Croisades 13

§ VI. Itinéraire de Boèmond jusqu'à Constantinople.

 

 Darras tome 23 p. 389 

 

41. Déjà l'armée de Boémond duc de Tarente n'était plus qu'à quelques jours de marche, et l'on en signalait la prochaine arrivée. Ce fut un grand événement à la cour byzantine. L'historiographe porphyrogénète Anne Comnène s'en montre fort émue. « Le fa­meux Boémond, dont j'ai tant de fois déjà eu l'occasion de parler2, dit-elle, ne mit que quinze jours à transporter de Calabre en Epire l'armée la plus nombreuse qui se fût jamais vue3. Il prit terre sur le rivage de Cabalion près de Boousa4. Ces noms barbares n'ont jamais été cités par aucun de nos auteurs, et l'on pourrait me faire un reproche de les employer dans mon histoire. Mais Homère lui-même ne dédaigna point d'inscrire dans ses poèmes immortels des noms aussi peu euphoniques. On me pardonnera d'être obligée d'en faire autant 5. » Ailleurs, en parlant de la multitude des croisés, «nombreux, dit-elle, comme les feuilles et les fleurs que le prin­temps fait éclore, » la princesse ajoute : « Je me rappelle tous les noms de leurs chefs, mais je ne veux point les écrire : ils déshono­reraient par leurs formes barbares la pureté de mon style. Notre langue grecque répugne, grâce à Dieu, aux sauvages désinences qu'il me faudrait

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employer. Au surplus, à quoi bon perdre le temps à une nomenclature si horrible? Il suffît d'avoir eu sous les yeux le désolant spectacle de ces nuées de barbares, se succédant sans interruption sous les murs de Constantinople, sans y ajouter le dé­goût de lire encore leurs noms5. » La répugnance d'Anne Comnène pour les noms qui blessaient son oreille byzantine est un raffine­ment d'élégance que l'histoire doit noter comme un trait de mœurs. Il y avait sans doute à Constantinople, vers la fin du XIe siècle, quelque académie impériale chargée de surveiller les frontières du beau langage, pendant que l'empereur restait impuissant à défen­dre celles de l'empire contre les invasions des Turcs Seldjoucides et les victorieuses armées de Soliman. La délicatesse littéraire de la princesse historiographe fait pitié ; son ingratitude envers les croisés qui venaient sauver l'empire de son père fait horreur.

 

42. « Lorsque la grande armée des Francs sous la conduite de Hugues de Vermandois arriva en Apulie, dit Robert le Moine, le duc de Calabre, nommé Boémond, faisait le siège de Malphi (Amalfi), ville située sur le littoral de la mer Scapharde1 (golfe de Salerne sur la mer Tyrrhénienne. Il se fit rendre un compte exact du nom des chefs de l'expédition, du chiffre de leurs soldats, de l'état de leur armement, de l'ordre qu'ils observaient dans leur marche, s'ils respectaient la neutralité, s'ils payaient régulièrement les objets nécessaires à leur subsistance. Ses émissaires lui apportè­rent bientôt les renseignements les plus précis. Ils lui dirent que le chef et porte-étendard de la croisade était Hugues le Grand, frère de Philippe roi de France, accompagné de Robert duc de Norman­die, de Robert comte de Flandre et d'Etienne comte de Blois. L'armée de ces chevaliers était digne de s'appeler la milice de Dieu : elle suivait un ordre parfait dans sa marche, chaque ba­taillon était rangé sous les

