Julien l’Apostat 4

Darras tome 10 p. 51

   25. Ce fut dans la solitude cénobitique du Pont, à côté de Basile et de Grégoire, que Césaire chercha son refuge contre la tempête qui allait sévir sur l'Eglise. Nul ne se pouvait plus méprendre aux intentions hostiles de Julien l'Apostat. La retraite de Césaire devenait un événement significatif pour les chrétiens. Peut-être même ne fut-elle pas sans influence sur la détermination précipi-

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1. S. Greg. Naz., Orat. vu, n« 13 et 14.

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tée de l'empereur. On sait que l'amour-propre des littérateurs est implacable ; or l'amour-propre littéraire s'unissait dans Julien à celui de l'hiérophante. La conférence où Césaire avait joué un rôle si brillant pour le christianisme, mais si humiliant pour l'empereur, ne fut certainement pas étrangère à l'édit qu'on va lire, et dont la promulgation fut un événement dans le monde. Le ton du législateur ne ressemble guère à celui des chancelleries précédentes; mais Julien prétendait tout renouveler, même les traditions de la jurisprudence. Quoi qu'il en soit, voici le décret qui fut alors affiché aux portes du palais et sur toutes les murailles de Constantinople : « J'appelle une saine doctrine, disait Julien, non celle qui apprend l'heureux choix des paroles ou l'harmonie du langage, mais celle qui établit les âmes dans la vertu, en donnant la notion exacte du bien et du mal, de l'honneur et de l'infamie. Dès lors, le professeur qui enseigne une chose à ses disciples, tandis qu'il en pense une autre, loin d'être un bon maître, n'est pas même un honnête homme. En supposant que la différence entre la parole et la pensée ne tombât que sur des objets de peu d'importance, le mal n'en existerait pas moins, quoique dans une plus faible mesure. Mais s'il s'agit de matières qui intéressent au plus haut degré l'humanité tout entière, l'homme qui se permet d'enseigner une doctrine opposée à celle qu'il pratique lui-même, au lieu d'enseignement fait un trafic. Ce n'est plus un commerce honnête, c'est une fraude criminelle. En professant des idées qu'il méprise au fond de son âme, le fourbe trompe par de perfides amorces les intelligences qu'il se réserve de pervertir; il leur inocule ses propres vices. Dès lors quiconque exerce la profession de l'enseignement doit d'abord être irréprochable dans ses moeurs, et ensuite se garder d'émettre des opinions qui s'écarteraient de la croyance consacrée. Telles sont les premières et essentielles obligations de ceux qui enseignent l'art de discourir aux jeunes gens, ou les guident dans l'interpréta-tion des livres anciens; soit rhéteurs, soit grammairiens, soit surtout les sophistes, car ces derniers ne sont pas seulement des professeurs de langues, ils ont la prétention de tenir école de

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bonnes mœurs; ils disent que leur art embrasse la haute philosophie dont l'objet direct est la science sociale. Bien ou mal fondée, cette prétention existe de leur part, et je ne veux pas ici la contester. Je les louerais plutôt d'afficher de si nobles visées ; mais alors qu'ils ne trompent point le public ; qu'ils ne s'infligent pas à eux-mêmes le démenti le plus flagrant, en professant des matières contradictoires à leurs propres opinions. Que vois-je en effet? Homère, Démosthène, Hérodote, Thucydide, Isocrate ne reconnaissent-ils pas que les dieux sont les pères et les guides de toute science? Ne se croyaient-ils pas tous consacrés les uns à Mercure, les autres aux Muses? Il est donc absurde de laisser interpréter leurs ouvrages à des professeurs qui insultent Ies dieux adorés par ces grands hommes. Cette conduite est insensée. Libre aux professeurs de croire pour eux-mêmes ce qu'ils voudront : mais je leur impose l'alternative ou de ne plus enseigner ce qu'ils réprouvent, ou, s'ils persistent à enseigner, de cesser d'accuser devant leurs disciples Homère, Hésiode et tous les grands écrivains, d'impiété, d'erreur, ou de démence. Car enfin les professeurs vivent des ouvrages de ces immortels génies; c'est leur gagne-pain. Comment osent-ils, pour quelques drachmes, expliquer des œuvres qu'ils croient ténébreuses et empestées? Jusqu'à ce jour il pouvait y avoir, je ne dis pas des raisons, mais au moins des prétextes, pour abandonner le culte des dieux. On craignait de s'attirer le courroux des empereurs et la vindicte des lois. Mais puisque les dieux nous ont rendu sur ce point la liberté, n'est-il pas absurde de laisser des rhéteurs enseigner hypocritement ce qu'ils regardent comme un mensonge ? On me dira qu'ils rendent, pour tout le reste, justice au génie des poètes et des historiens profanes. C'est possible : mais alors qu'ils songent à imiter la piété de ces grands hommes envers les dieux. Autrement, et s'ils persistent à répudier leur doctrine dans ce qu'elle a de fondamental, qu'ils abandonnent leurs chaires; qu'ils aillent aux églises des Galiléens ; là ils pourront à leur aise interpréter Matthieu et Luc! Telle est donc la loi que j'établis pour les professeurs et les maîtres de l'enseignement. Quant aux jeunes gens

