Darras tome 11 p. 293
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§ II. Chrysostome et la Critique moderne.
16. Le zèle de saint Innocent I et son intervention souveraine, comme chef de l'Église, devaient bientôt se manifester avec éclat dans le cours des persécutions dont saint Jean Chrysostome allait être l'innocente victime. Nous aborderons bientôt ce récit lamentable presque à l'égal de celui de la Passion évangélique, qui nous montrera le plus beau génie qui fut jamais, la vertu la plus éminente, la plus glorieuse et la plus inoffensive, aux prises avec les passions toujours les mêmes d'une nouvelle Hérodiade, de nouveaux scribes, de nouveaux pharisiens. Avant d'entrer dans cet ordre de faits qui a légué une page sanglante de plus à l'histoire, il nous faut protester, avec toute l'énergie dont nous sommes capable, contre le portrait de fantaisie tracé naguère de l'illustre évêque de Constantinople, par une plume d'ailleurs accréditée. « Le jeune Chrysostome, au sortir des bancs de l'école, dit M. A. Thierry, s'était vu saisi d'une indomptable passion pour la vie du désert. Réfugié dans une grotte du mont Casius, à peu de distance d'Antioche, il avait mené l'existence la plus isolée et la plus sauvage, passant les nuits debout pour dompter le sommeil et jeûnant jusqu'à l'anéantissement complet de ses forces. Ces folles austérités dans une caverne humide avaient détruit sa santé ; il y avait gagné une sorte de paralysie des parties inférieures du corps et l'impossibilité de digérer. Son estomac délabré ne souffrait plus que certaines espèces de viandes en minime quantité, et rentré dans les villes, il avait dû renoncer à la vie commune ainsi qu'aux habitudes du monde. Si l'on joint à cette infirmité son humeur chagrine qui lui faisait aimer la solitude, on comprendra comment, à son arrivée dans Constantinople, il fut un sujet d'étonnement pour un clergé mondain et pour une société débauchée qui passait une partie de la journée à table, et où le bon ton voulait qu'on se montrât ivre dès le matin. Le prédécesseur de Jean d'Antioche, ancien préfet de la ville, avait vécu en homme du monde, sans cesser pour cela d'être un bon évêque et un prêtre respectable ; mais le goût et la santé de Chrysostome ne lui permettaient pas d'en faire autant. Il
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déclara donc, dès son début, qu'il ne mangerait chez personne, et n'inviterait personne chez lui; il s'abstint même d'accepter les invitations de l'empereur. Les uns virent dans cette sobriété monacale une critique indirecte de leurs pratiques et le clergé surtout s'en formalisa; les autres au contraire (qui l'eût pensé?) y virent un signe d'intempérance. On prétendit qu'il s'enfermait le soir pour se livrer à des repas somptueux et sans fin, à des orgies de cyclope, comme disaient agréablement ses ennemis. Et pourtant, qui eût su forcer les abords de sa retraite, l'aurait souvent trouvé à jeun, à des heures avancées de la nuit, goûtant à peine un peu de légumes et de viandes qu'Olympias, sa diaconesse préférée, lui faisait préparer presque malgré lui. Chrysostome avait alors cinquante-trois ans. Monté sur le premier siège de la chrétienté orientale par la volonté de l'empereur et de son ministre, malgré l'opposition du clergé de la ville et les cabales d'évêques considérables des provinces, il avait eu de rudes débuts, et malheureusement rien en lui n'était fait pour les adoucir. Dire, pour expliquer la vie épiscopale d'un tel homme, si courte et si remplie d'angoisses, que le monde persécute les saints et que Dieu le permet afin d'éprouver ses fidèles, c'est ne rien dire absolument, ou c'est entrer dans des considérations mystiques que l'histoire ne nie ni n'affirme, parce qu'elles sont en dehors d'elle, et encore faudrait-il