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drapeaux des chefs respectifs, sans com­mettre un seul acte de violence, sans faire préjudice à qui que ce fût. « Impossible de décrire la majesté d'un tel spectacle, disaient les envoyés. L'œil est ébloui quand les rayons du soleil font étinceler cette mer mouvante de cuirasses et de casques, d'écus et de lances. L'infanterie porte avec elle tant d'armes de tout genre, tant d'engins de guerre, qu'il y a de quoi  faire trembler tout l'Orient. Malgré ce formidable appareil, ils se conduisent comme des pèle­rins inoffensifs, achetant et payant en toute   loyauté  ce qui   leur est nécessaire. » En entendant ce rapport, Boémond ne put conte­nir son admiration. « Grâces immortelles soient rendues au Seigneur notre Dieu ! s'écria-t-il. Quel autre que lui aurait pu réunir dans une même pensée et pour une si grande œuvre tant de nations et de princes? » Il demanda ensuite quel signe de ralliement avait été adopté dans une si grande multitude. Il lui fut répondu que chacun des pèlerins portait une croix sur le front ou sur l'épaule droite. «Lorsque dans les campagnes ils   s'exercent au  maniement des armes, ou qu'ils joutent la lance à la main, ajoutèrent les envoyés, leur cri de combat est « Dieu le veut ! Dieu le veut!» Boémond,  à chaque détail, se montrait de plus en plus ému. Il comprenait qu'une pareille expédition n'avait pu être organisée sans une grâce mani­festement divine. La résolution de s'y associer lui vint à l'instant. Il se fit apporter deux manteaux de  pourpre de la plus grande ri­chesse, et commanda de les découper en une multitude de croix. Puis, s'adressant à ses guerriers :  « Quiconque est au Seigneur se joigne à moi ! s'écria-t-il. Jusqu'ici vous avez été mes soldats ;   de­venez ceux de Dieu : allons ensemble délivrer le saint Sépulcre. Usez de tout ce qui m'appartient comme s'il était à vous et faites les préparatifs   du pèlerinage. Ne sommes-nous pas Français, nous aussi? Est-ce que nos pères, qui ont conquis l'Apulie et la Galabre, ne sortaient pas de cette noble terre de France? Et maintenant lais­serons-nous nos parents  et nos  frères aller seuls cueillir à Jérusa­lem les palmes de la victoire, ou celles d'un martyre qui leur vauda le paradis ? Ce serait une honte éternelle pour nous et nos enfants si l'on ne nous comptait point au nombre des guerriers de la grande milice de Dieu. » Une immense

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acclamation répondit à ce discours: « Nous vous suivrons, disaient toutes les voix : nous jurons de vous accompagner au saint Sépulcre.. » Les croix furent apportées, et sur-le-champ distribuées   aux assistants ; il en fallut faire d'autres. De tous les points de l'Apulie, de la Calabre, de la  Sicile, princes et simples chevaliers, grands et petits, riches et pauvres, vieillards et jeunes gens, serfs et seigneurs, tous accouraient à Boémond pour lui demander avec la croix la faveur de l'accompagner à Jé­rusalem. Tellement que son frère Roger, duc d'Apulie, pleura de désespoir, voyant qu'il allait rester seul dans son duché avec les en­fants et les femmes 1. »

 

43. La préoccupation de laisser à l'histoire un nom illustre, à l'Eglise une mémoire vénérée à l'égal de celle des martyrs, se re­trouve au point de départ de chacune des expéditions locales dont se composa définitivement l'invincible armée de la première croisade. Il est donc de toute justice d'enregistrer chacun des noms de ces héros chrétiens dont le souvenir est arrivé jusqu'à nous. Au pre­mier rang des chevaliers qui prirent la croix avec Boémond, il faut citer son neveu Tancrède, petit-fils de Robert Guiscard, issu du mariage d'Emma, fille du conquérant d'Apulie, avec le prince sici­lien Odo, surnommé le « bon marquis. » Rien n'a manqué à la gloire de Tancrède : le Tasse en a fait l'un des plus brillants héros de son poème; un chroniqueur spécial, Raoul de Gaen, croisé lui-même, écrivit jour par jour les Gesta Tancredi, et dans son enthou­siasme pour ce vivant idéal de vertu chevaleresque, il s'écriait : « Les Normands peuvent vanter leur Robert Gourte-Heuse ; la Flandre, son Robert le Jérosolymitain ; chaque province d'Occi­dent, son chef: pour moi, le seul Tancrède me suffit. En me consa­crant tout entier à sa gloire, je ne suffirai pas encore à célébrer di­gnement ses exploits8. » Les détails que Raoul de Gaen nous a con­servés sur la jeunesse de Tancrède donnent à ce héros une sorte de ressemblance anticipée avec Turenne. « Ni la noblesse de sa nais­sance, ni l'opulence paternelle, ni la puissance de sa famille, dit l'historiographe,