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qui veulent suivre les cours, je ne les en empêche pas. Il ne serait pas juste en effet d'écarter du bon chemin des intelligences neuves qui ne savent pas encore quelle voie elles embrasseront dans l'avenir. Dès lors, on ne saurait les retenir de force dans les traditions religieuses de leurs parents. Peut-être aurait-on le devoir de les traiter comme on traite les aliénations mentales, qu'on cherche à guérir même malgré elles. Cependant je ne veux point agir avec cette rigueur. Il vaut mieux, je crois, éclairer les aveugles que les punir 1. »

 

   20. Telle est cette sophistique déclamation, qui prit rang à la suite des édits impériaux, et qui fut enregistrée parmi les lois de l'état. Ammien Marcellin ne peut s'empêcher de la flétrir «comme une énormité tyrannique qu'on voudrait pouvoir ensevelir dans un éternel silence : » Iliud autem inclemens obruendum perenni silentio, quod arcebat decere magistros rhetoricos et grammaticos, ritus christiani cultores 2. Le lendemain de la promulgation de ce décret, toutes les chaires chrétiennes furent fermées. Prohéresius à Athènes, Apollinaire à Laodicée, Marius Victorinus à Rome, suspendirent leurs cours. Prohéresius avait été l'un des maîtres d'éloquence de Julien. Apollinaire était le plus fameux grammairien de toute la Syrie. Ordonné prêtre, il avait continué près de la jeunesse studieuse un enseignement aussi fécond en saine littérature qu'en orthodoxie. Son fils, Apollinaire le Jeune , qui devint plus tard évêque de Laodicée, était déjà lecteur, lorsque l'édit prohibitif de Julien fut proclamé. Il suppléait parfois son vénérable père dans le cours d'exégèse grammaticale. Tous deux s'abstinrent en même temps de paraître en public. Ce fut parmi la jeunesse des écoles syriennes un deuil universel. Cependant les deux illustres maîtres trouvèrent moyen de continuer, comme écrivains, l'apostolat qu'ils ne pouvaient plus exercer comme professeurs. Apollinaire l'Ancien, guidé vraisemblablement par les conseils de saint Basile et de saint Grégoire de Naziauze, composa en vers héroïques, calqués sur le rhythme d'Homère, un résumé de l'Histoire

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1. Jnlian., Bpitt. xui, pag. 4î3. — 2. Amm. Marcell., lib. xin. Edit. Fro- btn, Hamburgi, 1C09, pag. 238.

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sainte, divisé en vingt-quatre chants. Ce travail gigantesque fut bientôt suivi de comédies et de tragédies chrétiennes, imitées de Ménandre et d'Euripide. Enfin des odes sacrées, dans le genre et le style de Pindare, complétèrent ce cycle de poésies dont nous ne saurions trop déplorer la perte. Il ne nous reste en effet, de ces travaux si rapidement accomplis, que la paraphrase en vers grecs des psaumes de David 1. Apollinaire le Jeune se proposa de réali-

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1. Apolliuarius Laodicen.,/Hte»7>r?/atî'o in Psalten.; Pair, grcec, tom. XXX.1II, col. 1313-1358. — Le Psautier en vers grecs d'Apollinaire offre une siugularite que nous nous empressons de signaler ici. Il renferme un CLI psaume dont le titre est énoncé en ces termes :

 

"Ov roXiitw (iouvo(j.axï)(7a< rps AauïSoç.

Quint'im prœter decimam decadem est extra hymnusàQuem cum Goliath singulari certnmine congressus cecinit David,

[Patr. grœc, tom. cit., col. 1357).

