Bérenger et Lanfranc 2

Darras tome 21 p. 187


   63. Lanfranc se dirigea vers cette terre promise de la pauvreté ; c'était l'abbaye de Sainte-Marie du Bec, destinée dans un prochain avenir à tant de splendeur et de gloire. Le Bec, mot d'origine scandinave 2 qui désigne un cours d'eau ou un confluent, est le nom d'un ruisseau qui prend sa source au Bas-Coudrai (canton de Brionne), traverse Saint-Martin-du-Parc, le Bec-Hellouin (Beccum-Herluini) et se jette dans la Risle près du hameau de Caumont. Aucun de ces villages n'existait alors. L'emplacement où s'élevaient sous la main de quelques pauvres moines des constructions rusti­ques était situé dans une vallée solitaire, entourée de montagnes toutes couvertes de forêts 3. Le fondateur, le bienheureux  Herluin

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suite, le philosophe Lanfranc ne savait pas une prière par cœur. » (Anselme de Cantorbèry, chap. 3, p. 31.) Pas une seule prière par cœur, pas même le Pa­ter! Cette réflexion aurait dû faire hésiter un peu M. de Rémusat et le déter­miner à soumettre la difficulté à quelque théologien.

1    Vita Beati Lcmfrnnci, loc. cit. col. 31.

2    Bckkr dans la langue Scandinave et en saxon Beke s'est conservé en Nor­mandie comme racine étymologique dans une foule de noms de lieu : Bolbec,Orbec, Gandebec, le Bec-Thomas, le Bec-au-Cauchois, Saint-Martin-du-Bec-Crespin, etc.

3    Est hic locus in ipso saltu Briomtensi vnlle imn, montibus salluosis hinc et indc occlusa. (Vit. S, Herluini abbalU Beecensis primi; Patr. Lat. Tom. CL, col. 703.)

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travaillait lui-même avec plus d'ardeur que tous les autres, « fouil­lant la terre, creusant les fossés, portant sur ses épaules les pierres, le sable, la chaux et les mettant lui-même en œuvre 4. » Au mo­ment où le voyageur dévalisé se présenta devant l'homme de Dieu, celui-ci était occupé à construire un four. « Dieu vous bénisse, dit Lanfranc. — Dieu vous conserve, répondit l'abbé sans quitter son travail ni changer de posture. Vous êtes Lombard? —Je le suis. — Que voulez-vous? — Me faire moine.» L'abbé commanda au frère Roger qui travaillait près de là de remettre aux mains de l'étranger le livre de la règle. C'était celle de saint Benoît. Lan­franc la lut en silence, puis il déclara qu'avec l'aide de Dieu il l'ob­serverait ponctuellement. L'abbé le reçut au nombre des frères, et Lanfranc se courbant par l'ouverture du four lui baisa les pieds1. » Cette scène qui rappelle par la simplicité et la foi les plus beaux exemples des Thébaïdes se passait en 1042. Lanfranc était alors dans sa trente-septième année. Plus âgé de neuf ans, il y en avait onze qu'Herluin s'était consacré au Seigneur. L'éclat de la nais­sance ne manquait ni à l'un ni à l'autre. L'héritier d'une famille sénatoriale de Pavie trouvait, la truelle à la main, un descendant des ducs de Flandre. La mère d'Herluin, Héloïse, appartenait en effet à celle noble race : elle avait épousé un seigneur neustrien d'ori­gine danoise nommé Avesgot. Elevé à la cour de Gislebert comte de Brionne petit-fils du duc de Normandie Richard I, Herluin avait été un homme de guerre ardent et brave. On citait sa bravoure sur les champs de bataille, sa loyauté dans les conseils, la pureté de ses mœurs chose rare alors, son dévouement pour les opprimés, sa charité pour les pauvres. En 1031 renonçant à toutes les digni­tés du siècle, il obtint de Gislebert la permission de se faire moine. « Mais, dit le biographe, s'il ne manquait point de monastères en Normandie 2, il s'en trouvait bien peu dont la régularité pût ins­pirer confiance au nouveau soldat du Christ. Le désordre était par­tout; les prêtres, les évêques vivaient publiquement dans les liens du mariage, portaient les armes et ne se distinguaient en rien des

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1. Ibid. col. 100. — 2. Fit. Lanfranc. Ibid. col. 31.

