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24. Cette brillante victoire fut pourtant stérile. Narbonne resta insoumise; Othman ne la rendit pas. Charles ne pouvait, sans compromettre les intérêts de l'Austrasie, s'attarder au siège d'une place exceptionnellement forte, grâce à sa situation naturelle et aux travaux de défense exécutés jadis par les Romains. Les nouvelles reçues des bords du Rhin étaient inquiétantes. Placé entre
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1 Super Bcrre fîuvio (Annal, vêler. Francor. ; Fatr. lat., tom. XCV11I, col. 1414). Ce nom est encore aujourd'hui resté le même.
2. Et exjierti simt Saraceni Francorum pratio qui ex Syria egressi simt, Caro-/wfi foriissimum in omnibus reperiri. (Annal, veter. Francor. ; Patr. lat., tom. XCVtll, col. 1.414.)
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p51 CHAP. I.. — LES SARRASINS ET CHARLES MARTEL.
l'islamisme du midi et l'idolâtrie du nord comme entre deux hydres dont les têtes renaissaient sans cesse sous ses coups, Charles était vraiment le «marteau» obligé de frapper à droite et à gauche. sans s'arrêter nulle part. Contraint de lever le siège de Narbonne et de livrer ainsi la Septimanie à la discrétion des Sarrasins, il prit un parti extrême dont l'archéologie moderne lui sait fort mauvais gré, sans se douter peut-être qu'il n'y aurait plus en France d'autres archéologues que des musulmans, si le héros se fût laissé attendrir par des considérations de ce genre. « Il résolut, dit M. Reinaud, de désarmer toute la Provence, et de mettre les Sarrasins dans l'impossibilité de s'établir d'une manière solide ailleurs qu'à Narbonne. Les fortifications de Béziers, Agde et d'autres cités considérables furent rasées. Nimes vit abattre ses portes et ses remparts : les fameuses « Arènes, » qui par les dimensions et l'épaisseur de leurs murailles auraient pu servir de forteresse à l'ennemi, furent livrées aux flammes. Le même traitement fut infligé à Maguelonne 1, ville qui, à une époque où Montpellier n'existait pas encore, présentait un aspect imposant, et qui d'ailleurs par la sécurité de son port sur le lac du même nom, offrait un lieu de retraite aux navires sarrasins venus d'Espagne et d'Afrique. Telle était la défiance de Charles qu'il emmena avec lui, outre un grand nombre de prisonniers arabes, plusieurs otages choisis parmi les chrétiens du pays2. » Ces rigoureuses mesures auraient eu besoin d'être compensées, vis-à-vis des populations qu'elles atteignaient si douloureusement, par des ménagements d'un autre genre. La politique, à défaut d'une inspiration plus élevée, semblait en faire un devoir. Charles ne le comprit pas, soit que son génie exclusivement guerrier ne se prêtât point à d'autres combinaisons que celles du champ de bataille, soit que la popularité de la maison d'Aquitaine dans tout le midi de la Gaule et la défaveur qui s'attachait dans
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1. Maguelorme se releva de ce désastre, et devint, en 1060, le siège d'un évêché que le pape Paul III transféra à Montpellier en 1336. Elle fut définitivement ruinée en 1622, par Louis XIII. Il n'y reste plus aujourd'hui que dix habitants et une magnifique église du VIIe siècle transformée en écurie.
