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IV. Saint Augustin et saint Jérôme.
38. En suivant le cours de cette polémique infatigable, livrée soit de vive voix soit par écrit contre les erreurs de Manès, le lecteur a pu s'apercevoir que l'Écriture sainte, l'Ancien et le Nouveau Testament, formaient en quelque sorte la base d'opération sur laquelle Augustin s'appuyait pour ses triomphes. Cette méthode fut celle de tous les pères de l'Église, sans en excepter un seul; en sorte que très-réellement ce sont eux qui ont les premiers posé l'immortel principe que l'histoire de l'Église catholique commence au sein de Dieu, à la création, pour ne se clore qu'en Dieu, dans les siècles sans fin qui suivront la consommation du monde. Plus tard Augustin devait tracer dans la « Cité de Dieu » les grandes lignes de ce programme historique, reprises par Bossuet
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1 S. Aui-'ust., Acla secundœ diei contra Felicem.
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dans le Discours sur l'histoire universelle. L'un et l'autre ne faisaient d'ailleurs que se conformer au plan de saint Paul dans l’Épître aux Hébreux. L'étude de l'Écriture sainte, trop négligée de nos jours, était la principale occupation des docteurs et même des simples fidèles, aux premiers siècles de l'Église. On y pratiquait à la lettre le précepte de Notre-Seigneur Jésus-Christ : Scrutamini scripturas; illae sunt quœ testimonium perhibent de me. Les hérétiques scrutaient l'Écriture pour y trouver la confirmation de leurs erreurs; les apologistes catholiques scrutaient l'Écriture pour y trouver la confirmation de la doctrine orthodoxe; les simples fidèles scrutaient l'Écriture pour y trouver l'aliment de leur piété et l'édification de leur âme. Saint Jérôme remontait aux textes originaux des Livres saints, pour combattre les Juifs incrédules avec leurs propres armes. Paula et Eustochium, dans leur monastère de Bethléem, méditaient jour et nuit cette parole sacrée, où le "Verbe promis, attendu, figuré par l'ancienne loi, se correspond à lui-même et se reproduit trait pour trait dans l'avènement évangélique. Nous l'avons vu, les philosophes, les lettrés du paganisme, se prenaient eux-mêmes d'une ardeur passionnée pour l'Écriture. Porphyre, Julien et tant d'autres y cherchaient des contradictions, des invraisemblances, afin de les opposer à la doctrine catholique. Comme saint Chrysostome à Constantinople, Augustin à Hippone savait par cœur le texte presque entier de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ces deux génies s'étaient tellement identifiés avec ce divin modèle, qu'ils en reproduisaient comme naturellement les pensées, les images et les paroles. Ils les fondaient avec leur propre langage dans une harmonie parfaite. Or Augustin, qui ne savait pas l'hébreu, se servait uniquement de l'ancienne version latine, dite Italique, faite sur le grec des Septante et en beaucoup d'endroits assez peu exacte. Il eût souhaité que saint Jérôme se bornât à en corriger les points défectueux, d'après la traduction des Septante, et ne comprenait pas la nécessité de recourir à la source hébraïque. Cette divergence d'appréciation tenait uniquement à la différence du milieu intellectuel où les deux saints docteurs étaient placés. L'Afrique, comme toutes les autres parties
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du monde, comptait, il est vrai, un certain nombre d'émigrés d'origine juive. Nous avons encore un traité, ou plutôt un sermon de quelques pages, rédigé contre eux par saint Augustin1. Mais la brièveté même de ce morceau, qui n'a point d'autre similaire dans le vaste ensemble des œuvres complètes du grand docteur, suffirait à elle seule pour démontrer que l'évêque d'Hippone ne rencontra que fort rarement sur son chemin des représentants de la race de Jacob. Le peu qu'il eut l'occasion d'en connaître parlait d'ailleurs le latin ou le punique, et n'avait aucune prétention à la science des langues orientales. Dans ces conditions, Augustin trouvait très-suffisante, pour les besoins de son exégèse, la version italique faite d'après les Septante. L'Église latine et tout l'Occident s'en servaient. L'évêque d'Hippone craignait que, sous prétexte de faire mieux, on ne déroutât des habitudes respectables, en s'exposant à égarer les croyances. Jérôme, au sein de la Palestine, au centre même de l'orientalisme et des grandes écoles hébraïques, ne pouvait partager ce point de vue trop exclusif. Malgré l'autorité considérable dont jouissait la traduction des Septante près des rabbins eux-mêmes, il était chaque jour témoin des ressources que ces docteurs tiraient du texte original, dans leurs controverses avec les chrétiens, accusant ces derniers de ne rien entendre au sens réel de la Bible, et de bâtir un système chimérique sur des textes apocryphes, empruntés à une traduction inexacte ou fautive. C'est encore là le grief que les Juifs actuels reproduisent le plus fréquemment contre l'Église catholique. Mais il faut convenir que cette récrimination traditionnelle a singulièrement perdu de sa valeur. Depuis saint Jérôme jusqu'à nos jours, le catholicisme n'a cessé de produire des orientalistes non moins versés que les rabbins dans la science de l'hébreu et des divers idiomes qui s'y rattachent. Quoi qu'il en soit, saint Jérôme, fidèle au programme que lui avait tracé le pape Damase, continuait ses travaux scripturaires avec la conscience de rendre à l'Église et à la loi chrétienne un véritable service.