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n'inspirèrent au prince sicilien le moindre senti­ment de vanité. Adolescent, il surpassait tous ceux de son âge dans les exercices du corps ; tous les vieillards par la maturité du juge­ment et la régularité de la vie, en sorte qu'il était pour les uns et les autres un modèle. Scrupuleux observateur des commandements de Dieu, il  cherchait toutes  les  occasions de s'instruire de la loi sainte, et autant qu'il lui était possible il la pratiquait jusque dans les moindres détails. Jamais il ne se permit une médisance ; s'il en était lui-même victime, il dédaignait de la relever. «Un che­valier chrétien, disait-il, doit frapper son ennemi et non le ron­ger. « Il ne parlait jamais de sa personne ni de ses propres actions, mais il avait une soif insatiable que l'histoire en parlât un jour. Il préférait les veilles sous les armes au sommeil sous la tente, le la­beur du jour au repos des haltes, la faim inassouvie aux plus sompteux repas, l'étude des lettres à l'oisiveté des camps. Son unique passion de jeune homme fut la gloire. Pour l'atteindre, il n'épar­gnait pas plus son sang que celui des ennemis. Une chose pourtant inquiétait son âme, et troublait sa conscience : il ne pouvait concilier les maximes de l'Evangile avec celles de la chevalerie. Le Seigneur prescrit de «tendre la joue gauche à qui nous a frappés sur la droite 1;» et l'honneur militaire commande de laver une injure, même dans le sang du parent le plus proche. Le Seigneur conseille «d'offrir encore notre manteau à qui nous a pris la tunique 2;» la loi de la guerre ordonne de reprendre aux ravisseurs non-seulement ce dont il nous a dépouillés, mais encore ce qu'il possède lui-même. Cette discordance frappa le héros au point de le faire parfois renoncer à une entreprise militaire. Mais lorsque le pape Urbain II eut accordé à tous les chrétiens qui prendraient la croix une indulgence plénière pour leurs péchés, Tancrède réveilla sa valeur endormie. Sa cons­cience n'avait plus de scrupules : il allait devenir le soldat du Christ: la loi de l'Évangile ne présenterait plus de contradiction avec celle de la chevalerie. Son ardeur semblait doublée. Il fit aussitôt ses ap­prêts de départ, apprêts peu dispen-

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1.Matth., v. 39. — Luc, vi, 29.

2. Mattb., vi, 40.

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dieux pour un prince habitué dès l'enfance à se priver de tout, afin de pouvoir donner davantage. Mais il fournit abondamment ses guerriers d'armes, de chevaux, de mulets, de tout l'équipage de guerre, et vint avec eux offrir son concours à Boémond, au moment où celui-ci réunissait ses vaisseaux pour le transport des croisés. L'oncle et le neveu étaient dignes l'un de l'autre : le sang de Guiscard coulait dans leurs veines, la même bravoure animait leur cœur. Ils devinrent frères d'armes : Boémond resta le chef suprême, Tancrède servit sous ses ordres,   comme un duc sous un roi, et fut son second dans l'armée 1. »

 

   44. « Autour des deux héros, dit Guillaume de   Tyr, se groupa toute la noblesse du pays:…

…… A ces noms il faut joindre celui du moine bénédictin Henri, qui avait naguère si heureusement négocié la paix entre les deux frères Roger et Boémond 3. Attaché depuis à la fortune de ce der­nier, Henri l'accompagna en Orient, et nous le retrouverons patriar­che d'Antioche lorsque Boémond en devint le prince. L'armée ainsi réunie n'atteignait pas, comme l'imagination effrayée d'Anne Gom-nène se le figurait, un chiffre exorbitant. «Elle se composait, dit Albéric d'Aix, de dix mille cavaliers et d'environ le double de fan­tassins4. » C'était en effet le contingent que pouvaient fournir à la croisade les trois provinces d'Apulie, de Calabre et de Sicile. Dans sa lettre officielle à Alexis Comnène, le pape Urbain II n'évaluait qu'à sept mille le

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nombre des chevaliers qui venaient de prendre la croix sous les ordres de Boémond3. Ces divers chiffres, même en adoptant les plus élevés, étaient loin d'approcher des quatre-vingt mille guerriers que Godefroi de Bouillon venait d'amener sous les murs de Constantinople. Mais le nom seul de Boémond, ce héros des guerres d'Illyrie. était un  objet de terreur pour les Byzantins. Tout ce qui le concernait prenait des proportions gigantesques ; des armées commandées par lui ne pouvaient être qu'innombrables, parce qu'on les avait toujours vues victorieuses ; on lui prétait une astuce en quelque sorte diabolique, parce que jamais le Grec le plus fourbe n'avait réussi à mettre en défaut sa perspicacité.