2 Reinaud, Invasions des Sarrasins, pag. 60.
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ces provinces à la domination d'Austrasie, l'aient poussé à des violences auxquelles d'ailleurs son caractère était naturellement enclin. Toujours est-il qu'au lieu de rendre aux églises, aux abbayes, aux évêques les territoires dont les Sarrasins les avaient dépouillés, il s'en attribua à lui-même la dévolution et les répartit comme des épaves entre ses leudes et ses compagnons d'armes. Ou eut donc le spectacle d'un prince chrétien aggravant par une spoliation sacrilège les calamités de l'invasion musulmane. « Le vénérable Villicaire, métropolitain de Vienne, voyant, dit Adon, son église dépouillée de toutes ressources par la politique furieuse et insensée des Francs, abdiqua la charge épiscopale, et se retira au monastère d'Agaune pour y achever ses jours dans la retraite. Les provinces ecclésiastiques de Lyon et de Vienne, indignement spoliées toutes deux, restèrent quelques années sans pasteur, et des laïques se mirent à main armée en possession des biens sacrés des églises 1.» De semblables lamentations remplissent les chroniques des divers diocèses. L'église de Reims perdit le riche domaine de Sparnacam, Épernay; elle ne devait le recouvrer qu'un siècle plus tard sous le règne de Louis le Pieux2. L'historien rémois Flodoard dépeint Charles Martel, ex ancillœ stupro natus, comme un despote terrible, qui « surpassa en audace tous les anciens rois, livra les évêchés du royaume des Francs à des comtes et à des laïques, dépouillant les pasteurs légitimes de l'administration épiscopale 3. » Les églises de Verdun 4 et de Toul 5 furent également spoliées; l'abbaye de Saint-Evre passa aux mains du comte Odoard, l'un des leudes favoris de Charles Martel. D'autres laïques furent mis en possession des monastères de Moyen-Moutier, de Sénones, de Saint-Dié 6.
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1 Vastata et dissipala Viennensi et Lwjdunensi provincia, a/iquot amis sine episcopis utraque ecclcsia fuit, laicis sacrilège et barbare res sacras ecclesiarum oblinenlibus. (Ado Vienn., Chrome.; Pati: lat., tom. CXXXI1, col. 122. ,
2. Eigot, Histoire du royaume d'Austrasie, tom. IV, pag. 159-
3 Flodoard, Hist. eccles. Remens., lin. Il, cap. xn ; Patr. lat., toin. CXXXV, col. 116. —
4 Episcop. Virdunensium Gesln; l'air. Int., t. CXXXII, col. 513-514.
5 Benoit Picard., Hist. de Toul, preuves, pf.g. 1-3.
6 Beuoit Picard., Hist. de Toul, preuves, pag. 273.
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25. Avec de tels sujets de récriminations et de plaintes, la pacification du pays était impossible. Charles avait à peine ramené ses armées victorieuses au confluent du Rhin et de la Lippe, refoulé les Saxons dans leur ancien territoire et recu d’eux un nouveau serment de fidélité, quand il apprit que Maurontius venait de rentrer en Provence, suivi de ses alliés, les Arabes, qui s'étaient réinstallés à Marseille, à Arles et jusqu'à Avignon. Tout le fruit de la campagne précédente était perdu. Cette fois encore, une armée lombarde, envoyée par Luitprand, franchit les Alpes et rejoignit Charles Martel et Hildebrand, qui accoururent eux-mêmes du fond de la Germanie avec leurs troupes infatigables (739). Il ne fallait rien moins qu'une telle célérité pour arrêter à son début une troisième invasion, aussi redoutable que les précédentes. Après des combats sanglants, Avignon, Arles, Marseille, tout le territoire compris entre la Durance et la Méditerranée furent successivement reconquis. Maurontius et les débris des troupes musulmanes se réfugièrent dans les tours bâties sur des rocs inaccessibles, vers l'embouchure du Var et les montagnes de Nice. Le rôle de Maurontius finit là; l'histoire ne nous apprend pas quelle fut la fin de ce traître. Il est certain seulement que les soldats lombards s'acharnèrent au siège de chacune de ces forteresses isolées et s'en rendirent maîtres. La Provence fut donc de nouveau délivrée du joug des Sarrasins ; mais ces infidèles gardaient toujours Narbonne et la Septimanie. « Or, disent les Annales de Metz, Charles ayant soumis la région de Marseille à son empire, revint au pays des Francs, à la villa de Verberie-sur-Oise. Tous ses ennemis étant vaincus, il gouverna en paix ses états, et dans l'année qui suivit (710), il ne conduisit d'armée sur aucun point du territoire. » L'année du repos précédait pour lui celle de la mort. Sa carrière militaire était terminée, mais les Sarrasins devaient longtemps encore souiller de leur présence le sol des Gaules. Ils se maintinrent au pied des Alpes jusque vers les premières années du XIe siècle, laissant de ce long séjour deux souvenirs désastreux, le sac de l'abbaye d'Agaune dont tous les religieux furent passés au fil de l'épée, et l'incendie de Saint-Jean-de-Maurienne.