expliquer dans ce système comment les fidèles travaillent eux-mêmes à s'attirer les épreuves que leur inflige le monde. Chrysostome vaut bien qu'on l'étudié un peu plus sérieusement, sans que ses souffrances fassent oublier ses fautes, ou que sa sainteté et sa gloire voilent autour de lui la vérité. Que l'Église le compte parmi ses saints martyrs, elle en a le droit, car il fut iniquement persécuté ; que la gloire le place au rang de ses plus illustres enfants, ce n'est que justice, car il fut un orateur admirable ; mais l'histoire va chercher l'homme à travers toutes les auréoles. J'essaierai de le faire ici avec tout le respect que méritent de grandes infortunes et une grande mémoire. Le jour où l'eunuque Eutrope, dans la plus louable des intentions, arracha l'éloquent prêtre d'Antioche à la vie d'étude et de gloire modeste, pour en faire l'évêque de la se-
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conde Rome, il commit une faute qu'il reconnut bientôt à ses dépens. En face d'une cour frivole et galante qui s'occupait du gouvernement de l'Église au milieu des plaisirs, il plaçait le plus intraitable des moines; en face d'un clergé tout mondain, un anachorète qui n'estimait que le désert; en face d'une société fière de sa richesse et de son luxe, un homme qui avait la richesse en effroi et poussait à l'extrême l'ostentation de la simplicité. Aussi, à peine le nouvel élu était-il installé sur son siège, que la guerre commençait entre lui et ceux qu'il venait gouverner. Sans doute, Chy-sostome trouvait dans son troupeau bien des plaies saignantes à guérir, mais il ressemblait trop à ces opérateurs hardis qui aiment l'art pour l'art, et abusent du fer et du feu pour extirper un mal, sans s'inquiéter beaucoup du malade. La solitude d'où il sortait ne l'avait guère habitué au ménagement des hommes, et toute concession en face du bien absolu lui paraissait un manquement au devoir et presque un crime. Fidèle à l'idéal de sainteté qu'il s'était imposé à lui-même, il l'exigeait imprudemment des autres, et portant dans l'exercice d'une autorité presque incontrôlée le défaut habituel des solitaires jetés par les événements dans le mouvement du monde, il était ombrageux, hautain, jaloux de son pouvoir, toujours prêt à l'accroître, impatient de toute opposition, et convaincu que les inimitiés qu'il soulevait s'adressaient non à lui mais à Dieu même, qui lisait ses intentions dans le fond de son âme. Ses admirateurs étaient forcés de reconnaître qu'il était or-gueilleux et opiniâtre, et pourtant ils le respectaient, tant il y avait de vertus sous cet orgueil : ils l'appelaient le saint, et ceci était vrai; ses ennemis l'appelaient l'irascible, le superbe, le violent, et ceci était vrai encore. Ce vent de fortune prodigieuse qui avait jeté un simple prêtre de province sur le siège métropolitain de tout l'Orient, à côté du trône des Césars, lui semblait l'effet non d'un caprice ou d'une faveur des hommes, mais d'une volonté expresse de Dieu, qui le destinait à tout changer. Imbu des lectures de l'Ancien Testament, dont il s'était infusé pour ainsi dire l'esprit âpre et inflexible, il se donna vis-à-vis des puissants de son temps le rôle d'un Nathan devant David, d'un Elie devant Jézabel, d'un Isaïe
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devant les prêtres de Baal; mais les prêtres de Baal étaient nombreux, et ce furent eux qui commencèrent sa ruine. En lutte avec tout le monde à la fois, il ne réussit, chose triste à dire, que contre celui qui l'avait élevé 1. »