 

43. Alexis n'y parvint pas davantage cette fois. « Comme les La­tins campés sur les rivages de l'Hellespont, dit Anne Comnène, pa­raissaient attendre impatiemment chaque jour l'arrivée de Boémond et celle des autres chefs d'Occident, tous se promettant beaucoup moins la délivrance du saint Sépulcre que la ruine complète de l'empire grec, Alexis était convaincu que des trames hostiles s'our­dissaient par correspondance secrète entre les princes croisés. Pour les déjouer, il recruta parmi les Turcs des corps auxiliaires, qu'il fît débarquer sur la rive européenne du Bosphore, et qu'il répartit en­suite en diverses stations depuis Athyra jusqu'à Philé, avec ordre de surveiller et d'intercepter tous les messages qui pourraient être échangés entre Boémond, Godefroi de Bouillon et les autres princes qui dans leur marche convergeaient sur Constantinople1 Boé­mond surtout était l'objet des préoccupations et des alarmes de la cour byzantine. « En apprenant, dit Guillaume deTyr, le débarque­ment du héros au port d'Avlone et son arrivée à Castoréa 3, où il célébra les fêtes de Noël (23 décembre 1096), l'empereur dépêcha immédiatement aux troupes grecques, campées en ce pays, l'ordre de suivre à

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distance l'armée de Boémond dans tout son trajet jus­qu'au fleuve Bardarius3, et de saisir la première occasion favorable pour la tailler en pièces. Mais en même temps, comme Alexis était avant tout un homme de ruse et de fourberie, ajoute le chroniqueur, il envoyait officiellement à Boémond une ambassade d'honneur, composée des plus grands officiers du palais, avec une lettre conçue en ces termes : « Dans toute l'étendue de notre empire, que Dieu protège, votre nom est illustre. Chacun sait que vous êtes un grand, puissant et excellent prince, fils d'un héros non moins célèbre par ses exploits que par son génie. Bien qu'il ne nous ait pas encore été donné de faire votre connaissance personnelle, vos qualités vous ont rendu cher à notre cœur. Ce sentiment d'affection a redoublé en apprenant le zèle généreux et désintéressé avec lequel, vous et les dévots princes qui vous accompagnent, vous avez pris les armes pour le service de Dieu et le succès de la guerre sainte. Aussi n'hé­sitons-nous pas, fils bien-aimé, à vous adresser ce message. Recom­mandez à l'armée qui marche sous vos ordres de s'abstenir de toute violence envers nos sujets ; prévenez les querelles, la rapine, les incendies, et hâtez votre arrivée, sûr de trouver ici un accueil tel que vous le méritez. Les curopalates qui vous remettront cette let­tres ont ordre de prendre toutes les mesures nécessaires pour que votre armée trouve sur son parcours des marchés abondamment pourvus, et puisse se procurer des subsistances à prix raisonna­ble 1

 

46. « Ces  belles protestations  n'étaient  que fumée, reprend le chroniqueur ; Boémond n'en  crut   pas  un mot. Mais, trop habile pour le laisser voir, il fit bon accueil aux curopalates et les chargea  de rendre grâces à l’ empereur de sa bienveillance. » Cependant, à leur insu, il adressait à Godefroi de Bouillon un message où il s'ex­primait sans détour. « Sachez, ô le meilleur des hommes, lui di­sait-il, qne vous êtes tombé sous les griffes d'une bête féroce. Je parle de ce méchant prince, dont tout le fait consiste en fourberie, et dont l'unique but est l'extermination en masse des Latins. Vous partage-