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p54 PONTIFICAT DE SAINT GDÉGOIHE III (731-741).
Le lecteur comprendra que des faits de cette importance devaient être remis en lumière dans une histoire de l'Église, parce qu'en dehors de toute préoccupation religieuse ils préparent, expliquent et justifient surabondamment les croisades, ces expéditions que l'Europe chrétienne décora du titre magnifique de Gesta Dei per Francos.
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VI. Guerre contre les Sarrasins d’Espagne.
70. Pendant que l'armée des Francs, entourant le trône de Charlemagne à Paderborn, voyait s'agenouiller devant le fier monarque tous les peuples saxons et les entendait «jurer de demeurer fermes dans la foi chrétienne et dans l'obéissance au roi, consentant à perdre leurs terres et la liberté s'ils violaient leur serment, » l'émir de Saragosse, Soliman-Ibn-el-Arabi, avec une brillante escorte de chefs maures vint implorer le secours du héros contre le calife de Cordoue Abdel-Rahman-Ben-Mousaya. « Ce dernier, s'il faut en croire la chronique de Moissac 1, était le plus cruel de tous les chefs musulmans qui eussent jusque-là gouverné l'Espagne, dont il avait fait un séjour de désolation et d'horreur. Non content d'avoir immolé ses adversaires, sa férocité sévit même sur les membres de sa propre famille ; un de ses frères fut brûlé vif par son ordre, après avoir eu les pieds et les mains coupés. A force d'exactions et d'impôts, il réduisit les juifs et les chrétiens d'Espagne à un tel état d'exaspération et de détresse que la plupart d'entre eux quittaient le pays, après avoir précipité dans les flammes leurs propres enfants et leurs esclaves. » M. Fauriel, qui cite ce passage, trouve le récit du chroniqueur exagéré, absurde même. II estime que d'autres considérations et des motifs purement politiques ignorés de nos annalistes durent seuls déterminer la résolution prise par Charlemagne d'intervenir au delà des Pyrénées. Selon lui, il convient de rattacher l'ambassade de Soliman-Ibn-el-Arabi aux mêmes causes qui avaient amené en France sous Pépin le Bref les envoyés d'Almansor. La rivalité entre les califes Abbassides de Bagdad et les califes Ommyades de Cordoue suffirait à tout expliquer 2. Nous n'admettons pas l'exclusivisme de cette opinion. Sans méconnaître l'influence que dut exercer ici la rivalité entre les deux califats ennemis, nous croyons que si elle eût été seule en cause Charlemagne, loin de prendre une part active à la lutte, se fût borné à laisser les deux partis se dévorer entre eux. Au contraire, nous
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1 Chronic. Moiss., ad ann. 793. — * Fauriel, Hùt. de la Gaule méridionale, tom. III, pag. 334.