17. Ce dernier trait couronne dignement le tableau. Il ne suffisait pas de l'inflexibilité orgueilleuse, âpre, dure, opiniâtre d'un parvenu, d'un moine exalté, fanatique, chagrin, paralysé de la moitié du corps, dont l'unique souci était de faire expier aux autres par une rudesse brutale les souffrances que lui faisait endurer à lui-même sa gastrite ; il fallait ajouter à tant d'aimables qualités celle d'une monstrueuse ingratitude, et nous peindre saint Jean Chrysostome acharné à la poursuite de son bienfaiteur et triomphant de la chute d'Eutrope ! Cet aspect si nouveau, sous lequel ou veut nous représenter cette grande et immortelle figure, supposerait des découvertes fort récentes dans quelques palimpsestes inconnus. Car enfin, saint Jean Chrysostome n'appartient pas seulement à l'Eglise de la terre et du ciel par son apostolat et ses vertus depuis si longtemps canonisées. Son génie est un des plus beaux fleurons de la couronne intellectuelle du genre humain. Voilà du moins ce qu'on avait cru jusqu'ici. « Après avoir lu et admiré Grégoire de Nazianze, dit M. Villemain, il est une autre sorte de grandeur, une paisible élévation de génie qu'on peut chercher encore et qui est nécessaire à l'idée que l'on se forme de l'écrivain vraiment sublime. Ce sont ces qualités plus hautes, ou plutôt c'est la réunion de tous les attributs oratoires, le naturel, le pathétique et la grandeur, qui ont fait de saint Jean Chrysostome le plus grand orateur de l'Église primitive, le plus éclatant interprète de cette mémorable époque. La pensée reste d'abord confondue devant les prodigieux travaux de cet homme, devant l’ardeur et la facilité de son génie. Nous ne pouvons reproduire que quelques traits isolés de ses ouvrages, et le plus grand caractère d'un tel génie, c'est la richesse et l'ordonnance. Il semble
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1M. A. Thierry, Jean Chrysostome et l'impératrice Eudoxia. Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1SC7.
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que nous enlevons furtivement quelques carreaux des marbres de Sainte-Sophie, comme ce voyageur anglais qui pillait les marbres du Parthénon ; mais l'édifice entier, la splendeur de cette Église orientale, le génie de cet orateur sublime, qui sauvait Antioche, qui désarmait les chefs des barbares, qui semblait relever l'empire dégradé, et mourait en exil; où retrouver ces grandes images ? La vie de Chrysostome est liée à l'histoire de son éloquence et de son ascendant sur les âmes. La fermeté du martyr explique le génie de l'orateur. Ses études grecques dans l'école de Libanius, sa piété pour sa mère, sa douce autorité sur le peuple spirituel et léger d'Antioche, ses combats parmi les intrigues de Constantinople, son courage dans un long exil, répondent, pour ainsi dire, à tous les caractères que prend son éloquence, tour à tour ingénieuse et tendre, élégante, austère et sublime. Nul homme n'a mieux rempli ce ministère de la parole qu'avait suscité l'Évangile. Il est le plus beau génie de la société nouvelle entée sur l'ancien monde. Il est par excellence le grec devenu chrétien. Réformateur austère, sous ses paroles mélodieuses et vives on sent toujours l'imagination qui, dans la Grèce, avait inspiré tant de fables charmantes. Dans son idiome tout poétique, il représente l'aumône nous introduisant sans peine dans les cieux, et accueillie par le chœur des anges, comme une reine que les gardes reconnaissent à son cortège, et devant laquelle ils se pressent d'ouvrir les portes de la ville. Ce symbolisme de langage ravissait les chrétiens néophytes de l'Orient, et la sublime morale de l'orateur venait à eux parée de poésie. Ces peuples étaient plus sensibles que raisonnables ; et la société, d'ailleurs, ne peut jamais vieillir assez pour que l'imagination n'y garde pas une grande puissance. Peut-être même ce pouvoir augmente dans les jours d'agitation et de malaise public. Et comment ne paraîtrait-il pas invincible, lorsqu'il se mêle, comme dans Chrysostome, à tous les sentiments profonds du cœur humain, la pitié, la justice, le sacrifice de soi-même au devoir? Quelle n'est pas surtout la puissance de cette foi intime, de cette candeur enthousiaste, qui fait du génie même un instrument involontaire? En lisant les ouvrages de Chrysos-