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1. August., Tractatut adversut Judœos; Patr. lat., tom. XLI1, col. 51-S4,
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39. Entre Augustin et Jérôme, il n'y avait eu aucune relation personnelle. Ces deux grands hommes ne se virent jamais en ce monde. Mais Alypius, l'ami de saint Augustin, avait fait un pèlerinage à Bethléem, et visité l'illustre solitaire. Au retour, il avait charmé Augustin par le récit des merveilles de sainteté et de foi dont les monastères de Jérôme et de Paula lui avaient offert le spectacle. En dehors de ces communications de l'amitié, la renommée publiait par tout l'univers la gloire de Jérôme, au moment où elle commençait à proclamer la célébrité naissante d'Augustin. Jérôme avait alors soixante-cinq ans; le fils de sainte Monique en avait quarante-deux. Ce fut dans ces circonstances que, n'étant encore que simple prêtre, celui-ci reçut un exemplaire du traité de saint Jérôme intitulé : « Commentaire sur l'Épître de saint Paul aux Galates 1. » On sait que l'Apôtre s'était proposé dans cette Épître de démontrer que l'Évangile avait mis fin aux prescriptions, aux rites et aux cérémonies figuratives de l'ancienne loi, tels que l'observation du sabbat remplacé par le jour du Seigneur (dominica, dimanche); la pratique de la circoncision; les fêtes de la néoménie; la distinction des aliments purs et impurs; l'immolation sanglante des victimes; les ablutions, etc. En un mot, cessation de la loi antique et introduction par Jésus-Christ de la loi nouvelle, tel est le résumé de l'épître aux Galates. Un pareil sujet d'études entrait de plein pied dans le cercle d'idées qu'au milieu de sa lutte avec le manichéisme, saint Augustin méditait de préférence. Il lut donc avidement le commentaire de saint Jérôme, et admira sans réserve la netteté d'exposition, la vigueur de pensée, la chaleur de style du vieil athlète. Un point seulement éveilla sa critique. L'épître aux Galates contient le récit de la lutte fameuse élevée à Antioche entre Céphas et l'apôtre des nations. « Céphas étant venu à Antioche, dit saint Paul, je lui résistai en face; parce qu'il était répréhensible. Il avait d'abord mangé sans scrupule avec les gentils 2. Mais quelques-uns des disciples de Jacques étant arrivés
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1. S. Ilieronym., Commentariorum in Epistola ad Gaîa'as libri très; Patr. tat., tom. XXVI, col. 307-438.