 

Comme on ne connaît, d'après le  canon officiel des saintes Écritures, que cent cinquante psaumes de David, l'indication d'un ceut cinquante et unième, dans  un ouvrage du  IVe siècle,  est un fait important qui n'a jamais, que nous sachions, été relevé jusqu'ici. Un intérêt liturgique assez considérable se rattache à ce détail d'histoire. En effet la liturgie dite de S. Grégoire le Grand présente deux répons entièrement composés de  versets pris au cent cinquante et unième psaume (S. Grcgor. Magn.. Liber Responsatis ; Pair, lat., tom. LXXV1I1, col. 83*2). Il est donc certain que la tradition avait adopté, dès le temps de S. Grégoire le Grand, et dès le IVe siècle, époque d'Apollinaire de Laodicée, un cent cinquante et unième psaume, qui jouissait alors d'un certain crédit, bien qu'il fût en dehors du canon des saintes Écritures. Nous croyons faire plaisir au lecteur en reproduisant le texte latin de ce psaume maintenant oublié, d'après une bible manuscrite du XIIe siècle, qui est notre propriété. Après les mots Explicit Psatterium, qui terminent dans notre manuscrit le psautier ordinaire, on lit, en caractères plus menus, le titre et le texte suivants :

 

PSALMUS  DAVIDIS.

 

1.. Pusiuus eram inter fratres meos, et adolescentior in domo patrit mei ;pascebaMoves patris mei.

2.  Manus meœ feceruni organum, et digili mei aptaverunt psalteritim,

3.  Et quis annuntiabit Domino meo de me? Ipte Dominas omnium exaudivit,

4. lp$e misti angelum suum et tulit me de ovibus patris mei, et unxit me in me»sericordià unctionis sua.

5. Fratres mei boni et magni, et non tnmen fcit beneplaatum eis in Domino.

6. Exivi obviam alienigenœ, et maledixit me in simulacris suis.

7. Ego autem, evaginato ab eo ipsius gladio, amputavi caput ejut f et absluli opprobrium a filiis Israël.

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p56      POXTIHCAT DE SAINT LIBERICS (339-366).

 

ser, pour les grands prosateurs de l'antiquité profane, ce que son père accomplissait avec tant de succès pour les poètes. Il écrivit, à la manière de Platon, des Dialogues pour expliquer les Évangiles et la doctrine des Apôtres. S'inspirant ensuite des souvenirs de Tertullien, de saint Justin, d'Aristide et de saint Méliton, il rédigea, sous le titre de Discours de vérité, une apologie adressée à Julien l'Apostat. Aucune de ces œuvres ne nous est parvenue. La dernière surtout serait intéressante à connaître. L'empereur, dans une circulaire aux évêques catholiques, s'était permis de tourner en ridicule les saintes Écritures, et parodiant un mot fameux de Jules César, avait dit : 'Avrpxov, Ivvuv, xocWyvmv, «J'ai lu, j'ai compris, j'ai condamné. » Cet ironique jeu de mots avait été à l'instant relevé par saint Basile, croit-on, qui aurait répondu presque aussi laconiquement à l'apostat : « Tu as lu, tu n'as pas compris, tu as condamné parce que tu ne comprenais pas. » Le jeune lecteur de Laodicée rédigea son Discours de vérité dans le but spécial de prouver l'authenticité des Livres saints, uniquement par les témoignages conformes des auteurs profanes. Cette idée, reprise plu-sieurs fois dans le cours des siècles, nous a valu tout récemment un des meilleurs livres produits par l'érudition contemporaine 1.

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Une rubrique à l'encre rouge contient la mention suivante : Psalmus iste extra psalterium est, et de ipso composuisse videtur beatus Gregonvs ouo responmn'o, in hùtoria (fieaum) : Deus omnium. Pour comprendre celle rubrique, il faut savoir que les deux répons de S. Grégoire le Grand, auxquels le manuscrit fait allusion, sont intitulés : Responsoria de libro Regum, et commencent en effet par les mots : Deus omnium. Ce qui est vraiment curieux, dans ce rapprochement, c ‘est que les vers grecs hexamètres d'Apollinaire de Laodicée sont la paraphrase exacte du texte latin tel que nous le fournissent subsidiairement les deux répons de S. Grégoire et le manuscrit du XIIe siècle. Enfin le lecteur aura déjà remarqué que, dès le temps d'Apollinaire de Laodicée, c'est- à-dire en l'an 362, le canon des Ecritures était fixé irrévocablement tel qu'il l'est aujourd'hui, en sorte que, malgré la conformité du psaume cent cinquante et unième avec le texte historique du livre des Rois (I Reg., XVII, 34 et seq.), on n'osait pas le citer, sans prévenir qu'il ne faisait point partie du Psautier reconnu par l'Eglise.

