judaïque. « Vos docteurs, disait-il, ont aussi essayé de supprimer un autre passage de Jérémie, ainsi conçu: «Je suis semblable à l'agneau qui se laisse conduire, sans se plaindre, au fer de l'exécuteur. Ils ont conspiré contre moi ; ils ont dit : Venez, empoisonnons le pain qu'il mange, faisons-le dispa­raître de la terre des vivants et que son nom ne laisse aucune trace dans les souvenirs2. » Mais, reprend l'Apologiste, il n'y a que peu de temps que vos Rabbi ont imaginé de faire cette suppression, en sorte qu'une multitude d'exemplaires portent encore aujourd'hui ce passage, et vous pouvez facilement vous en convaincre 3. » Cette tentative, prise sur le fait, relevée par un contemporain, signalée à un juif, ne soulève pas la moindre objection, de la part de Tryphon ni de ses amis. Leur silence vaut un aveu. Nous sommes donc en droit d'accepter comme véridiques les graves reproches que saint Justin adresse au rabbinisme. A mesure que la controverse avec les disciples de Jésus-Christ signalait à l'atten­tion des Juifs certains passages des prophètes, dont le sens était trop clair pour qu'il fût possible de se refuser à leur évidence, les docteurs de la synagogue cessaient de dicter ces passages dans leurs écoles. Les nouveaux exemplaires de la Bible se trouvaient ainsi mutilés. Mais ces altérations frauduleuses, portées tantôt sur un point, tantôt sur un autre, selon les besoins d'une cause déses­pérée, ne pouvaient atteindre, dans son entier, le monument des Écritures. Or, à moins de les effacer toutes, jusqu'au dernier iota, il est impossible de n'y pas retrouver à chaque ligne la figure ou la prophétie du Rédempteur.

 

 51. C'est ce que saint Justin prouve merveilleusement, dans la seconde partie du Dialogue, qui remplit le deuxième jour de la

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1. Ota/oy.,7i. — 2. Jerem., xi, 19. — 3. Dialog., 72.

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p234      PONTIFICAT DE SAIMT AN1CET   (150-161}.


conférence. De nouveaux auditeurs juifs avaient été amenés par Tryphon sur les bancs du Xyste d'Éphèse 1. Le philosophe chrétien reprend sommairement pour eux les points déjà traités la veille. Il insiste sur les figures de la croix dans l'Ancien Testament2; sur les merveilles de l'effusion de l'Esprit-Saint dans le monde, par le nom de Jésus-Christ 3. Tryphon revient encore à son objection favorite : « Je l'avoue, dit-il, et vous avez raison de le proclamer. Toute notre race attend le Messie, d'une foi ferme. Les passages de l’Écriture, cités par vous, ont trait à son avènement. Le nom de Jésus, le même que celui de Josué, conviendrait bien à un Christ. Mais quel prophète a jamais prédit que le Messie dût subir la mort ignominieuse de la croix? Maudit soit le crucifié, dit la loi de Moïse. Comment donc imaginer qu'un crucifié puisse être le Sau­veur? J'admets avec vous que l'Écriture nous parle des souffrances du Messie ; mais je ne connais aucun texte qui fasse allusion à cette croix maudite 4. » La croix faisait donc alors, comme au temps de saint Paul, le grand scandale des Juifs. Mais elle n'en était pas moins la réalisation divine de toutes les prophéties et de toutes les figures messianiques 5. Saint Justin les passe en revue, depuis le serpent d'airain, dressé par Moïse au désert, jusqu'à l'oracle si connu d'Isaïe : « J'ai les bras étendus sur ce peuple in­crédule et rebelle, qui s'obstine dans ses voies perverses6; » depuis le mode emblématique d'occision de l'agneau, étendu en forme de croix sur l'autel du sacrifice, jusqu'aux paroles de David : « Ils ont fouillé mes mains et mes pieds et compté tous mes os 7. » Après avoir fait rayonner, autour de la croix rédemptrice, toutes les splen­deurs du Testament Ancien, saint Justin entre dans l'examen comparé des prophéties messianiques avec les réalités de l'Evangile. La naissance du Dieu fait homme, qui choisit pour son avènement l'époque où le sceptre est tombé des mains de Juda; pour mère, une Vierge, fille de David, appelée à se faire inscrire dans le premier

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Kal Mvafjeaç Se tiç èvo[iaTi twv <7uve).06vtcûv crj-roï; t/j Ssu-répa -^(lÉpa. (D'mloq., 85.) — 2. ///.. SU. — 3 W., 87, 88. — 4. ld., S9. — 5. /<//, 94. — 6. là., 97; Isa., UV, 3. — 7. l'salin., XXI, lT;MUtlûg.3K„

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p235 CHAP.   II.   — DIALOGUE DE  SAINT JUSTIN  AVEC  TRYPHON.       