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rez un jour mon sentiment sur cet homme, car je connais la malice des Grecs et la ténacité de leur haine contre la race latine. Quittez donc, je vous en conjure, votre campement près de Constantinople ; allez, avec les légions dont le Seigneur vous a confié le commandement, vous établir dans les fertiles vallées d'Andrinople et de Philippopolis. Quant à moi, avec l'aide de Dieu, je ne perdrai pas un instant : je vous rejoindrai aux premiers jours d'avril, vous portant avec une charité fraternelle, comme à mon  seigneur,  mes conseils et mon service contre le chef impie de la nation grecque 1.» Cette  lettre  échappa  à  la  croisière organisée par la police impé­riale. Godefroi de Bouillon en donna lecture  aux princes croisés, et sur leur  avis  unanime   transmit à Boémond la réponse suivante : « Je savais par la voix publique, frère bien-aimé, l'implacable haine des Grecs contre nous,  et  leurs  perfides efforts pour anéantir nos armées. Si j'avais pu l'ignorer jusqu'ici, mon expérience de chaque jour me l'aurait surabondamment appris. Je  rends donc justice à votre zèle, je partage votre sentiment. Mais la crainte de Dieu d'une part, et de l'autre la considération du but de notre expédition, m'em­pêchent de tourner contre  un peuple chrétien les  armes destinées à combattre les infidèles. Nous attendons, l'armée et moi, avec une avidité impatiente, avidissime, votre bienheureuse arrivée et celle des autres princes  engagés au service du Seigneur sous l'étendard de la croix1. »

 

     47.  Comme il le promettait, Boémond fit la plus extrême diligence ; mais les obstacles que l'empereur sema sur sa route l'arré- taient à chaque pas. Les curopalates officiellement chargés de créer des marchés et de pourvoir  à l'arrivage des subsistances s'étaient conformés à leurs véritables instructions, en organisant la famine autour de l'armée. Leur système, fort simple d'ailleurs, nous est re­tracé par Robert le Moine. « On fit courir le bruit parmi les indi­gènes, dit-il, que les croisés allaient brûler leurs villages, piller leurs greniers, enlever leurs bestiaux, dévaster leurs champs. » Vainement Boémond avait, par des proclamations multipliées, fait savoir qu'il ne tolére-

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1. Guillelm. Tyr., 1. II, cap. x, col. 260.

2. Id., ibid.

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rait de la part de ses soldats aucun acte de ra­pine ou de violence. En effet, jusqu'à son arrivée à Gastoréa les re­lations avaient été pacifiques; l'armée se pourvoyait sans difficulté, achetant et payant en toute bonne foi. Dès que les curopalates eu­rent donné le mot d'ordre, les choses prirent une nouvelle face. Les habitants abandonnaient leurs maisons et fuyaient dans une épouvante vraie ou feinte, ne laissant après eux qu'un désert. Il fallut donc, sous peine de mourir de faim, commettre les déprédations sur lesquelles la politique impériale avait compté pour motiver l'agression qu'elle préparait dans l'ombre. « Nos cavaliers, reprend le chroniqueur, s'élancèrent à la poursuite des fuyards, et ramenè­rent au camp tout ce dont ils purent s'emparer, bœufs, moutons, béliers, porcs, grains de toute sorte. On atteignit ainsi la province de Pélagonie (dépendante de la Macédoine). » Là encore, même isolement, même système de séquestration, mais avec un caractère plus accentué d'hostilité. La contrée était habitée par les descen­dants des races manichéennes fixées dans le pays depuis les pre­mières invasions bulgares, sous le règne de Léon l'Arménien. Ro­bert le Moine et Guillaume de Tyr, qui ne connurent, ni l'un ni l'autre, l'origine de ces sectaires, les désignent simplement sous le nom d' «hérétiques ». Nous avons eu précédemment l'occasion de signaler l'établissement de ces restes des bandes manichéennes en Épire et la persistance de leur haine farouche contre le nom chré­tien. Ceux  que rencontra l'armée de Boémond étaient retranchés dans une place forte, castrum, d'où ils croyaient pouvoir impuné­ment insulter les croisés campés dans le voisinage. Leur illusion ne dura guère. « A un signal donné par le duc de Tarente, les trom­pettes retentirent, tous les soldats prirent les armes, dit Robert le Moine, et les archers couvrirent d'une nuée de flèches les remparts inhospitaliers. Boémond et Tancrède s'élancèrent  à l'assaut : la place fut emportée de vive force ; on y trouva d'immenses maga­sins de vivres ; l'armée se les partagea avec tout le reste du butin, et mit le feu aux bâtiments, qui furent brûlés avec tous leurs défen­seurs. Ce fut justice, ajoute le chroniqueur : car de cet infâme re­paire sortaient, pour se propager, comme un chancre, dans les ré­gions d'alentour, les calomnies lès plus abominables, les inventions les plus monstrueuses

