Darras tome 16 p. 136
2. Cette notice du Liber Pontificalis mérite de fixer l'attention à divers points de vue. Ses caractères d'authenticité intrinsèque sont remarquables. Ainsi le titre de « très-pieux empereurs, » donné ici sous la forme plurielle aux princes qui régnaient alors à Constantinople, ne saurait avoir été employé que par un auteur contemporain. D'une part, Constant II, cet exécrable tyran dont la mémoire est restée en horreur à tous les siècles, n'aurait jamais obtenu après sa mort l'épithète de « très-pieux. » Mais tant qu'il vécut, cette appellation honorifique faisait partie intégrante des titres officiels que les chancelleries décernaient aux empereurs chrétiens. La lettre qui lui fut adressée par saint Vitalien, lettre que d'ailleurs nous n'avons plus, devait certainement porter pour suscription : «Aux très-pieux empereurs. » D'autre part, la forme plurielle est pleinement justifiée par l'histoire : en effet, dès l'an 654, le fils aîné de Constant II avait été, sous le nom de Constantin, associé par son père à l'empire. Les deux jeunes princes Héraclius et Tibère, frères puinés de Constantin, ne reçurent qu'en 659 le titre de Césars. Lors donc qu'en 657 le nouveau pape notifiait son ordination à la cour de Byzance, deux empereurs, Constant II et Constantin, celui qui fut surnommé plus
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1. Tout le passage entre guillemets avait été, par quelque erreur de transcription, déplacé dans les manuscrits du Liber Pontificalis, et reporté au pontificat suivant. Nous le rétablissons ici à sa place chronologique, en faisant observer une fois de plus que si le Liber Pontificalis était, comme on l'a tant répété, l'œuvre d'Anastase le bibliothécaire, on n'y rencontrerait pas des interversions de cette nature, que l'œil le moins exercé signale tout d'abord et rétablit avec la même facilité.
2. Liber Pontifical., Nolit. lxxviii ; Pair, lat., tom. CXXXV11I, col. 776-778.
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tard Pogonat, régnaient officiellement. Les lettres de Vitalien devaient donc les mentionner tous deux en leur notifiant son « ordination. » On comprend aussi la valeur du mot « ordination » employé par le Liber Pontificalis. Le clergé romain n'avait point attendu la ratification impériale pour donner un chef à l'Église ; il ne la sollicitait même pas pour confirmer l'avènement du pontife, il se bornait à une simple notification. C'était tout ce qu'on pouvait accorder à un prince monothélite, qui avait fait mourir en exil le pape Martin et menacé Eugène I du même sort. Mais ici nous rencontrons pour ainsi dire sur le terrain, aux prises l'une avec l'autre, la perfidie byzantine et la sagesse pleine de mansuétude des pontifes romains. Pour se faire une idée nette de la ligne de conduite suivie par les papes vis-à-vis des empereurs, durant la lutte acharnée du monothélisme, il faut se reporter au concile de Latran, où saint Martin avait tracé la direction adoptée invariablement par ses successeurs. On se rappelle que le nom de Constant II n'y fut point prononcé ; que le type, lu dans cette vénérable assemblée, avait été présenté non comme l'œuvre personnelle de l'empereur, âgé seulement de dix-sept ans à cette époque, mais comme l'élucubration théologique du patriarche byzantin. Cette distinction, fondée d'ailleurs sur un précédent très-notable, celui de l'ecthèse désavouée plus tard par Héraclius, fut plusieurs fois invoquée par saint Maxime dans ses divers interrogatoires. Elle permettait d'épargner à Constant II une excommunication personnelle, un anathème nominatif. Dès lors les papes pouvaient correspondre avec le prince, conserver avec lui les relations ordinaires et, comme le fit Vitalien, le recevoir à Rome ou célébrer en sa présence les saints mystères. Mais la situation n'était pas la même pour le patriarche de Constanti-nople, Pierre, nommément excommunié par le concile de Latran. Aussi saint Vitalien ne lui adressa pas de lettre synodique, il ne le fit point visiter par ses apocrisiaires, dont la mission se borna exclusivement à voir l'empereur, à lui remettre la dépêche officielle, à lui notifier l'avènement du nouveau pontife. La plupart des historiens, pour n'avoir pas saisi nettement cette distinction, sont
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p138 PONTIFICAT DE SAINT VITALIEN (637-672).