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tome, on ne peut se croire si près de la barbarie. On se dit : La société va-t-elle renaître sous un culte nouveau, et remonter vers une époque supérieure à l'antiquité, sans lui ressembler ? Le génie d'un grand homme vous a fait cette illusion. Vous regardez encore, et vous voyez tomber l'empire démantelé de toutes parts1. »
18. Le Chrysostome de M. Villemain est-il le même que celui de M. A. Thierry? Evidemment non. Mais de deux portraits si différents, quel est le vrai? Nous allons essayer de le dire et de montrer sous son jour véritable la radieuse figure du plus grand des saints, du plus miséricordieux des évêques, martyrisé par les intrigues d'une cour du bas empire, et calomnié gratuitement après tant de siècles par un caprice d'érudit. Vous dites donc qu'il fut bien ingrat, « ce simple prêtre de province, jeté par un vent de fortune prodigieuse sur le siège métropolitain de tout l'Orient! » Il fut bien ingrat et bien orgueilleux de voir dans son élévation inespérée « l'effet non pas d'une faveur des hommes, mais d'une volonté expresse de Dieu! » Prêtre de province, fortune prodigieuse, siège métropolitain de tout l'Orient; que d'anachronismes en trois mots ! Ne dirait-on pas qu'il s'agit d'un de ces abbés de cour dont parle Saint-Simon, lesquels assiégeaient l'antichambre des ministres et mettaient sur les dents tous les chevaux de leurs protecteurs, pour arriver à un évêché? Prêtre de province, Jean Chrysostome! Mais il est assez notoire qu'Antioche, dont Chrysostome était le plus illustre prêtre, était la capitale de la Syrie, et que, hiérarchiquement parlant, elle avait un ressort plus considérable que Constantinople, dont le siège métropolitain, de création fort récente, ne s'étendait qu'à trois ou quatre provinces de l'Asie-Mineure. Est-ce la naissance de Chrysostome qui aurait pu paraître disproportionnée avec l'honneur de l'épiscopat? Mais l'honneur de l'épiscopat catholique, c'est précisément de n'être jamais ni au-dessous de la plus haute, ni au-dessus de la plus humble naissance. Quoi qu'il en soit, «Jean Chrysostome, dit encore M. Villemain,
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1. M.=. Villemain, Tableau de l'Eloq- chrét., au rv« siècle, pajj. 155, 216, 217.
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était né à Antioche; fils d’un père illustre qui remplissait un haud grade dans les armées de l'empire, en Orient. Il fut élevé dans la loi chrétienne par sa mère; mais il n'en suivit pas moins les leçons oratoires du sophiste Libanius. Chrysostome a raconté que Liba-nius, apprenant de lui que sa mère était veuve depuis l'âge de vingt ans, et n'avait jamais voulu prendre un autre époux, s'écria, en se tournant vers son auditoire idolâtre : « 0 dieux de la Grèce, quelles femmes se trouvent parmi ces chrétiens 1 ! » Chrysostome n'était donc ni un prêtre de province, ni un homme de basse naisssance ; il n'était pas davantage un parvenu, « jeté par un vent de fortune prodigieuse sur le siège métropolitain de tout l'Orient. » En vérité, quand saint Chrysostome employa tant de subterfuges pour se dérober aux honneurs de l'épiscopat ; quand il fallut, pour l'amener à Constantinople, user du stratagème que nous avens raconté précédemment, il est impossible de prendre au sérieux « ce vent de fortune prodigieuse. » On ne s'appeile un parvenu que quand on a voulu ardemment, absolument, ambitieusement parvenir. Plût à Dieu qu'ils fussent en grand nombre, ceux qui parviennent aux honneurs en les fuyant, aux dignités en les repoussant ! Et, quand même saint Jean Chrysostome n'aurait eu
