Darras tome 21 p. 552
12. Après cette victoire inespérée, les Milanais sur les ruines fumantes de leur malheureuse ville jurèrent que jamais Gothfred ne serait leur archevêque, et se préparèrent à une élection canonique qui leur donnerait enfin un légitime pasteur. Elle eut lieu le jour
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1 Arnulf indique la date en ces termes : Cum paschales instarent feris. Bonizo. dit au contraire que l'action eut lieu après les fêtes pascales : Tran-sacla-vero paschali festivitate. (Ad amie. Lib. VI; Patr. Lat. Tom. CL, col. 833.)
2. Arnulf. Gest. archiepisc. Mediolan. Lib. III; Patr. L..'.. Tom. CXLV1I. col. 822.
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de l'Epiphanie (6 janvier 1072) dans la basilique de sainte Marie, sous la présidence d'un légat du saint-siége nommé Bernard, envoyé par le pape Alexandre II et l'archidiacre Hildebrand1. Tous les clercs, abbés, religieux y prirent part avec la foule immense du peuple. Le choix tomba sur un clerc nommé Atto, qui fut immédiatement préconisé. Mais dans la soirée, comme le nouveau pontife allait s'asseoir au festin qui avait été préparé dans une salle du palais, les partisans de Gothfred firent une irruption soudaine. Ils se saisirent d'Atto, lui meurtrirent le visage à coups de poings et le prenant par les pieds et la tête le traînèrent au bas de l'escalier. Echappé tout sanglant à leur fureur, il vint se prosterner devant le maître-autel de la basilique. Les bourreaux l'y poursuivirent encore et le portant à l'ambon lui enjoignirent sous peine de mort de renoncer pour jamais au siège de Milan. Durant ce tumulte le légat du siège apsotolique en butte aux outrages de la soldatesque eut ses vêtements mis en lambeaux et se vit sur le point d'être égorgé par ces barbares. Cependant dès le lendemain Herlembald parvint à chasser de la ville les soldats de Gothfred et à rétablir l'ordre. Alexandre II informé de ce nouvel attentat, réunit à Rome un concile qui déclara nul le serment arraché par la violence au malheureux Atto et le maintint en possession de la dignité métropolitaine. Gothfred fut une seconde fois frappé d'anathème (avril 1072) et l'archidiacre Hildebrand notifia ces décisions par une lettre adressée à Herlembald; mais dans l'intervalle, sur l'ordre du roi de Germanie Henri IV, les évêques suffragants de la province métropolitaine s'étaient réunis à Novarre. Ils y procédèrent au sacre de Gothfred et le confirmèrent en tant qu'il dépendait d'eux dans son titre d'archevêque de Milan. Or, ajoute le chroniqueur, le décret royal avait dit-on, été obtenu à force de présents, licel prœceptio regia tnultis dicatur impetrata muneribus 1. Plus explicite Bonizo de Sutri nous apprend que « par le conseil des simoniaques, des capitanei de Milan et des évêques Lombards, Gothfred s'était personnellement rendu en Germanie, avec les présents dont il voulait faire usage.
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1. Arnulf. loç. cit. col. 323.
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Là il n'eut aucune difficulté à acheter la conscience du jeune roi ; il lui promit d'anéantir la Pataria, de s'emparer de la personne du chevalier Herlembald et de l'envoyer chargé de chaînes à la cour du monarque. Vainement le pape Alexandre II avait, par des lettres apostoliques pleines d'une tendresse vraiment paternelle, supplié Henri IV de faire cesser la persécution qui pesait sur les fidèles de Milan et de laisser leur pasteur légitime l'archevêque Atto gouverner en paix une église depuis si longtemps désolée. Atto avait toutes les qualités requises pour l'épiscopat : la noblesse des sentiments s'alliait chez lui à celle de la naissance. Toutes les recommandations du pape échouèrent devant l'or de Gothfred ; Henri IV expédia sur le champ l'ordre de procéder au sacre ou plutôt au sacrilège qui eut lieu à Novarre 1. » Mais ni les injonctions royales, ni les intrigues simoniaques, ni la consécration obtenue par de telles manœuvres ne devaient ouvrir les portes de Milan au sanguinaire Gothfred. Il n'y remit jamais le pied. Dès le lendemain de son sacre (février 1073) il reprit la campagne, partout repoussé par les troupes victorieuses d'Herlembald et fut encore une fois contraint de se renfermer, non plus dans la forteresse de Castiglione qui lui rappelait des échecs trop récents, mais dans celle de Brebbia 2, où il recommença sou système accoutumé de meurtres et de rapines. Tels étaient les prétendus évêques que le despotisme césarien créait de toutes pièces et envoyait gouverner les âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ. Impuissant à triompher d'Herlembald, Golhfred qui devait déjà au jeune roi son élection, l'anneau avec le bâton pastoral et le sacre, était forcé d'attendre encore l'arrivée d'Henri IV en Italie pour s'introduire à la suite de l'armée teutonique dans une cité qu'il avait incendiée et dont il se prétendait le père. Il nous est resté de ces espérances simoniaques qui ne devaient jamais se réaliser un monument archéologique du plus haut intérêt. C'est un bénitier d'ivoire, sculpté dans le style byzantin, sans doute par quelques uns des artistes venus de Constantinople en Italie pour travail-
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1.Ttrmïto Sutr. loc. cit. fatr. Lui. mm. CL, col. 833,