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contre la majesté divine et l'honneur des sol­dats de Jésus-Christ1. »

 

48. L'armée reprit sa marche et arriva, le 15 février 1097, au bord du fleuve Vardar. « Il fallut y camper durant quelques jours,  dit Raoul de Gaen, pour aviser au moyen de le franchir. Les ba­teaux manquaient ; l'une et l'autre rive étaient peuplées d'ennemis : celle que nous occupions était surveillée par les troupes grecques qui nous avaient suivis à distance, épiant l'occasion de tomber sur notre arrière-garde ; en face de nous, sur l'autre côté du fleuve, les Turcopoles (Turcopoli, c'est-à-dire les auxiliaires que l'empereur Alexis Comnène venait de prendre à sa solde) se tenaient en embus­cade. Il y eut un moment d'hésitation dans notre armée. Tancrède alors, comme il le faisait toujours, prit l'initiative : il lança le pre­mier son coursier à la nage, suivi de quelques chevaliers seulement, et gagna la rive opposée.   Mais à peine son escadron avait-il pris terre, que de toutes parts une nuée de flèches vint pleuvoir autour de lui, lancée par des archers invisibles. Les Turcs, dissimulés dans tous les replis du sol, n'avaient point osé s'approcher assez pour que leur tir pût être meurtrier. Leurs flèches s'arrêtaient à mi-che­min, sans blesser personne. Tancrède,  qui avait fait l'expédition d'Illyrie sous Robert Guiscard, était au courant de la tactique mili­taire des Turcs : il ne laissa point à ceux-ci le temps de se réunir pour l'envelopper, comme ils en avaient le dessein. Formant lui-même sa petite troupe en une masse compacte, il avança lentement, pas à pas et comme avec hésitation, au-devant de l'ennemi qui ve­nait de se démasquer entièrement. Puis, lorsqu'il jugea le moment opportun, lâchant soudain la bride, tous ses cavaliers se précipi­tèrent comme un ouragan sur les troupes turques, brisant les petits boucliers de cuir, peltse, qu'on leur opposait, écrasant et dispersant les Turcs. La plaine fut bientôt inondée de sang et jonchée de ca­davres. Cependant le gros de l'armée resté avec Boémond sur la rive droite, à la vue du combat engagé par Tancrède, avait fini par traverser le fleuve, les uns à la nage, d'autres sur les quelques bar­ques dont on pouvait disposer, d'autres enfin en s'attachant à la queue des chevaux. Six cents pè-

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1 Robert. Monach., 1. II, cap. n, col. 681.

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lerins seulement, vieillards ou ma­lades, sans armes et sans défense, demeurèrent sous la garde du comte de Rosinolo, attendant que les barques pussent revenir les prendre. Tout à coup les troupes impériales, croyant enfin tenir l'occasion favorable, se précipitèrent sur ces malheureux et commencèrent un horrible massacre. Les cris de désespoir poussés par les victimes arrivèrent jusque sur l'autre rive, où Tancrède pour­suivait les fuyards. Le héros, abandonnant sa victoire, fit volte-face : rapide comme la foudre, il poussa de nouveau son cheval dans les flots du Vardar, où deux mille chevaliers le suivirent. Ils n'avaient pas encore mis pied à terre, qn'au nom de Tancrède, ac­clamé par les pèlerins comme un sauveur, les Grecs s'enfuirent, je­tant arcs, flèches, cuirasses, boucliers, et coururent chercher un abri dans les montagnes voisines. Ils n'eurent pas le temps de les atteindre. Le prince sicilien et son vaillant escadron les taillèrent en pièces.