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p189 CHAP.   II. — BKItENGER   ET  LANKRANC.   

 

laïques 1. » Les abbayes n'étaient pas plus édifiantes. Dans l'une Herluin venu pour étudier la discipline monastique ne vit que les plus horribles scandales; on le chassa comme un espion, le traînant par les cheveux et le chargeant de coups. Dans une autre où il s'était rendu aux approches de Noël, il lui suffit d'assister à la pro­cession de cette grande fête pour juger de l'esprit qui y régnait. « Durant le défilé les moines souriaient aux laïques, leur faisaient remarquer la richesse de leurs ornements. A l'entrée de l'église ils se disputaient à coups de poing la préséance. L'un d'eux saisit avec les dents son compétiteur par la peau du cou et l’étendit sanglant sur le pavé. Je l'ai déjà dit, ajoute douloureusement le chroniqueur, dans toute la Normandie les mœurs de tous étaient barbares 2. » Herluin se décida, ne pouvant être moine nulle part, à fonder lui-même une abbaye dans sa terre patrimoniale de Bourneville (Burnevilla) à deux milles du Bec. Sa mère la comtesse Héloïse, qui vivait encore, resta près de lui pour se consacrer, comme une ser­vante,  aux soins et aux œuvres de la maison. De pauvres serfs, d'anciens soldats, à l'exemple du chevalier leur maître se vouèrent à Dieu et formèrent le noyau d'une communauté où la règle de saint Benoit était appliquée dans toute la rigueur primitive. On ne vivait que de pain de seigle et de légumes cuits à l'eau ; quand par hasard de pieuses offrandes remplaçaient par du pain de froment et quelque peu de fromage cette nourriture quotidienne, les pères croyaient avoir fait un repas céleste 3. » Le 24 mars 1034, l'évêque de Lisieux Herbert vint consacrer la modeste église dédiée à la sainte vierge Marie et donner à Herluin la  bénédiction abbatiale. Le moine chevalier, malgré sa dignité nouvelle ou plutôt en raison même de cette dignité, se trouvait dans un embarras extrême. Comme Lanfranc, il n'avait jamais appris par cœur le psautier, il

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1    Sans compter les anciens monastères de Jumièges, du Mont-Saint-Michel et de Saint-Wandrille, ceux de Fécamp, de Bernai, de Cérisi, de la Trinité-du-Mont près Rouen venaient d'être fondés par les ducs de Normandie Richard II, Robert le Diable, et par Goscelin ou Josselin vicomte d'Arqués, dans l'in­tervalle de l'an 1020 à 1030.

2    Vit S. Ilerluini. loc. cit. col. 701. — 3 Cœkste aiebant beneficium . Ibid. col. 702.

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consacra les nuits à cette étude. Après avoir travaillé tout le jour avec les frères, pendant que ceux-ci prenaient un repas acheté par tant de labeurs, il complétait son éducation inachevée. Herbert lui apprenait le latin et il le posséda bientôt si parfaitement qu'il n'eut point d'égal dans l'interprétation des livres saints. « Six ans plus tard, dit l'hagiographe, un jour que le serviteur de Dieu était occupé à moudre du grain pour sa communauté, il fut inter­rompu par des clameurs inaccoutumées. Le feu venait, on ne sait comment, de prendre au monastère. Il accourut et trouva tous les bâtiments en flammes. Les frères au désespoir se jetèrent à ses pieds; ce n'était pas la perte des édifices matériels qu'ils regrettaient, mais le bruit s'était répandu que la pieuse comtesse Héloïse avait péri dans l'embrasement. A cette nouvelle, les yeux d'Herluin se remplirent de larmes. Levant les bras au ciel, il s'écria : Seigneur mon Dieu, s'il vous a plu de rappeler à vous ma digne mère, soyez béni d'avoir choisi l'instant où elle travaillait pour vos serviteurs ! — Heureusement les alarmes n'étaient point fondées, la vénérable Héloïse avait échappé à l'incendie et reparut bientôt saine et sauve1. » Après ce désastre, Herluin reconnut que le site de Bourneville avait été mal choisi. L'eau y manquait complètement. Il abandonna donc les ruines incendiées et transféra sa communauté sur les rives du Bec au milieu de la forêt de Brionne dont le comte Gislebert lui céda la propriété. C'est là que Lanfranc venait de le rencontrer 2.