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1. Nous voulons parler du savant ouvrage de M. l'abbé Gainet, intitulé ; Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament par les seuls témoignages profanes avec le texte sacré en regard ; ou la Bible sans la Bible. Paris; 1S67, 3 vol. in-8°-

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Apollinaire le Jeune ne persévéra malheureusement pas dans les sentiments de soumission à l'Église qu'il professait alors. Devenu évêque de Laodicée, il donna à son clergé et à son peuple le scandale d'un esprit révolté contre le dogme catholique. Nous aurons plus loin l'occasion de faire connaître l'hérésie à laquelle il attacha son nom. L'émotion produite en Grèce et en Asie par le décret tyrannique de Julien eut son contre-coup à Rome. Marius Victorinus, vieillard vénérable, enseignait depuis quarante ans les lettres et la philosophie dans cette capitale. Il avait été le maître de tous les sénateurs et de tous les grands de la ville. La reconnaissance publique lui avait érigé une statue au forum de Trajan. Longtemps Victorinus était resté païen. L'étude silencieuse qu'il avait faite des saintes Écritures le convertit à la foi chrétienne. Mais, entre la conviction solitairement acquise dans l'intimité de son âme et la profession solennelle d'un culte nouveau pour lui, l'illustre professeur laissa écouler un intervalle considérable. Un pieux chrétien, Simplicianus, son confident et son ami, le pressait vainement de mettre un terme à tant d'hésitations. « Je vous dis que je suis chrétien, bien que je n'aille pas à votre église, répondait Victorinus. Sont-ce les murailles qui font les chrétiens? » Cependant, ajoute saint Augustin qui nous a conservé cette histoire1, il finit par comprendre que, s'il persistait à rougir devant les hommes du nom de Jésus-Christ, Jésus-Christ lui-même le répudierait un jour devant ses anges. Il vint donc inopinément trouver Simplicianus et lui dit : «Allons ensemble à l'église; je veux être vraiment chrétien! » L'apparition de l'illustre professeur dans l'assemblée des fidèles fut un véritable événement dont Rome entière se préoccupa. L'édit de Julien parut quelques mois après. Victorinus, sommé de choisir entre sa vieille renommée et sa croyance nouvelle, répondit, sans hésitation, que de grand cœur il abandonnerait l'école où il enseignait à bien parler, plutôt que d'être infidèle à la grâce qui sait rendre éloquente la langue même des petits enfants. Il abandonna

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1. S. Augustin., Confett., lib. XWI, cap. n, De Viciorino rhetore converso.

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p58      POXTIFICAT  DE SAISI  LIBERIL'S   (339-3GC).

 

la chaire qu'il avait si glorieusement occupée pendant près d'un demi-siècle. Mais il consacra les loisirs que lui imposait un caprice barbare de Julien à écrire les fameux traités : Contra duo principia Manichœorum, et De vera carne Christi 1, dont la lecture devait contribuer plus tard à la conversion de saint Augustin. La doctrine du Logos, Verbe divin, illuminant tout homme venant en ce monde, paraît surtout avoir frappé l'esprit et le cœur de Victorinus. Il la développa magistralement dans le Liber de génératione Verbi divini2, et dans le traité en quatre livres Adversus Arium3. Il semblerait que sa conversion au christianisme eût rendu à la vieillesse de l'illustre professeur une vigueur et une activité nouvelles. Nous avons encore de lui une dissertation substantielle sur la légi- timité du terme théologique de Consubstantiel (De OMOIOSIOS  recipiendo) 4, et des fragments d'un Commentaire sur la Genèse 5, où il explique les paroles : Factum est vespere et mane dies unus, dans le sens d'un jour déterminé et semblable aux nôtres. Son exégèse complète des Épîtres de saint Paul aux Galates, aux Philippiens et aux Ephésiens 6, nous a été conservée. Enfin, de nos jours, le cardinal Mai nous a restitué, d'après deux manuscrits de la bibliothèque Vaticane, un traité de philosophie chrétienne dirigé par Victorinus contre les panthéistes et les déistes de son époque, sous le titre : De Physicis 7.

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