 

49. Ce double combat, si glorieux pour Tancrède, « fut livré, dit Tudebode, en la IVe férie qui commençait le jeûne du carême (mer­credi 18 février 1097a). « Les prisonniers qu'on put faire avaient été enchaînés et ramenés au camp, où Boémond les interrogea par in­terprète. Ils étaient tous Turcs ou Pincenates (Petchénèques). « Mi­sérables, leur dit-il, pourquoi avez-vous massacré des chrétiens inoffensifs ? Notre armée est en marche pour aller au tombeau du Christ ; elle respecte sur sa route les personnes et les propriétés, sans faire tort à qui que ce soit. — Seigneur, répondirent-ils, nous sommes à la solde de l'empereur Alexis Comnène, et nous avons dû nous conformer à ses ordres. — Mais, reprit Boémond, je ne fais point la guerre à votre empereur ; je n'ai aucun différend avec lui. — Nous l'ignorons, dirent les prisonniers, mais nous savons que l'empereur vous redoute plus que la foudre du ciel. Il ne croit nullement à la sincérité de votre pèlerinage ; sa conviction est que vous avez l'intention de le renverser du trône et de prendre Constantinople. Voilà pourquoi il ne cesse de vous tendre des pièges. Quant à nous, il ne

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1 Radulf. Cadom., Gest.   Tancred.,  cap.  iv-vi ; Pair,  lat.,  t. CLV, col. 496-498.

2. Tudebod., 1. I, cap. iv ; Patr. lai. t. CLV, col. 768.

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nous reste qu'à implorer votre miséricorde. Au nom du Dieu dont vous êtes les pèlerins et les chevaliers, daignez nous faire grâcea. » Boémond se laissa fléchir et fit mettre les captifs en liberté. » Désormais, ajoute Guillaume de Tyr, il n'était plus possible de se méprendre sur les véritables dispositions de l'empe­reur: on connaissait la duplicité de sa conduite, la fausseté de ses promesses, les perfidies, les trahisons, les parjures dont il usait à l'égard des croisés. L'indignation était générale dans l'armée, et l'on eût voulu d'éclatantes représailles. Boémond seul fut d'un autre avis 1. » Voici, d'après Baldéric de Dol, le langage qu'il tint dans son conseil de guerre aux chefs assemblés: « Bon gré, mal gré, il nous faut traverser le territoire de l'empire ; imposons donc silence à nos justes ressentiments et évitons tout ce qui aurait l'air d'une agression préméditée. Ce n'est pas ici, dans une guerre sté­rile et sans gloire, qu'il nous faut épuiser une vigueur réservée pour d'autres ennemis. La prudence la plus vulgaire nous fait une loi de dissimuler en ce moment et de renvoyer à d'autres temps la ven­geance. Les lâches seuls et les impuissants éclatent en menaces que l'effet ne justifie point. Pour nous, répondons aux attaques de l'em­pereur par une patience inépuisable ; faisons-lui d'autant plus de bien qu'il nous veut plus de mal. En un mot, soyons patients, parce que nous sommes forts2. » Cette politique choquait manifestement les sentiments de la majorité ; elle prévalut pourtant et l'on s'y ré­signa.

 

50. De son côté, Alexis Comnène n'était pas sans inquiétude sur l'effet produit par une agression si odieuse. L'armée de Boémond entrait en Macédoine lorsqu'un nouvel envoyé impérial vint expli­quer le malentendu et apporter des propositions plus pacifiques encore que les précédentes. Baldéric de Dol, qui raconte le fait, ne nous donne pas le nom de cet ambassadeur. « C'était, dit-il, un cu-ropalate, corpalatium, favori de l'empereur, d'un caractère souple et plein de