   64. Cette épopée monastique se déroulait bien loin de Bérenger, l'ambitieu écolâtre de Tours. Autant celui-ci cherchait la gloire, au-tant l'abbé du Bec et son néophyte Lanfranc cherchaient l'obscurité et l'oubli des hommes. « Aussitôt qu'Herluin connut la valeur du novice qu'il venait de recevoir, dit l'hagiographe, il témoigna toute sa joie et rendit grâces au Seigneur qui avait enfin exaucé ses

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1.  Ibid. col. 703.

2.  L'abbaye du Bec fut comme  tontes les autres profanée par la révolution. Il en reste encore quelques bâtiments reconstruits au XVIIe siècle et une tour carrée de l'édifice primitif. Le Bec-Hellouin où ces ruines sont située» est maintenant un village de 745 habitants à 16 kilom. de Bernay (Eure).

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p191 CHAP. II.  BÉIIE.NGER   ET   LANFttANC. 

 

prières. Depuis loogtemps en effet, dans le secret de son âme, le vénérable abbé demandait à Dieu de lui envoyer un auxiliaire. Obligé à de fréquents voyages pour les besoins de son institution naissante, il lui fallait un prieur qui pût le suppléer en son absence. Il s'en ouvrit à Lanfranc. Ce fut alors entre les deux saints un combat d'humilité qui toucha les assistants jusqu'aux larmes. L'abbé revêtu de l'honneur du sacerdoce se déclarait indigne de commander à un si savant docteur. Lanfranc de son côté sans tirer la moindre vanité de son érudition profane se montrait le plus humble, le plus obéissant, le plus mortifié de tous. Il admirait les trésors de science scripturaire que Dieu avait mis dans l'âme d'Herluin; il trouvait un charme inexprimable dans les discours du pieux abbé. « Quand j'écoute cet homme qui fut si longtemps laïque et illettré, disait-il, je comprends la parole de l'évangile : Spiritus ubi vult spirat1Malgré sa modestie Lanfranc dut se soumettre et accepter les fonctions de prieur. On eut ainsi à l'abbaye du Bec deux types parfaits, l'un de la vie active, c'était le rôle d'Herluin, l'autre de la vie contemplative, c'était celui du nouveau prieur. Durant trois an­nées Lanfranc resta ainsi dans l'obscurité du cloitre, heureux d'être ou­blié des hommes du siècle, connu seulement de ses frères et de Dieu. Fidèle à sa promesse, il apprit par cœur tout l'office du jour et de la nuit, officia diurna et nocturna, afin de ne plus se trouver dans l'embarras où il s'était vu au milieu de la forêt d'Ouche. Du reste, son abnégation au point de vue de la science proprement dite était absolue. II ne se permettait pas de chanter une leçon au chœur avant d'en avoir fait préalablement la répétition devant le praecentor. Un jour qu'il faisait la lecture au réfectoire, en prononçant le mot latin docere, il appuya suivant la règle prosodique sur la médiane qui dans ce verbe est longue. Celui qui présidait le repas, homme très peu lettré, le reprit et Lanfranc se hâta de prononcer l’e brel comme on le lui demandait. « Il vaut mieux, disait-il à ce propos, obéir à Jésus-Christ qu'au grammairien Donat. Une infidélité à la prosodie n'est rien; résister à Dieu dans la personne de nos supé-

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1 Joann, m, 18.