2. Près d'Angera.
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ler à la basilique du Mont-Cassin. La Vierge Marie drapée dans les plis d'un manteau impérial est représentée assise sur un trône et tenant sur les genoux son divin Fils. Les quatre évangélistes avec leurs attributs symboliques lui font cortège. C'était avec ce bénitier que Gothfred voulait recevoir un jour le roi Henri IV son maître à la porte de la cathédrale de saint Ambroise, ainsi que nous l'apprend l'inscription suivante gravée sur le pourtour extérieur du vase :
Vates Ambrosi, Gotfredus dat tibi, sancte,
Vas veniente sacrant, spargendum Ccesare lympkam.
« Saint docteur Ambroise, Gothfred vous offre ce vase destiné à répandre l'eau bénite, à l'arrivée de César 1. » César ne vint point à temps pour recevoir l'eau que lui aurait présentée une main sacrilège et la cathédrale de Milan a hérité de ce précieux monument auquel une origine simoniaque n'enlève rien de sa valeur artistique.
13. Quelques semaines après le sacre de Gothfred, le pape Alexandre II mourait et avait pour successeur Grégoire VII. «A cette nouvelle, dit Arnuif, l'archevêque Atto se rendit à Rome où le pape élu l'accueillit avec la plus vive tendresse et voulut l'avoir pour hôte dans le palais de Latran 2. » Ce ne fut pas seulement l'hospitalité matérielle que Grégoire VII offrit au légitime pasteur de Milan, mais tout l'appui de son autorité apostolique. Le VIII des calendes de juin (23 mai 1073), il écrivait à la duchesse Béatrix de Toscane et à sa fille la comtesse Mathilde une lettre conçue en ces termes : « Vous savez, filles très aimées de saint Pierre, avec quelle audacieuse impudence les évêques de Lombardie osent afficher l'hérésie simoniaque et la couvrir de leur patronage. Ils n'ont pas rougi de procéder au sacre de Godfred, deux fois excommunié pour fait de simonie, c'est à dire qu'ils ont par une ordination
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1. Le
bénitier de Milan, décrit par M. Didron dans les Annales archéologi.
ques de 1857. a été reproduit en bronze pour l'usage des églises par M.
Chertier, fabriquant d'orfèvrerie religieuse.