2. C'est-à-dire qu'il n'avait tenu aucun compte de la distinction mosaïque
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dans cette ville, Céphas, craignant de blesser les partisans de la circoncision, s'abstint de communiquer avec les gentils. Les autres juifs usèrent d'une pareille dissimulation, et Barnabé lui-même s'y laissa entraîner. Quand je vis qu'ils ne marchaient pas droit dans la vérité de l'Évangile, je dis à Céphas, en présence de tous les frères : Si vous, qui êtes juif, ne faites pas difficulté en certaines circonstances de vivre avec les gentils, sans vous astreindre aux observances judaïques, pourquoi forcez-vous les gentils à judaïser? »
40. « Telle fut, dit M. A. Thierry, la scène d'Antioche. Il faut qu'elle ait eu bien peu de retentissement dans le monde chrétien, puisque les Actes des Apôtres n'en font pas mention. Les écrivains de l'histoire ecclésiastique gardèrent le même silence pendant deux siècles. Mais vers le milieu du troisième, le philosophe Porphyre réveilla le souvenir de cette lutte, et s'en arma contre saint Paul. Il présenta l'apostolat comme divisé en deux camps rivaux l'un de l'autre, armés l'un contre l'autre ; Paul ennemi de Pierre, jaloux de son autorité, en révolte contre la suprématie établie par le Christ lui-même, hautain, arrogant jusqu'à l'impudence (ce sont les expressions du philosophe), « car, ajoutait-il, Paul dans sa remontrance d'Antioche, ne rougissait pas de reprocher à son chef de judaïser quand il judaïsait lui-même. » Cette insulte brutale au grand apôtre de l'Asie grecque mit en émoi toutes les communautés chrétiennes de ces provinces. On sentit la nécessité d'y répondre. Le catholicisme réclamait une réfutation complète, le grand Origène s'en chargea 2. » M. Thierry se trompe, s'il croit que l'incident d'Antioche ne préoccupa l'attention de l'Église qu'après les injurieuses déclamations du sophiste de Batanée. Porphyre naquit en 233. Un demi siècle auparavant Clément d'Alexandrie, dans ses « Hypotyposes, » expliquait le passage de l'épître aux Galates et disait : « Le Céphas dont il est question était l'un des soixante-douze disciples du Sauveur. Il por-
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des aliments, et qu'il les acceptait sans difficulté, tels que les lui servaient Ies gentils. » Galat., il, 11-ii. — 2. A. Thierry, S. Jaunie, tom. II, pag. 131 i»î.
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tait le même nom que Jésus-Christ fit quitter au prince des apôtres, quand il lui donna celui de Pierre. C'est au disciple Céphas que Paul résista en face, lui déclarant qu'il était répréhensible1.» Longtemps avant Porphyre, Tertullien avait consacré deux chapitres du livre immortel des «Prescriptions » à l'examen de l'incident d'Antioche. II se plaignait « de l'ignorance ou de la mauvaise foi des ennemis de l'Église, qui cherchaient à ébranler la suprématie de l'apôtre saint Pierre par une interprétation abusive du passage de l'épître aux Galates 2. » Il est donc incontestable que Porphyre n'apporta point à la polémique une objection nouvelle; il est certain qu'Origène ne fut pas le premier qui eut à répondre à des attaques de ce genre. Pour quiconque a sérieusement étudié le mouvement intellectuel des premiers siècles de l'Église, il est également certain que pas un seul texte, ni de l'Ancien ni du Nouveau Testament, n'échappa à l'attention des docteurs et des pères. Leurs ouvrages ne sont qu'un perpétuel commentaire de l'Écriture. Les historiens ecclésiastiques ont suivi la même voie. Un des documents les plus anciens que nous ait conservé la « Chronique d'Alexandrie, » est l’émunération de ceux des soixante-douze disciples du Sauveur dont le nom était connu. Or, parmi cette nomenclature sèche et la plupart du temps sans aucuns détails biographiques, le nom du disciple Céphas est suivi de cette mention : « Homonyme de Pierre. C'est avec lui que Paul eut une lutte à propos du judaïsme 3. »
41. Saint Jérôme n'ignorait pas les travaux exégétiques faits avant lui sur l’épître de saint Paul aux Galates. Il cite parmi les plus anciens, et qui ne nous ont point été conservés, ceux de l'hérétique Alexandre (Alexandrum veterem hœreticum), d'Eusèbe d'Emèse, et de Théodore d'Héraclée. Il y joint les traités d'Origène, de Didyme d'Alexandrie, d'Apollinaire de Laodicée,
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1 Clément. Alex., Ihjpolyposeon., lib. V citât, ab Eusebio; Hist. certes., iib. 1, „-:ip. xii; Pnlrol. gra-c, lom. XX, col. 118. —2. Tertull., De Prœ*cript.r cap. xxni, xxiv; Pnlrol. lut., tom. Il, col. 35.