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rieurs est une faute capitale 1. » Ainsi s'était transformé sous l'ac­tion de la grâce le jurisconsulte dont l'Italie et la France avaient admiré le génie. Cependant le lieu de sa retraite finit par être connu. « Ce fut d'un bout à l'autre de l'Europe, ajoute le biographe, un cri de joie. On ne parlait dans tout l'univers, per orbem terrarum, que de l'abbaye du Bec illustrée par un grand philosophe et par un saint chevalier. Les clercs accoururent, puis les fils des ducs et des princes, et bientôt les maîtres les plus renommés de toutes les écoles. De puissants laïques, de nobles seigneurs, ravis de la science de Lanfranc, faisaient par amour pour lui des donations considérables au monastère 2. » De toutes les provinces des Gaules, d'Angleterre, d'Italie, d'Allemagne, les disciples affluaieut près du «restaurateur des sciences latines, » totius latinitatis instauratorem. Le Bec devint une pépinière de grands hommes,« de profonds sophistes, » profundi sophistae 3, selon l'expression d'Ordéric Vital, » docteurs éminents, prudents nautonniers, conducteurs spirituels à qui Dieu confia plus tard pour la guider dans le stade du siècle les rênes de son Église4.» C'étaient le milanais Anselme de Bagio, qui devait monter un jour sous le nom d'Alexandre II sur le trône de saint Pierre;Yves et Guitmond devenus plus tard l'un évêque de Chartres, l'autre ar­chevêque d'Aversa; saint Anselme qui devait succéder à Lanfranc comme écolâtre du Bec et comme archevêque de Cantorbéry ; Guil­laume futur archevêque de Rouen, Foulques de Beauvais, Ernulf de Rochester, Jean de Tusculum; sans compter Gislebert Crespin

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1.  M. de Rémusat, qui a pu lire comme nous tout ce récit de l'hagiographe, en tire une conclusion diamétralement opposée à la vérité. "Voici ses paroles: « On dit qu'Herluin accueillit d'abord Lanfranc avec un peu de défiance et le soumit à un sévère noviciat. Lanfranc garda le silence pendant trois ans, et encore quand il lisait au réfectoire le prieur lui reprochait-il de mal lire le latin; un moine normand devait peu s'accommoder de l'accent d'un docteur bolonais……Mais après le temps d'épreuve on reconnut un maître dans le no­vice.» (Saint Anselme, p. 32.) On préférerait un contre-sens à cette perfidie d'in­terprétation.

2   B. Lanfranc. vita. Patr. Lat. Tom. CL, col. 32.

3    Orderie Vital. Histor.   eccles.  Lib. III, cap. 3 ;  Patrol. Lat. 1. CLXXXYIII,
col. 234.

4. Ibid. Lib. IV, cap. 16. Tom. cit. col. 245.

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p193 CHAP.   II. — BÉRENGER   ET  LANFRARC.    

 

plus tard abbé de Wesminster, Henri premier abbé du monastère de la Bataille érigé par Guillaume le Conquérant comme un trophée de victoire, Richard d'Ely, Paul de Saint-Alban, Guillaume de Cormeilles, et le futur historien des croisades Guibert de Nogent. « L'ad­mirable génie du maître, reprend Ordéric Vital, faisait revivre Hérodien pour la grammaire, Aristote pour le dialectique, Cicéron pour l'art oratoire, Augustin et Jérôme pour l'exégèse scripturaire et la démonstration des dogmes catholiques. Athènes au temps de son antique splendeur lui aurait décerné la palme de l'éloquence et du savoir. La Normandie jusque-là étrangère aux arts libéraux de­vint un foyer de science et d'instruction 1. »


   65. Ce fut vers l'an 1043 que la réputation de Lanfranc commença à prendre un tel essor. Bérenger, comme tous les autres écolâtres,     voulut juger par lui-même du mérite de ce rival qui d'un bond prenait le premier rang parmi les docteurs. Il vint à l'abbaye du Bec et engagea avec Lanfranc une lutte sur le terrain de la dialectique. Ces sortes de tournois littéraires où la science combattait à armes courtoises étaient alors fort à la mode. Guitmond qui raconte le fait ne nous apprend point le sujet choisi par les nobles adversai­res; il se borne à dire que ce sujet était en soi de peu d'importance. « Mais, ajoute-t-il, la défaite de Bérenger fut éclatante et sa con­fusion inexprimable. Revenu à Tours il vit le désert se former au­tour de lui, ses disciples le quittaient pour aller suivre les leçons de Lanfranc. Désespéré de cet échec il voulut rappeler à lui l'at­tention du monde par l'audace d'un enseignement nouveau, se souciant fort peu d'être hérétique pourvu qu'il demeurât célèbre. Le système qu'il adopta était de nature à séduire l'esprit des gens du monde; il ouvrait grande et large la route aux mauvaises pas­sions et autorisait tous les hommes à pécher impunément2. » Le système de Bérenger issu d'un mouvement de dépit et d'orgueil combinés n'était autre chose, nous l'avons dit, que ce qu'on a

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1. Orderic. Vital, llist. Ecoles. Lib. IV, cap. 10. Patr. Lat. Tom. CLXXXVH1. col 327.