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finesse. Il était chargé d'escorter les croisés et de leur éviter des accidents comme celui du Vardar. En effet, il se plaça à l'avant-garde et veilla sérieusement cette fois à ce que sur la  route les marchés fussent approvisionnés. On arriva ainsi devant un châ­teau-fort, dans iequel on espérait pouvoir acheter des vivres. Il en était d'ailleurs abondamment pourvu : ses magasins regorgeaient de blé, vin, huile, fromages, subsistances de toute nature. Mais, soit trahison de la part du curopalate, soit défaut d'ordres précis, les portes de la forteresse se fermèrent impitoyablement à l'approche des croisés, les habitants refusèrent toute espèce d'échanges avec eux. Tancrède alors et les autres chefs qui trouvaient la politique de Boémond trop timide voulaient monter à l'assaut et emporter de vive force la place inhospitalière. Il  fallut toute l'énergie du duc de Tarente pour calmer leur fureur. Il y réussit, non sans de dures pa­roles échangées de part et d'autre dans un conseil qui se prolongea une grande partie de la nuit1. Le lendemain matin, les habitants du fort ainsi menacé sortirent processionnellement de leurs murs, une croix dans la main et chantant le Kyrie eleison. Ils vinrent se prosterner aux pieds de Boémond, et lui offrirent toutes les répa­rations qu'il voudrait leur prescrire pour leur insolence de la veille. Le duc accorda de grand cœur le pardon si chrétiennement de­mandé et poursuivit sa marche. La première ville qu'on eut à tra­verser ensuite fut Serra (la Serès moderne, au nord du golfe de Contessa). Les vivres s'y trouvèrent en abondance et les habitants les vendirent à prix raisonnable. La prudence de Boémond portait ses fruits. A partir de ce jour, le duc entretint avec le curopalate des rapports de véritable intimité2. Toutes les dépradations isolé­ment commises par les soldats de l'armée furent loyalement com­pensées, soit par une restitution en nature, soit par un dédomma­gement équivalent. En retour, le curopalate tint compte des exac­tions dont l'armée ou les soldats avaient été victimes, et donna loyalement satisfaction. Dès lors les récriminations cessèrent et l'allégresse générale succéda aux murmures et aux plaintes3. »

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1. Tancredus et alii multi in faciem restiterunt, dit le chroniqueur.     

5 Amicissimi in illa die facti sunt.     

' Balderic. Dol., Hist. Hierosol., 1. I ; Pair, lat., t. CLXVI, col. 1077.     

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p403 CHAP.   IV. —  ITINÉRAIRE   DE   BOÉMOND  JUSQU'A   CONSTANTINOPLE.    

 

51. On arriva ainsi sous les murs de Rusa (Rous-Koïnan, au de Gallipoli et du golfe de Saros), à proximité  de Constantinople.

« Les tentes furent dressées dans ce campement, dit Baldéric de Dol, en la IVe férie avant la Cène du Seigneur » (mercredi 1er avril 1097). « Le lendemain, jeudi saint, dit Guillaume de Tyr, une nou­velle députation envoyée par l'empereur vint prier Boémond de prendre les devants et d'abandonner pour quelques jours son armée, afin de se rendre à Constantinople avec ceux de ses officiers qu'il voudrait choisir, mais en petit nombre. Cette invitation jeta le duc dans une nouvelle perplexité. Il connaissait trop les fourberies de la cour byzantine pour se livrer ainsi à sa discrétion. Comme il hé­sitait sur le parti à prendre, on annonça l'arrivée de l'illustre Godefroi de Bouillon, qui venait avec une magnifique escorte saluer le duc de Tarente. Les deux héros s'embrassèrent avec une cordiale effusion, et après avoir échangé les plus touchants témoignages de leur fraternelle tendresse, entrèrent en conférence devant le conseil. Boémond raconta tout ce que son armée avait eu à souffrir dans le voyage par le fait du perfide empereur. Godefroi de Bouillon n'avait pas été plus épargné sous les murs de la capitale par la mauvaise foi des Grecs ; mais il en avait tiré une vengeance si éclatante, que désormais les rôles étaient changés et qu'il n'était guère moins maî­tre à Constantinople que l'empereur lui-même. Il conseillait donc au duc de Tarente d'accepter sans crainte l'invitation d'Alexis Comnène. Boémond y répugait fort ; mais enfin, cédant aux raisons qui lui étaient exposées par un prince qui était l'honneur en personne, tam honesta evictus persuasione, il se décida à partir avec une escorte de dix de ses plus braves chevaliers 1. » Durant son absence, le commandement de l'armée fut confié à Tancrède. « Continuez à ob­server la plus exacte discipline, dit Boémond en quitant ses guer­riers. Je vous précède de quelques jours, afin de régler les mesures nécessaires pour votre libre passage. Redoublez de prudence en ap­prochant de Constantinople et n'agissez qu'avec la plus grande ré­serve. » Pour mieux se conformer à ces instructions, dit Baldéric de Dol, « Trancède, devenu commandant en chef

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1.Guillelm. Tyr., I. II, cap. xv, col. 264.

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de l'armée, jugea à propos de cantonner les troupes à l'écart dans une vallée fertile, où la solennité de Pâques (5 avril 1097) fut célébrée en grande dévo­tion, au

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