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1 M. Villemain, Tableau de l'bioy. enrét. au iv« siècle, pag. 15."» .\I. Villemain n'a fait que traduire ici littéralement Palladius, évêque d'Hélénopolis, comtemporain, ami et biographe de Jean Chysostome. 'iuivvT); oùto; -K uèv yfvo; f/v sAvtiox-JÇ, uîôç YiyovoiZ xùv ôtaTrps-^avTwv èVj&voi; ïrapa ir, xœ;£î to'j GTiaT/yiTGu tr,; lupïic (Pallad., Dia'. devit.Joan. Chrys., cap. V; PulrU. jr/<*c, loin. .\LVI1, col. 18.) Voilà pour la naissance de Jean Chrysostome. Quaut à l'exclamation de Libanius par rapport à la mère de saint Jean Chrysostome, elle est textuellement tirée de l'épître du grand docteur ad viduam juniore/r (Pat"-, grœc, tom. XLVIII, col. G01.) Voici les expressions mêmes de Chrysostome. ; Kat -fàp £-[••*> tcotô v£o; en Sri, TÔv (TOjittt;'/ ■zb-t iixiv (-âvTwv 5è àvôptôv ôïiïiîai-j^Gvé(7T£po; èxeTvaç r,v) oîSa è~i TïoHcîiv ttjv y.rtiVio. tt.v larjv 8a'j(JLi!JcivTa, Twv fko ^apaKccÔr,afv(i>v àv-w ^vvôàvoix&vo;;, cla <iw6c, Ttï elr.v efw, xai tlvo; Imï'Vvto;. ôrt y_r*pa; Yy,yal7-^T âjiavflxvE îrap l^oO Tr.v t£ ïiÀ'.y.Cav T7;; jjl^toc^; xxi tt,^ £r,psîa; tûv xpô« vov - a>; Si et~ov 5*t stùv TîTcapaxovTa y-T07*^31 etxosiv i^£i Voi—ôv, è£ o5 tov Tta-réoiï àltéSaXe tôv È(jlov, ÈÇeri.âip'i, «ai <x>eS9ï;« |iiTx '/-ï' ^fô; TO'J; îrapôvra; îociv • Bolé«J, Itpr,, *lai Ttapà XpKTTiavoî; Yw""t'x£î E'ffl- La mère de saint Jean Chrysostepme se nommait Anthusa (ôv9o;, fleur), et son père Secundus.
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ni naissance, ni illustration de patrie, ni richesse héréditaire, quand bien même il eût été un « simple prêtre de province, » croyez-vous que son génie et sa vertu fussent des titres vulgaires ? Mais, j'ai hâte de le dire, cette insinuation frivole, qui sous des locutions empruntées à notre vocabulaire moderne, prétend flétrir la plus grande mémoire de l'antiquité ecclésiastique, me touche médiocrement. D'ailleurs, elle a pu être jetée au hasard, comme une flèche perdue, comme un trait piquant, pour réveiller l'attention ou la mémoire du lecteur. Mais ce qui est étudié, ce qui est cherché, ce qui est vingt fois répété, c'est que Jean Chrysostome, à force de « mener l'existence la plus isolée et la plus sauvage, » au milieu «de folles austérités» qui exaspéraient encore «son humeur chagrine, » était devenu « le plus intraitable des moines, poussant à l'extrême l'ostentation de la simplicité, » n'entendant rien « au ménagement des hommes, » repoussant «comme un crime toute concession en face du bien absolu; exigeant imprudemment des autres l'idéal de sainteté qu'il s'était formé à lui-même, portant dans l'exercice d'une autorité presque incontrôlée, le défaut habituel des solitaires jetés par les événements dans le mouvement du monde; ombrageux, hautain, jaloux de son pouvoir, toujours prêt à l'accroître, impatient de toute opposition, orgueilleux et opiniâtre. » Tel était, selon M. A. Thierry, Jean Chrysostome, à l'âge de cinquante-trois ans. Ce portrait, jusque-là inconnu, du grand évêque de Constantinople, a troublé plus d'un lecteur et déconcerté tous nos souvenirs historiques. Cette idée fixe de nous représenter Jean Chrysostome comme un solitaire, ayant passé la plus grande partie de sa vie dans une grotte du mont Casius, et jeté soudain au milieu du mouvement des hommes, sans comprendre rien à leurs passions, à leurs intrigues, est surtout complètement nouvelle. Quoi donc! me disais-je, Jean Chrysostome, avant son épiscopat, avait prononcé plus de trois cents homélies que nous possédons encore. Est-ce qu'il prêchait aux rochers du mont Casius ces chefs-d'œuvre, où il fait preuve d'une si parfaite connaissance du cœur humain ?