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prenons très au sérieux les griefs dont parle la chronique de Moissac, d'autant qu'ils sont reproduits par un auteur contemporain, l'astronome de Limoges, lequel n'hésite point à donner le caractère d'une véritable croisade à l'expédition. «Charlemagne, dit-il, résolut d'affronter les périls d'une telle guerre pour secourir, au nom du Christ, l'église d'Espagne opprimée sous le joug intolérable des Sarrasins 1.» Enfin, un document d'une authenticité incontestable, bien qu'aucun historien moderne ne l'ait encore signalé, nous apprend que, de la part de certaines tribus arabes des frontières pyrénéennes, il y avait eu tentative d'invasion sur le territoire de la France. Voici en effet ce qu'au mois de mai 777 le pape Adrien écrivait à Charlemagne : « Nous venons de recevoir de votre royale sublimité le message par lequel vous nous informez que la race impie des Agaréniens (Sarrasins) s'apprête à entrer en armes sur vos frontières. Cette nouvelle nous a profondément affligé. Plaise au Seigneur tout-puissant et à son apôtre Pierre de détourner de la France un tel fléau ! Nous ne cessons avec nos prêtres, nos religieux, tous les clercs et l'universalité de notre peuple, d'adresser pour vous nos prières à la clémence divine afin qu'il vous soit donné de vaincre cette infâme race des Agaréniens. Ayez confiance et courage, très-doux et très-aimant fils; jour et nuit nous prions pour le succès de vos armes. Vos ambassadeurs nous sont arrivés vers les premiers jours de mai, et nous faisons immédiatement partir les très-saints évêques André et Philippe avec l'éminentissime Théodore notre neveu, pour vous porter nos encouragements, nos vœux et nos espérances de victoire2. » D'apres la teneur et la date de cette lettre pontificale , il n'est pas douteux qu'antérieurement à l'arrivée de Soliman-Ibn-el-Arabi à Paderborn il y avait eu un mouvement hostile des Sarrasins sur le versant français des Pyrénées. En effet, le plaid national qui se tint à Paderborn n'ouvrit qu'après les fêtes de Pâques célébrées par
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i Aslronora. Lemovicens., Vila Hludcwici; Pertz, Scriptor. Gerrnan.,tom. II, pag. COS. » Codex Carolin., lxi ; Patr. lat., tom. XCVII1, col. 308.
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Charlemagne à Nimègue. Or, en 777, Pâques tombait le 31 mars. Pour que les envoyés francs pussent arriver vers les premiers jours de mai à Rome, il ne paraîtra pas exagéré de supposer un mois de voyage. Les lettres par lesquelles Charlemagne informait le pape d'une invasion de Sarrasins sur les frontières méridionales durent donc être expédiées de Nimègue avant le plaid national de Paderborn, lequel s'ouvrit précisément au mois de mai, à la date où Adrien écrivait sa réponse au roi des Francs.
71. Quelle que fut pour Charlemagne la nécessité de frapper un coup rapide sans laisser à ses nouveaux ennemis le temps de se mettre en défense, il ne pouvait cependant pas recommencer contre les sarrasins d'Espagne la tactique qui venait de lui réussir dans le Frioul contre les ducs lombards. Bien que, depuis Abdérame, l'élan guerrier du mahométisme se fût singulièrement affaibli, il était encore formidable : la cavalerie musulmane était après celle des Francs la première du monde. D'ailleurs, il importait de pacifier entièrement la Saxe et de ne point laisser les frontières du Rhin en proie aux barbares du Nord, pendant qu'on irait refouler au delà des Pyrénées les barbares du Sud. Les préparatifs furent immenses; ils absorbèrent les six derniers mois de l'an 777. Toutes les milices de la Bourgogne, d'Austrasie, de Bavière, de Germanie, de Provence, de Septimanie et du nouveau royaume lombard, furent convoquées pour le printemps de l'année 778. « Jamais roi franc n'avait encore, disent les annales de Metz, commandé une pareille armée. L'Espagne entière trembla à l'approche de ces innombrables légions 1. » Les escadrons venus d'Italie, successivement grossis en chemin par ceux de la Provence et de la Septimanie, devaient pénétrer en Espagne par les défilés orientaux des Pyrénées. A la tête des austrasiens et de toutes les milices du Nord Charlemagne passa la Loire, traversa l'Aquitaine et se rendit à Casseneuil, résidence et forteresse royale, située à l'angle formé par le confluent du Lot et de la Garonne: il y célébra la fête de Pâques (19 avril). La reine Hildegarde, qui l'avait
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1 Annal. Metens., ann. 773.