3. KriYÔtç, o[XÛ>vujtoi; lUipov, w xai £u.a-^r('7aTO IlaSî.o; xa*rài 'Io'jSatTjjLOU. (ChrOilic. Pascltal., seu Alexandrin., aO Cliristiannum 30 ; Pair, grœc., tom. XC1I, col. 5211)
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sur le même sujet. « J'ai pu, dit-il, composer des fleurs de ce parterre un bouquet auquel, je l'espère, on trouvera quelque charme. J'ai lu tous ces commentateurs ; j'ai coordonné leurs idées en les classant dans ma mémoire, et j'ai dicté ensuite, sans m'astreindre à aucune citation textuelle des auteurs dont je m'étais assimilé la substance, sans me croire obligé non plus de respecter toujours leurs vues et leurs idées personnelles1. » L'illustre exégète semble avoir usé tout spécialement de cette liberté d'appréciation dans l'examen du différend d'Antioche. II écarte d'abord la distinction traditionnelle entre le disciple Céphas et l'apôtre Pierre. Malgré l'autorité de Clément d'Alexandrie, cette tradition, de source grecque, n'avait point été adoptée par les docteurs de l'Occident. En Orient même, elle ne jouissait pas d'un grand crédit, puisque saint Chrysostome la répudiait à Constantinople2 avec non moins d'énergie que saint Jérôme à Bethléem. A cette époque, de même qu'aujourd'hui, l'immense majorité des interprètes admettait l'identité du Céphas de l'épître aux Galates avec Pierre, le prince des apôtres. C'est donc sur ce terrain que saint Jérôme accepte la discussion, et voici son commentaire sur le fond même de la difficulté. «Pierre, dit-il, avait communiqué sans difficulté avec les gentils d'Antioche, il avait pris part sans scrupule à leurs repas, jusqu'à l'arrivée des disciples de Jacques. Par cette conduite ostensible, il avait suffisamment prouvé qu'à ses yeux la loi mosaïque cessait d'être obligatoire; que l'Évangile avait supprimé la fameuse distinction entre les hommes ou les aliments purs et impurs. Mais en présence des chrétiens venus de Jérusalem et habitués encore aux observances judaïques, Pierre ne voulut pas leur offrir un prétexte de scandale. Il s'abstint de communiquer avec les gentils ; son exemple fut imité par les convertis du judaïsme et par saint Barnabé lui-même, ce compagnon fidèle de l'apôtre Paul. Les néo-
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1.S. H^ronym., Commf.nt.in Epist. ad Galnt., Prolog. ; Patr. lai., tom. XMVI col. i>iO.
2.Cf. (JlirysosL, Homilia in illud : In faciem ei restili, cap. XV; Patr. grœt., tom. Ll, col. 3S3 ; Comment, in Epist. ad Gatat., cap. n, n° 4; Patr. gr<BC,, tom. LXlj col. G39 et seq.
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phytes d'Antioche, presque tous convertis de la gentilité, et dès lors incirconcis, s'alarmèrent de cette situation nouvelle ; ils craignaient qu'on ne leur imposât à leur tour le fardeau des observances mosaïques. Ne comprenant pas la véritable intention de Pierre qui cherchait uniquement à ménager les juifs afin de conserver le moyen de les convertir, ils s'imaginèrent que la règle évangélique maintenait absolument l'obligation de la péritomie. Témoin de cette situation qui compromettait les succès de la foi, Paul, ce vieil athlète du Christ, eut recours à un nouveau stratagème de guerre. Il concerta donc une interpellation publique, de telle façon que les ménagements de Pierre fussent justifiés, et que les alarmes des convertis de la gentilité pussent disparaître. Tel est le sens de la scène publique d'Antioche. Elle n'en a pas d'autre. Croire en effet que Paul résista véritablement à l'apôtre Pierre ; que, pour soutenir intrépidement la vérité de l'Évangile, il ait injurié son chef et son prédécesseur dans l'apostolat, ce serait oublier que Paul lui-même se faisait gloire d'être juif avec les juifs pour les gagner à Jésus-Christ : ce serait oublier qu'au port de Cenchrée, il se rasa la tête, à la façon des Nazaréens, pour venir nu-pieds, selon le rituel mosaïque, apporter son offrande au temple de Jérusalem 1 : ce serait oublier qu'il ordonna à son disciple Timothée de subir la circoncision 2, et qu'enfin il ne cessait de répéter aux gentils convertis par son ministère : « Gardez-vous de donner aux juifs aucun sujet de scandale 3. » Mais, dira-t-on, si la scène d'Antioche fut concertée entre les deux apôtres, ce fut une dissimulation indigne de leur caractère. Je répondrai qu'il y a une dissimulation utile et permise. L'Écriture nous en fournit un grand nombre d'exemples. Le roi d'Israël, Jéhu, fut contraint d'y recourir pour exterminer les prêtres de Baal 4. David en usa de même vis-à-vis du grand prêtre Abimélech, à Nobé 5. Ne nous étonnons pas que les justes, les saints de l'ancienne loi, aient employé ces dissimulations innocentes pour leur propre salut et pour celui des
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1 Act. aposi., xvm. —2. Ibid., xvi. — 3.Sine offendiculo estcte Judceis ; I Cor., xm, 31. — 4. IV Reg., x, 18. Cf. tom. H de cette Histoire, pag.660. — 51 Reg., XX'.. Cf. tom. Il de cette Histoire, pag. 302.