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19. Pour faire évanouir cette fantasmagorie, il suffît de
rétablir dans leur ordre chronologique, les diverses phases de la biographie de saint Jean Chrysostome. Rien n'est brutal, dit-on, comme les faits
et les dates. Ce ne sera pas notre faute si les dates authentiques et les faits
constatés renversent toutes les affirmations du nouveau critique. «Le jeune
Chrysostome, au sortir des bancs
de l'école, dit M. A. Thierry, s'était vu saisi d'une indomptable passion pour
la vie du désert. Réfugié dans une grotte du mont Casius, il y avait mené l'existence la plus isolée et la plus sauvage, passant
les nuits debout, pour dompter le sommeil, et jeûnant jusqu'à l'anéantissement de ses forces. » La vérité est que Jean Chrysostome,
né en 344, suivit jusqu'en 369 les cours d’éloquence professés à Antioche par le célèbre Libanius. Il avait donc vingt-cinq ans
accomplis, lorsqu'il sortit non pas «des bancs de l'école, » expression qui sent par trop l'odeur de nos modernes collèges, mais lorsqu'il
eut achevé le cycle de ses études oratoires, qui avaient déjà élevé le disciple
plus haut que le maître. La vérité est qu'alors, âgé de vingt-cinq ans, et par
conséquent en pleine possession de lui-même, loin « de se voir saisi par une
indomptable passion de vivre au désert, » il avait le désert en horreur. Voici
comme il le raconte lui-même, et il est probable que saint Jean Chrysostome
savait sa propre histoire. «J'eus le bonheur, dit-il, d'avoir dans ma jeunesse
de nombreux amis, véritables et sincères, fidèles aux lois de l'amitié et du
dévouement mutuel. Mais, par dessus tous, il en était un qui se montrait aussi
jaloux de mes autres amis que ceux-ci étaient eux-mêmes irrités contre ceux de
nos condisciples qui ne partageaient pas leur prédilection à mon égard.
Celui-ci était toujours le premier à mes côtés. Nous suivions les mêmes cours,
nous avions les mêmes maîtres, la même passion
pour les belles-lettres et l'étude, la même soif d'avancement et de progrès.
Nous nous accordions parfaitement, lorsque nous délibérions ensemble sur le
choix d'une profession brillante et d'un noble état de vie. Tout concourait
donc à maintenir entre nous une
liaison de plus en plus intime. Nous avions la même patrie, aussi illustre pour
l'un que pour l’autre. Basile, c'était son nom,
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avait une aisance suffisante; mes richesses n'étaient pas en même ? proportion avec les siennes; notre naissance se valait des deux côtés. Mais vint un jour où Basile, ce bienheureux serviteur de Jésus-Christ, résolut d'embrasser la vraie philosophie de l'Évangile, la vie monastique. Alors l'équilibre fut complètement rompu entre nous deux. Le plateau de sa balance s'élevait léger vers le ciel, le plateau de la mienne, tout chargé des passions mondaines et des ardeurs juvéniles, retombait lourdement vers la terre. Dès lors, bien que notre amitié subsistât toujours, nos relations cessèrent d'être habituelles. Il ne pouvait plus y avoir communauté de vie, là où n'existait plus celle des idées. Il me tendait les deux mains, dès que j'élevais un peu la tête au-dessus des flots ; cependant, nous ne pouvions retrouver la parfaite harmonie des jours anciens. Car il avait sur moi l'avantage du temps, et son ardeur pour la perfection évangélique redoublait chaque jour et l'emportait dans sa sublimité. Cependant, comme il était bon par excellence, et que son affection pour moi ne connaissait pas de bornes, il s'obstina à rester mon ami, bien qu'il se fût séparé de toutes nos autres liaisons. Il finit même par rétablir la fréquence de nos communications d'autrefois. C'était là le but qu'il s'était constamment proposé, sans avoir pu y réussir jusque-là, parce que ma lâcheté l'en empêcha longtemps. Comment, en effet, moi qui suivais assidûment le barreau, qui plaidais des causes, qui ne manquais pas une seule représentation théâtrale, aurais-je pu me renfermer dans la société d'un homme qui ne mettait jamais le pied ni au barreau, ni au spectacle 1? »
20. Il faut avouer que cette situation d'esprit ne ressemble guère à celle d'un adolescent fanatisé, lequel, « au sortir des bancs de l'école, s'était vu saisi d'une passion indomptable pour la vie du désert. » Mais ce n'est pas tout. Jean Chrysostome, non-seulement allait au théâtre et se livrait avec ardeur à la double poursuite de la gloire et des plaisirs, mais à cette époque de sa
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1. S. Joann. Chrysost., De Sacerdot., lib. I, cap. i-iv; Pair, gmc, t. SLV11I, toi. 025, 626.