2. Arnuif. Lib. IV, cap. îv, col. 323.
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sacrilège profané le sacrement de l'ordre et constitué un hérétique notoirement anathématisé. Ces hommes n'avaient jusqu'ici soutenu contre le seigneur qu'une guerre sourde, lançant à la dérobée leurs pierres et leurs flèches, les voilà qui se coalisent pour renverser la religion et ébranler la pierre immuable sur laquelle est fondée la sainte Eglise romaine. Précurseurs de l'antechrist, satellites de l'antique ennemi, ils lâchent la bride à leur fureur et entament le combat à ciel ouvert. Votre prudence saura d'un seul coup d'œil apprécier le péril; «ne point résister à de tels aggresseurs, qu'est-ce autre chose que renier la foi ? » dit saint Grégoire le Grand. Nous vous exhortons dès lors et vous prions instamment d'éviter leur communion de peur de prêter à leur faction une ombre de crédit ou d'influence. En pareille matière ne vous laissez point influencer par la politique de ce monde, qui est vaine, éphémère et trompeuse ; tenez pour certain que, par la miséricordieuse protection du seigneur et de saint Pierre, si vous gardez dans une libre indépendance la droiture du cœur, nul ennemi si perfide qu'il puisse être ne saura vous nuire. » Ces dernières paroles faisaient évidemment allusion aux manœuvres que les partisans de Gothfred essayaient alors près de la duchesse de Toscane. Appuyés sur l'autorité du jeune roi de Germanie, leur césar, ainsi qu'ils le nommaient, ils cherchaient à obtenir par la terreur le concours ou du moins la neutralité des grands vassaux italiens. Pour édifier complètement sur ce point la conscience de Béatrix et de Mathilde, Grégoire VII ajoute : «Dans une lettre précédente, je vous ai déjà fait connaître le plan de conduite que je me propose de suivre à l'égard du roi. Notre intention est toujours de lui envoyer des hommes religieux pour le ramener par leur avis et avec la grâce de Dieu à l'amour de la sainte église romaine, et le faire entrer dans une voie qui le conduira dignement à l'honneur du sacre impérial, ad condignam formant suscipiendi imperii. Si ce qu'à Dieu ne plaise, il refusait de nous écouter, nous ne pourrions ni ne devrions trahir pour lui l'église romaiue qui nous a nourri de son lait. Cette sainte église a souvent demandé à ses fils leur propre sang pour en enfanter d'autres. En ce qui nous concerne, il est plus sûr pour nous de la dé-
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fendre jusqu'à l'effusion de notre sang, que de perdre notre âme en prêtant notre ministère à l'iniquité 1. »
14. La précédente lettre à laquelle se réfère Grégoire VII avait été adressée quelques jours auparavant au jeune duc Godefroi de Lorraine, dit le Bossu, époux de la comtesse Mathilde. Son père Godefroi le Grand venait de mourir, le laissant de son chef héritier direct du duché de Lorraine et par son mariage avec Mathilde, héritier présomptif de celui de Toscane. L'infirmité physique du nouveau duc n'avait point été aux yeux de la comtesse un obstacle à cette union de famille. Comme la sainte impératrice Cunégonde ou la pieuse reine d'Angleterre femme d'Edouard le Confesseur, Mathilde de Toscane avait consacré sa virginité au Seigneur; son alliance avec Godefroi le Bossu fut contractée d'un mutuel accord sous cette réserve formelle. Vainement la cour de Germanie avait cherché à mettre obstacle au mariage. Béatrix et sa fille soutenaient ouvertement en Italie les intérêts catholiques et les droits du saint-siége. La quantité de seigneurs, de châteaux forts, d'abbayes, de villes importantes, telles que Florence, Pise et Mantoue, qui relevaient de leur mouvance, en faisait les plus riches feudataires de la couronne germanique. La future héritière de ces vastes domaines, la comtesse Mathilde réunissait toutes les qualités personnelles qui rehaussent la grandeur : jeunesse, vertu, beauté. Elle parlait trois langues, le latin, le français et l'allemand. La poésie lui était fami-lière ; elle avait le goût de toutes les nobles et grandes choses. Tous les princes de la chrétienté recherchèrent sa main. L'empereur de Coustantinople Alexis Comnène, le roi Henri IV lui-même, les fils de Guillaume d'Angleterre et de Philippe I en France comptèrent parmi ses prétendants. Fidèle à son vœu de virginité Mathilde refusa toutes leurs propositions, elle épousa Godefroi le Bossu à la condition de garder dans le mariage la continence parfaite et de n'être jamais contrainte à quitter la Toscane pour accompagner son époux en Lorraine. L'amour de prédilection qu'elle affichait
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1. S. Greg. VII, Epist. si. Lib. I; — Patr, Lat. Tom. CXLVIII, coi. 294.