 

dénombrement que Rome victorieuse imposait à la Judée ; pour ber­ceau le prœsepium de Bethléem; pour premiers adorateurs des berers, ou des mages, guidés aux pieds de l'Enfant-Dieu par les anges et par une étoile miraculeuse; les fureurs impuissantes d'Hérode; lamentations maternelles dans Rama, lors du massacre des Innocents, la fuite en Egypte, tous les détails de l'enfance de l'Emmanuel1, se retrouvent, dans le Dialogue avec Tryphon, sous la même forme que que nous les lisons encore, au livre des Évangiles. Si, par im­possible, le texte de ces derniers était perdu, on serait à même de le recomposer, à l'aide du monument de saint Justin. Or, Tryphon, qui avait lu l'Évangile et qui le déclarait solennellement, n'élève aucune objection contre la véracité de son interlocuteur chrétien. Il le somme seulement de justifier chacun des détails de l'histoire évangélique par une prophétie correspondante, empruntée à l'Ancien Testa­ment. Saint Justin esquisse donc, avec les paroles des prophètes, le tableau figuratif du Messie, tel que nous l’avons nous-même pré­senté plus haut 1. Il fait ressortir chacun des traits marqués à l'avance, durant une période de quarante siècles, et en montre la conformité avec l'histoire évangélique. La vie du Sauveur, ses pré­dications, ses miracles, sa passion, sa mort, sa résurrection, s'illu­minent tour à tour de cette double clarté, émanant des oracles des Prophètes et du récit aussi simple que divin des Évangélistes. La thèse de saint Justin a servi de modèle à tous les apologistes qui ont depuis établi le dogme de la divinité de Jésus-Christ sur le fondement inébranlable du Testament Ancien. Restait un dernier point à éclaircir, vis-à-vis de ses interlocuteurs, c'était la supériorité de l'Église chrétienne sur la Synagogue, et la réalisation par l’Évangile des  promesses d'universalité et de durée immortelle faites à la descendance d'Abraham. Saint Justin consacre à cette discussion la dernière partie de son Dialogue 3. Il le termine par une considération finale, qui conserve tout son à-propos, même au­jourd'hui, et que nous avons eu plus d'une fois l'occasion de redire

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1. lAalog., 102 129. – 2. Cf, tom. IV de cette Histoire, pag  239-3*4.•3. Dialog.  130-itÛ.

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p236       PONTIFICAT DE SAINT ANICET  (150-161).

 

à des juifs modernes. « Je ne veux point, dit-il, que vous puissiez vous retrancher, comme il vous arrive souvent, derrière je ne sais quel désolant fatalisme. Vous prétendez que, les prophètes ayant prédit que le Christ devait être mis à mort et qu'il le serait par ses compatriotes, votre race s'est trouvée ainsi fatalement vouée au déicide; que, dès lors, la responsabilité ne saurait vous appartenir, dans des événements dirigés par une force supérieure et inéluc­table. C'est un sophisme. La prescience de Dieu, qui avait de toute éternité prévu cette défection et qui l'avait prédite dans le temps, n'a rien ôté à votre liberté d'action, comme peuple, ou comme individus. En sorte qu'aujourd'hui vous êtes pleinement libres, par la foi au Christ et par la pénitence, de rentrer dans le chemin de la miséricorde1.—Agrès avoir ainsi parlé, continue saint Justin, je mis fin à la discussion et gardai le silence. Tryphon paraissait plongé dans une méditation profonde. Il en sortit enfin et me dit : Ni vous ni moi n'avions concerté cette rencontre fortuite. Pour ma part, j'avoue que cette conférence m'a vivement intéressé, et je crois qu'il en est de même de mes amis. Nous y avons plus appris que nous ne le pensions et que nous ne pouvions l'espérer. S'il nous était donné de renouveler plus souvent des entretiens de ce genre, je crois que nous avancerions dans l'intelligence des Écritures. Mais vous nous avez dit que vous étiez sur le point de vous embarquer et que votre vaisseau n'attendait, pour mettre à la voile, qu'un vent favorable. Il faut donc nous quitter. Tous nos vœux vous accom­pagnent; faites-nous du moins la grâce de vous souvenir de nous, comme de véritables amis. —Je voudrais, lui répondis-je, que mon séjour ici pût se prolonger, et j'aurais une grande joie à poursuivre avec vous ces conférences. Mais me voici, par la grâce de Dieu, au moment de mon départ. Avant de prendre congé de vous, je vous en supplie, une dernière fois, ne vous laissez point détourner par vos docteurs de l'étude du Christ, envoyé par le Dieu tout-puissant. Le salut de votre âme est à ce prix. — Nous nous séparâmes en­suite; ils me souhaitèrent tous une heureuse traversée, et moi je

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1.Oialog., 141.

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p237 CHAP.   II.   — MARTYRE  DU  PAPE SAUT   ANICET.

 

redoublais mes supplications. Je ne puis, leur disais-je, former pour vous d'autre vœu que celui de vous savoir un jour réunis avec nous dans la foi à Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur et rédempteur du monde 1. » Nous ignorons la suite de cet épisode. Le zèle et l'érudition de saint Justin furent-ils couronnés par la conversion du Juif son interlocuteur? L'histoire ne nous l'a point appris. Mais ce qui est évident, c'est qu'en l'an 150 de notre ère, les Juifs ne son­geaient point à révoquer en doute la véracité des faits évangéliques. Jamais Tryphon n'élève une objection de ce genre; Tryphon avait lu l'Évangile tel que nous le lisons aujourd'hui. Il le déclare spon­tanément et avec un accent de sincérité qui exclut la possibilité d'un doute. Saint Justin proclame, à chaque page de son dialogue, le dogme de la divinité de Jésus-Christ. Ce qui n'empêche pas nos modernes rationalistes de prétendre que la rédaction des Évangiles ne remonte pas au delà du IIIe siècle et qu'à cette époque le dogme de la divinité de Jésus-Christ était encore inconnu dans l'Église2.

 

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