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vie, il n'était encore ni catéchumène, ni chrétien. Loin de songer à s'enterrer dans une solitude, il se préoccupait de s'assurer, pour sa future carrière de jurisconsulte, la bienveillance impériale. Or, l'empereur régnant à Constantinople était alors Valens, le plus furieux ennemi des catholiques. Il avait pour collègues, en Occident, Valentinien I et le jeune Gratien. En 360, Jean Chrysostome fit ses débuts au barreau par une déclamation académique, sorte de panégyrique officiel des princes, qui équivalait à cette époque au serment professionnel de nos jeunes avocats. Nous n'avons plus cette pièce. Mais nous savons que Chrysostome en était fier, car il l'adressa aussitôt à son maître Libanius, lequel lui répondait la lettre suivante : « Libanius à Jean, salut. Aussitôt que j'eus reçu ton grand et beau discours, j'en fis la lecture à quelques connaisseurs, habiles eux-mêmes dans l'art de bien dire. Ils bondissaient de joie, ils battaient des mains en l'écoutant. Le ravissement, l'admiration se peignaient sur leur visage et dans leurs gestes. Pour moi, comment te peindre mon allégresse, quand je te vois porter au barreau, outre la science des lois, ce parfum exquis de littérature qui embaume ton premier discours? Heureux l'orateur tel que toi, qui sait louer ainsi! Heureux les princes qui trouvent de tels orateurs pour panégyristes 1 ! » Absorbé par les aspirations juvéniles de la renommée et du plaisir, comme il le dit lui-même, Jean Chrysostome jouissait de ses premiers succès et s'en préparait de nouveaux. Il délaissait Basile, l'ami de sa jeunesse, devenu chrétien fervent. Mais celui-ci ne l'abandonnait pas. Peu à peu, le plateau supérieur de la balance attira celui qui s'inclinait vers la terre. Jean Chrysostome subit l'influence de son vertueux ami ; il prêta l'oreille à ses tendres exhortations ; il commença à goûter les charmes de la doctrine évangélique; il l'étudia et se fit chrétien. Ce fut le pontife Mélèce qui lui conféra le sacrement de baptême. « Depuis ce jour, dit Palladius, je défie qui que soit de prouver que Jean Chrysostome ait prononcé une parole de
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1. Epist. Libanii ad Joann. Chrysost., citât, ab Isodoro Peîusiolâ; Epist. XUf» Jih. II; Patr. (jrœc-, tom. LXXVIII, col. 483.
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blasphème, de médisance ou de mensonge, se soit livré à un seul mouvement de colère, ou ait souffert qu'on tînt devant lui, même sous forme de plaisanterie, des propos injurieux contre le prochain 1. » Entre Palladius qui met au défi de citer un seul acte d'emportement commis par Jean Chrysostome depuis son baptême, et M. A. Thierry qui nous le représente comme l'un « de ces opérateurs hardis qui aiment l'art pour l'art, et abusent du fer et du feu pour extirper un mal sans s'inquiéter beaucoup du malade, » comme un despote « ombrageux, hautain, jaloux de son pouvoir, portant dans l'exercice de son autorité presque incontrôlée la passion farouche d'un solitaire jeté par les événements dans le mouvement du monde, » le lecteur jugera.