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ainsi pour l'Italie ne signifiait pas seulement l'attachement fort légitime au sol natal, mais l'inébranlable résolution prise dès ses plus tendres années de consacrer sa vie à la défense armée des droits de l'Église et du saint-siége. Telle était à l'âge de vingt-sept ans cette héroïne virginale, type de virilité chrétienne, que la postérité a surnommée «la grande comtesse, la grande Italienne,» « la protectrice du siège apostolique. » Or son époux Godefroi, à la nouvelle de l'élection de Grégoire VII, avait transmis ses félicitations au pape élu, et en avait reçu cette réponse datée du II des nones de mai (6 mai 1073). «La joie que vous cause notre promotion est pour nous un gage précieux de votre dévouement et de votre fidélité au saint-siége ; mais cette promotion elle-même est pour moi une source d'amertume intérieure et de vives angoisses. Je vois que les sollicitudes m'obsèdent ; je sens tout le poids du fardeau qui m'est imposé et tandis que la conscience de ma faiblesse tremble devant la responsabilité, mon âme souhaiterait la dissolution corporelle, la mort et le repos dans le Christ, plutôt que la continuation d'une vie si pleine de périls. La perspective de la charge qui nous est confiée nous jette dans uue telle anxiété que si nous n'étions soutenu par la grâce divine et par la confiance dans les prières des âmes saintes, notre esprit succomberait à l'immensité des soins qui l'accablent. Le péché a tout envahi; le monde presque entier est placé sous l'empire de l'esprit du mal; ceux qui sont préposés au gouvernement de l'Église loin de la défendre ou de l'édifier par leur dévouement et leurs vertus sont les premiers à y semer le scandale et le trouble. Affamés de richesses et de gloire mondaine ils opposent une hostilité implacable à tout ce qui intéresse la religion et la justice. C'est là pour nous un sujet de douleur d'autant plus grand, que dans cette crise formidable ayant reçu le gouvernail de l'Eglise universelle, nous ne pouvons ni le diriger avec succès ni l'abandonner en sûreté de conscience. Du reste connaissant votre foi et la fermeté de votre courage nous avons en vous la confiance que mérite un fils dévoué de saint Pierre. Quant à nos sentiments à l'égard du roi, ils sont tels que personne plus que nous ne s'inté-
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p559 CHAP. V. — AI>MIS1STBATI0:« DU TO.NTIFE ÉLU.
resse à sa gloire présente ou future et ne la souhaite avec plus d'ardeur. Aussitôt que le moment sera venu 1, nous sommes dans la résolution de lui communiquer par nos légats avec une tendresse toute paternelle les mesures à prendre de concert, autant pour la prospérité de l'église que pour l'honneur de sa dignité royale. S'il nous écoute, nous aurons autant de joie de son salut que du nôtre propre : car très-certainement il ne pourra faire son salut qu'en observant la justice suivant l'avis et le conseil que nous lui en donnerons. Mais si, à notre grand regret, il répond à notre amour par la haine, si dans son ingratitude pour le Dieu tout-puissant il ne paie que de mépris le graud honneur qu'il a reçu et foule aux pieds toute justice, nous en prenons le Seigneur à témoin, nous ne laisserons pas retomber sur notre tête la sentence de l'Ecriture : « Maudit soit l'homme qui détourne son glaive du sang 2. » Il ne nous est pas permis de sacrifier la loi de Dieu à des égards personnels, de nous écarter par une complaisance humaine du sentier de la justice. C'est le mot de l'Apôtre : « Si je voulais plaire aux hommes, je ne serais pas le serviteur de Dieu 3. »
15. Les écrivains qui ont représenté Grégoire VII comme l'ennemi personnel, acharné, implacable du roi Henri IV ont-ils lu cette lettre où il trace d'avance ce programme que sa charité paternelle comptait suivre vis-à-vis de ce jeune prince, et s'ils l'ont lue en ont-ils compris toute la portée? Au moment où Grégoire VII, tenait ce langage, Henri IV était depuis un an cité au tribunal du
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1. Est
enim lisec voluntas noitra ut, primum oblatû nobis opportunitafe, per
nuntios nostros super .':is quse ad profectum Ecclesiz, et honorem rerfiss
diqnitatis
sus pertinere arbitrnmur, paterna cum dilectione et admonitioue conveniamus.
Un historien récent a cru voir dans ces paroles la preuve que Grégoire VII n'avait
point encore depuis son élection envoyé de légat au roi de Germanie, tandis
qu'au contraire Bonizo de Sutri et le catalogue pontifical de Cencius s'accordent
pour affirmer que dès le lendemain de son élection il avait expédié une
légation à Henri IV. La
conclusion du moderne historien tombe à faux. Grégoire VII ne se proposait de traiter des affaires
de l'Eglise et de l'Etat avec le jeune roi qu'après avoir été sacré et dans le
cas où Henri IV lui-même
ne protesterait point contre son élection.