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accompagné jusque-là, donna le jour à deux fils jumeaux dont l'un devait être Louis le Débonnaire; l'autre, nommé Lothaire, mourut en bas âge. Charlemagne continua sa route vers les Pyrénées à travers la Vasconie, duché féodal appartenant à Lupus neveu du vieil Hunald. La gloire et la puissance du fils de Pépin le Bref n'étaient pas de nature à réjouir le cœur du descendant des rois mérovingiens. « Mais Lupus dissimula ses noirs ressentiments, dit la charte d'Alaon. Il multiplia les serments de fidélité au grand roi Charles, montrant en cette circonstance une hypocrisie digne du sang de Vaïfre qui coulait dans ses veines. » Les perfides démonstrations de Lupus se perdirent dans l'ouragan de fer qui envahit un instant la Vasconie pour couvrir bientôt toutes les crêtes des Pyrénées.
72. Une trahison se préparait donc dans l'ombre; les poètes épiques qui ont depuis illustré par de véritables Iliades cet épisode de notre histoire ne sont pas sortis de l'exactitude réelle, mais seulement de l'individualité vraie, en personnifiant le traître dans le Gannelon de leurs chants. Les Pyrénées furent franchies simultanément sur deux points, la Navarre par Charlemagne en personne qui fondit sur Pampelune comme sur une proie, la Catalogne par les détachements lombards et septimaniens qui entrèrent vainqueurs à Girona et à Barcelone. L'émir d'Huesca, l'un des ambassadeurs de Paderborn, accourut avec les principaux chefs de sa province et prêta serment de fidélité au roi des Francs. Soliman-Ibn-el-Arabi, l'ex-gouverneur de Saragosse, ne put offrir que sa bonne volonté. Dans l'intervalle, il avait été destitué de ses fonctions par le calife de Cordoue et remplacé par Abdel-Melic-ben-Omar, le roi Marsile des chansons de geste. Celui-ci affichait la résolution de résister à outrance, et s'il ne pouvait triompher de vendre du moins chèrement sa vie. Les deux armées franques se réunirent comme dans un immense confluent autour des remparts de Saragosse, dont le siège commença. La défense d'Abdel-Melic fut longue et énergique, mais enfin les habitants le forcèrent à capituler. Soliman-Ibn-el-Arabi, réintégré dans sa charge, reconnut la suzeraineté du vainqueur. Une nouvelle province qui prit le
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nom de Marche d'Espagne (marca Hispanica) se trouva ainsi annexée à la couronne des Francs. Des évêques furent rétablis dans toutes les anciennes cités épiscopales, car depuis l'invasion mahométane les chrétiens de la Catalogne avaient été placés sous la juridiction de l'archevêque de Narbonne, et ceux de l'Aragon sous la dépendance spirituelle des métropolitains d'Auch 1.
73. La victoire de Charlemagne brisa les fers d'une multitude innombrable de captifs. Parmi eux se trouvèrent des Italiens, des Romains même. « Vous nous mandez, écrivait le pape Adrien à Charlemagne, qu'au nombre des esclaves délivrés par votre royale puissance du joug des infâmes Sarrasins, vous avez rencontré des Italiens et des Romains, et vous vous étonnez avec raison de la possibilité d'un pareil trafic. Il n'est le fait ni des habitants de l'Italie ni de ceux de Rome, à Dieu ne plaise ! Jamais pareil crime ne s'est commis sous notre gouvernement. Mais du temps des Lombards, les navires grecs qui abordaient sans cesse sur nos côtes faisaient avec eux et par eux le commerce des esclaves. Ils leur achetaient non-seulement des captifs isolés mais des familles entières. Depuis deux ans nous nous sommes adressé au duc Allô, le priant d'équiper des vaisseaux qui pussent donner la chasse aux corsaires grecs et les brûler sans merci. Ce duc a constamment refusé de nous obéir. Or, je n'ai, moi, ni flotte ni matelots à mettre en mer. Le Seigneur m'est témoin que je n'ai rien négligé pour prévenir de pareils désastres. Ainsi, dans le port de Centumcellœ (Civita-Vecchia), j'ai fait saisir des vaisseaux grecs employés à cet infâme trafic et retenir en prison les hommes de leur équipage. Durant la dernière famine qui a sévi dans nos contrées, les Lombards profitèrent de la détresse générale et de la misère publique pour renouveler sur une plus vaste échelle leur commerce d'esclaves : ils en ont vendu par milliers aux Sarrasins 2. » Cette lettre du pape Adrien nous semble répondre merveilleusement aux éloges posthumes dont Fleury comblait la
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1 M. Reinaud, Invasions des Sarrasins en France, pag. 93. » Codex Carolin,, lxiv; Pair, lat., tom. XCVIII, col. 318.