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autres. Notre-Seigneur lui-même, lui en qui le péché n'imprima jamais de trace, n'a-t-il pas revêtu une chair qui simulait le péché, pour satisfaire à la justice de Dieu et acquitter la dette de notre chair coupable? Croire que la scène d'Antioche ne fut pas le résultat d'un concert préalable, ce serait une absurdité. Saint Paul avait lu sans doute ce précepte évangélique: « Si votre frère a péché contre vous, allez le trouver et reprenez-le seul à seul. S'il vous écoute, vous aurez gagné l'âme de votre frère1. » Voilà les ménagements que tout chrétien doit au moindre de ses frères. Et l'on admettrait que Paul ait pu les oublier complètement vis-à-vis de son chef hiérarchique ! On admettrait qu'il eût osé, sans le consentement préalable du prince des apôtres, venir lui résister en face et l'injurier publiquement ! Non, Paul ne pouvait agir ainsi, lui qui disait : « J'ai fait le voyage de Jérusalem uniquement pour voir Pierre ; j'ai passé quinze jours avec lui, et n'ai vu dans cet intervalle aucun autre membre du collège apostolique !1. » Ailleurs, il donne à Pierre le magnifique surnom de « colonne de l'Eglise. » En vingt autres passages de ses Epîtres, il renouvelle et confirme tous ces éloges. Impossible donc de lui supposer à Antioche une conduite et des sentiments si contraires à ceux de toute sa vie. La scène d'Antioche ne fut donc autre chose qu'un concert entre les deux apôtres. Au temps de ma jeunesse, lorsqu'à Rome je suivais les discussions du barreau, je voyais les avocats des parties adverses s'injurier en plein tribunal, se déchirer à belles dents au prétoire, et conquérir par cet artifice l'entière confiance de leurs clients. Mais l'audience terminée, quand le public avait disparu, les deux adversaires se retrouvaient amis intimes. Certes, l'on ne dira pas que cette dissimulation quotidiennement en usage, et pour des intérêts purement matériels, soit le moins du monde répréhensible. Comment donc n'admettrait-on pas qu'en présence d'intérêts sacrés comme ceux de la foi, au milieu d'une discussion qui pouvait dégénérer en un schisme véritable, les deux colonnes de l'Église, Pierre et Paul, se fussent concertés pour que, d'un
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1. Luc, ïvni, 3. -2. Galat., I, 18.
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débat véritablement saint qu'ils établirent publiquement entre eux, sortît la paix de l'Église, l'unité des fidèles1 ? »
42. En résumé, saint Jérôme soutenait ici la légitimité du mensonge officieux. Nous n'hésitons pas un instant à dire qu'il se trompait. Tertullien, saint Cyprien, saint Grégoire le Grand, saint Thomas d'Aquin, sont d'accord pour repousser cette explication de l'incident d'Antioche. L'antiquité ecclésiastique n'était cependant pas unanime sur ce point. Ainsi Origène, dans son commentaire sur l'Épître aux Galates, ainsi que dans le Xe livre de ses Stromates, ouvrages qui ne nous sont ni l'un ni l'autre parvenus, soutenait l'hypothèse adoptée depuis par saint Jérôme2. A Cons-tantinople, saint Jean Chrysostome faisait de même 3. La question était donc libre; les antécédents manquaient pour la fixer quand elle vint frapper le regard de saint Augustin, et solliciter en quelque sorte de ce perçant génie une solution définitive. Augustin, avons-nous dit, n'était encore que simple prêtre. Il ne craignit pas d'entreprendre avec saint Jérôme une controverse dont il sentait toute l'importance. Il écrivit sur-le-champ au solitaire de Bethléem. « Je n'ai jamais contemplé votre visage, lui disait-il, et cependant vous m'êtes connu et cher. J'applaudis à l'ardeur de votre zèle, à la fécondité de vos études dans le Seigneur. Si je n'ai pas eu le bonheur de vous voir moi-même, il me semble que je possède du moins un portrait vivant de votre personne, par le récit d'Alypius, mon ami, dans le cœur duquel vous avez laissé une impression que je partage et qui ne s'effacera jamais. Permettez-moi donc, dans la communion de pensée et de foi qui nous lie, de vous soumettre quelques observations sur deux points qui intéressent l'objet commun de nos sollicitudes. L'église d'Afrique est accoutumée à la version latine des Écritures faite d'après le grec des Septante. Il me semble qu'on devrait s'en tenir là, et se contenter, comme vous l'avez fait pour le livre de Job, d'intercaler entre guillemets les passages qui semblent
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1 S, Ilioronym., Comment, uil Gnlat., lib. 1, cnp. H, vers. 11; Patr. lat., Inra. XXVI, col. 3!!8-3H. — 2. Origeu., Fragmenta ex libris Slromalum. Monit.; '>atr. grœc., toui. XI, col. 100. — 3. Joan. Chrysost., In faciem ei restiti, cap. xvii; Pair, c/nte., tom. LI, col. 3S5.