2. Jerem. xlvui. 10. I
3. Gai. i, 10. — S. Greg. VII. Epist. ix. Lib. L ; col. 291.
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siège apostolique. Il y avait été déféré canoniquement par ses sujets qui l'accusaient de tyrannie et de forfaiture, par les évêques d'Allemagne qui l'accusaient de simonie et de crimes monstrueux. Le pape Alexandre II lui avait transmis cette citation en le prévenant d'avoir soit à justifier sa conduite, soit à la corriger. Antérieur au pontificat de Grégoire VII, cet incident, on l'a vu 1, n'avait nullement été provoqué par l'initiative de la cour romaine. Il était de droit constant dans l'Europe chrétienne de déférer au saint-siége le jugement des causes majeures de forfaiture. Ce droit Henri IV le connaissait parfaitement, puisqu'au concile d'Erfurth il avait menacé de la peine de mort, avec confiscation des biens, quiconque oserait interjeter contre sa monstrueuse tyrannie un appel au pape 2. Les Saxons connaissaient de même ce droit et le rappelaient au jeune prince avec une énergie et une noblesse de langage que le lecteur n'a sans doute point oubliées3. Malgré les menaces du tyran, l'appel avait eu lieu, une citation canonique s'en était suivie, et dès lors Henri IV se trouvait justiciable du saint-siége. Loin de songer à reparer ses torts le jeune prince venait de les aggraver en prêtant son appui au simoniaque Gothfred le bourreau de l'église de Milan. Dans une telle situation, si Grégoire VII avait nourri contre le roi la haine préméditée et le parti pris de vengeance qu'on veut lui prêter, il n'avait qu'à laisser le procès canonique suivre son cours. Mais ce n'était point le rôle d'un juge inexorable que se réservait le miséricordieux pontife. Il espérait par ses exhortations et ses paternels avertissements calmer la fougue juvénile de Henri IV, le ramener à des sentiments dignes d'un roi chrétien et lui ouvrir lui-même la voie qui le conduirait à l'empire.
16. Ces généreuses espérances ne devaient malheureusement point se réaliser. Quelle n’aurait pas été pourtant la splendeur d'une époque où le génie d'un pape tel que Grégoire VII eût rencontré au lieu du tyran qu'il eut à combattre en Germanie, un empereur comme Charlemagne ou saint Henri ! que de flots de sang épargués! que de crimes de moins dans l'histoire du monde ! quelle
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1. Cf. Ch. précédent. N» 89. — 2. Ibid. N» 85. — 3. lbid. N° 87.
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ère de prospérité pour les peuples, de splendeur, de félicité et de gloire pour l'Église et l'Europe entière ! Dieu ne le permet pas, ce Dieu qui tient dans sa main le cœur des rois et dispose comme il lui plaît du sort des empires. C'est que les nations n'obtiennent d'ordinaire que les gouvernements qu'elles méritent. Or ainsi que le pontife élu le faisait remarquer dans l'amertume de son âme « le péché avait alors envahi l'Europe ; le monde presque entier était dominé par l'esprit du mal, » et pour comble de calamité, le scandale venait du sein même de l'église dévastée par des évêques simoniaques et des prêtres indignes. Dieu laissa tous ces éléments de désordre et de crimes produire leurs conséquences; c'est le châtiment qu'il inflige aux nations perverses; leurs vices sont dans la main de la Providence la verge qui les flagelle et par l'excès du mal les ramène au bien. Grégoire VII fut seul à lutter contre le flot de l'iniquité toujours croissante ; le roi de Germanie loin de se faire son allié devint le plus acharné de ses persécuteurs. Il ne réussit qu'à grandir la majestueuse mémoire de l'immortel pontife et à se ravaler lui-même au-dessous des plus ignobles scélérats 1. Grégoire eut cet honneur de représenter la vérité et la justice, le droit des peuples, celui des faibles et des opprimés, de les défendre au péril de sa vie contre un roi insensé et féroce. Jamais plus grand service ne fut rendu à la cause de la civilisation. Dès le premier moment le pontife élu avait mesuré les difficultés de l'œuvre; cette perspective accablait son âme mais elle ne fit point fléchir son génie. L'agonie morale qui suivit son élection ne lui ôtait rien de son admirable faculté de tout prévoir avec sagesse, de tout régler avec maturité, de tout disposer dans un tempérament où la fermeté s'alliait avec la plus tendre miséricorde.