tombés en diverses méprises. Les uns supposent une rétractation quelconque faite par Constant II, lequel en réalité n'en fit jamais. D'autres incriminent la conduite de Vitalien qu'ils accusent de faiblesse, ou même de connivence coupable. La vérité est qu'en fait, Constant II n'étant pas excommunié, Vitalien n'eut point à le traiter comme tel. La mission des apocrisiaires à Constantinople est à elle seule la meilleure preuve de cet état de choses. Vitalien, en les accréditant, ne faisait que suivre l'exemple de saint Eugène I. Ni l'un ni l'autre de ces deux papes n'aurait songéà légation de ce genre, sans la distinction fondamentale posée par le concile de Latran. Maintenant que les siècles ont mis une telle distance entre nous et ces événements lointains, nous avons le droit de proclamer hautement l'admirable modération, l'incomparable sagesse de cette politique, ou plutôt de cette économie vraiment paternelle des souverains pontifes. Aucune trace de ressentiment, d'irritation, de passion humaine, en présence d'un empereur bourreau d'un pape et couvert du sang des martyrs. Nulle diplomatie connue n'a jamais approché d'une longanimité aussi héroïque. Telles sont pourtant les armes de la papauté. A chaque crise, elle semble vaincue, mais ses apparentes défaites sont les germes de ses plus beaux triomphes. Les fureurs patiemment supportées de Constant II préparaient le dévouement de Constantin son fils. Au persécuteur farouche succédera bientôt le protecteur reconnaissant et fidèle.
3. Les visées de Constant II et de ses courtisans ne portaient pas si loin. Des motifs beaucoup moins élevés déterminaient leur politique. À chaque renouvellement de pontificat, l'empereur espérait un changement dans le dogme. Cette illusion est commune à tous les souverains qui ont prétendu, n'importe en quel siècle, peser sur les décisions de l'Église et des papes. Elle explique le favorable accueil fait aux apocrisiaires de Vitalien. La confirmation des privilèges de l'église romaine, obtenue par eux et mentionnée au Liber Pontificalis, consista dans le rétablissement sur les diptyques byzantins du nom du pape. Depuis Honorius, aucun des souverains pontifes n'y avait plus figuré.
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Le nom de Vitalien renoua la chaîne interrompue, ainsi qu'il résulte du témoignage exprès de Constantin Pogonat dans une lettre adressée plus tard au pape Donus1. La cour de Byzance ne chercha point à séduire les apocrisiaires. Ce moyen, employé deux fois déjà près des légats d'Eugène I et de saint Martin, n'avait en léfinitive rien produit de ce qu'on s'en promettait. Il valait donc mieux laisser croire à une entente parfaite entre l'église romaine et celle de Constantinople. Le patriarche Pierre entra lui-même dans cette voie. Vitalien ne lui avait pas écrit, Pierre voulut se donner l’honneur de lui répondre. Le fait nous est attesté par les actes du Ie concile général. On y fit lecture de sa lettre au pape Vitalien I de sainte mémoire. » Elle commençait par ces mots : « Les rescrits de votre béatitude ont rempli notre âme d'une joie toute spiituelle. » Malheureusement les actes ne reproduisent que cette phrase. Ils ajoutent seulement qu'après la lecture de la pièce intégrale, il fut constaté que son auteur, tout en dissimulant de son aieux l'erreur monothélite, altérait et tronquait les textes des saints Pères pour les plier à la doctrine d'une seule volonté et l'une seule opération en Jésus-Christ2. On ne voit pas que Vitalien ait répondu à cet artificieux patriarche. Ainsi toujours la même hypocrisie, les mêmes falsifications de la part des Grecs. Ce qu'ils ne pouvaient emporter de haute lutte, ils le poursuivaient par de perfides caresses; aux preuves qui leur faisaient défaut, ils suppléaient par l'altération» des textes. L'heure de la vengeance divine approchait.