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présenter quelque divergence entre le texte original et la traduction des Septante. Cette dernière, vous le savez, jouit d'une autorité incontestée. Pour ma part, j'ai peine à croire qu'un si grand nombre d'interprètes, tous parfaitement versés dans la connaissance de l'hébreu, aient pu laisser échapper des fautes bien considérables. Leur réunion même donne plus de poids à leur interprétation et la fera toujours prévaloir sur celle d'un docteur isolé, même quand ce docteur posséderait comme vous une science incomparable. Remarquez en outre que les hébraïsants modernes, tout en affichant la prétention de suivre pas à pas le texte, et de se retrancher mordicus, c'est leur mot, dans les règles grammaticales, finissent cependant par ne pouvoir jamais tomber d'accord sur un passage difficile. Donc, de deux choses l'une : ou le sens d'un texte est clair par lui-même, ou il est obscur. S'il est clair, les Septante n'auront certainement pas manqué de le saisir; s'il est obscur et qu'ils aient pu se tromper en l'interprétant, vous qui êtes seul, vous qui êtes homme et par conséquent faillible, vous pourrez vous tromper de même. Je supplie votre charité de prendre en bonne part ces quelques observations et de m'en dire votre sentiment 1. —Il me reste à vous entretenir d'un passage du « Commentaire de l'épître aux Galates, » qui vient de paraîtra sous l'autorité de votre nom. L'apôtre Paul y est accusé d'une dissimulation indigne de son caractère. On y soutient la légitimité du mensonge officieux. Ces doctrines, présentées sous le patronage d'un homme tel que vous, me causent non moins de surprise que de peine. En tout cas, je voudrais voir réfuter, si cela est possible, les objections qui se présentent en foule dans mon esprit contre une pareille théorie. Il me semble que ce serait un blasphème de supposer que les ministres de l'Évangile, les écrivains inspirés dont chaque parole reflète la vérité divine sans ombre et sans mélange, se fussent prêtés à un mensonge de propos délibéré. Une fois admis en principe que l'Écriture renferme des mensonges officieux, je défie qu'on puisse maintenir la véracité d'un seul pas-
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1 S. August., Epist. xxvm, prima pars; Patr. lai., tom. XXXIII,, col. 111.
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sage. Si Paul, à Antioche, simulait ses objurgations contre Pierre, les manichéens ne manqueront pas de nous dire qu'il dissimulait de même ses véritables sentiments à propos de la légitimité du mariage ou de l'alimentation. Ils se rejetteront sur la crainte de scandaliser les gens mariés ou d'effaroucher les gentils, qui aurait empêché l'Apôtre de tenir avec une sincère indépendance le langage de la vérité. Les témoignages de l'Ancien Testament, invoqués à l'appui de cette thèse, me paraissent susceptibles d'une interprétation toute différente. Je ne la présenterai point ici. Plus que personne vous êtes en état de la découvrir. Mais, je vous en supplie, n'exposez pas l'autorité des Écritures divines à la fluctuation du sens individuel, selon lequel chacun se croira libre d'adopter ou de rejeter à sa fantaisie tel ou tel passage. Faites-moi la grâce de m'expliquer nettement et sans équivoque votre pensée à cet égard. Je prends à témoin l'humanité adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il n'y a dans mon cœur aucune arrière-pensée de critique amère ou hostile. Je puis me tromper, redressez-moi. En tout cas mon erreur, si c'en est une, procède d'un amour sincère pour la vérité. C'est à vous de me démontrer que la vérité peut se concilier avec le système du mensonge officieux1. »