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p566 MMVIHWn DE SAINT ADMIiS I (Tll-l'JÙ),
race inoffensive des Lombards. Elle nous explique en même temps l'horreur que toute la France du moyen âge professa pour ce peuple d'ignobles trafiquants, dont le nom était devenu synonyme de corsaire.
74. Des rives de l'Ebre où Charlemagne se trouvait alors, rien ne pouvait s'opposer à ce qu'il pénétrât jusqu'au Guadalquivir, refoulant par delà le détroit de Gibraltar l'invasion musulmane qui s'était un siècle auparavant abattue sur l'Espagne. S'il en eût été ainsi, l'histoire de l'Europe ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui, la face du monde eût été changée. Dieu ne le permit point; et il faut bien ici reconnaître son intervention. Dans l'ordre des phénomènes physiques, le grain de sable du rivage suffit à arrêter les fureurs de l'Océan: dans la sphère des événements laissés à la libre disposition de l'homme, il suffit d'un incident secondaire pour déconcerter les plus vastes projets, les plans conçus par les plus grands génies. Un courrier expédié des bords du Rhin apporta à Charlemagne la nouvelle d'une insurrection générale des Saxons : l'expédition d'Espagne prit fin immédiatement. La barbarie du Sud était sauvée par les barbares du Nord; les adorateurs de Teutatès venaient au secours des fidèles de Mahomet. Le duc de Vasconie, Lupus, fut-il étranger à ce soulèvement qui éclatait d'une manière si opportune pour les ennemis de la chrétienté et de la France ? Pas plus qu'il ne l'avait été aux intrigues de Didier; pas plus qu'il ne l'était encore à celles d'Adalgise. Le neveu d'Hunald et le duc Tassilo de Bavière continuaient entre eux l'alliance de leurs pères Hunald et Ogdilo ; ils nourrissaient la même haine contre la dynastie carlovingienne : tant les ressentiments politiques sont vivaces, tant leurs racines s'étendent au loin dans les champs de l'histoire! M. Fauriel croit pouvoir affirmer que Lupus, dans le guet-apens qu'il méditait contre Charlemagne, non-seulement fit intervenir le soulèvement de la Saxe, mais qu'il entraîna même les rois chrétiens des Asturies, Fruela et Garsias 1, dont les armes se seraient sacrilégement unies avec celles des Vascons et des Musulmans contre le plus grand des
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1 Fauriel, llist. de la Gaule méridionale, tom. III, pag. 342.
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p567 . VI. — GUERRE CONTRE LES SARRASINS D'ESPAGNE.
héros chrétiens. A la distance dix fois séculaire où nous sommes de l'événement, il est fort difficile d'en démêler tous les détails. Une seule chose est certaine, c'est qu'à la nouvelle de l'insurrection saxonne Charlemagne quitta Saragosse, revint sur ses pas, détruisit chemin faisant les fortifications de Pampelune, et reprit la même route qu'il avait suivie pour pénétrer en Espagne.