2. Guitmund. Avcrsan. De Eucharistia, Lib. I ; Patr. Lat. Tom. CXUX, col. 1428.

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p194 PONTIFICAT DE  SAINT  LÉON  IX  (1049-105Î).

 

nommé depuis le protestantisme. Plus d'autorité doctrinale. « Léon IX, disait Bérenger, n'est point, un pontife, c'est un pompifex (le mot s'entend de soi), un pulpifex (quelque chose comme saltim­banque). Tous les papes sont des hérétiques. L'église romaine est le conciliabule de la vanité, la synagogue des maléfices; elle se fait appeler apostolique mais en réalité c'est le siège de Satan 1. » Luther n'a guère dépassé la grossièreté de ce langage. Plus de discipline morale. « Le sacrement de mariage, disait Bérenger, est une invention purement humaine. Il n'y a qu'une seule loi divine, le commerce libre entre l'homme et la femme sans lien ni entra­ves d'aucune sorte 2. » Plus d'unité religieuse. « Le baptême, disait Bérenger, est une cérémonie symbolique qu'il est impie de prati­quer sur les enfants, et qu'il faut réserver uniquement aux adultes capables d'en comprendre le mystère 3. » Plus d'autorité scripturaire. « Les paroles des livres saints, disait Bérenger, doivent s'en­tendre suivant le sens rationnel et nullement selon la lettre. Ainsi quand il est dit du Christ ressuscité qu'il entra au cénacle januis clausis, cela signifie qu'il n'avait plus de corps et que son être tout entier était esprit. Par la même raison, ajoutait-il, le pain et le vin consacrés à l'autel ne sont nullement le vrai corps ou le vrai sang du Christ, mais leur ombre, leur figure, leur symbole 4. » Tant d'énormités avaient besoin d'un patronage quelconque dans les siè­cles antérieurs. Bérenger choisit pour les accréditer le nom de Scot Erigène, ce docteur irlandais venu en France à l'époque de Charles le Chauve et dont les ouvrages d'exégèse sur saint Denys l'Aréo-

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1. Ketnpe S. Leonem papam non pontificem sed pompificem et pulpificem np-petlavit; sanctam Romanam ecclesiam vanitatis concitium et ecclesiam malignan-tium, Romanam sedem non apostolicam sed sedeni Satanx,,.. et ultra omîtes hxreticos Romanos pontifices. (Bernaldus Constant. De Berengarii mut ïpliei con-demnatione. Patr. Lat. Tom. CXLYIII. col. 1456.;

2    Légitima matrimonia destruere, licitam esse cum omnibus fœminis scortationem. (Natal. Alexander. Hist. eccles. Tom. XV, p. 3. — Deoduin.'Leoùiensis.
Contra Berengar. Brunonis epistola. Patr. Lat. T. CXLVI, col 1440.,)

3    Deoduinus, loc. citato.

4. Ibidem et passim omnes qui de Berengariana ksresi tractarunt,scilicet Hugo Lingonenis, Adelmannus, Durandus Troarnensis, Guitmundus Aversanus, Lan-fruncus, Anselmus et alii guamplwimi.

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p195 CHAP.   II. — BÉRENUEIl   KT   LANFRANC.  

 

pagile et sur l'évangile de saint Jean, d'une métaphysique obscure, sont inintelligibles pour le commun des lecteurs. Sous ce couvert habilement choisi Bérenger put blasphémer a son aise : Scot Erigène endossait toute la responsabilité. On vit circuler sous le nom du doc­teur irlandais un livre contre l'Eucharistie qui ne s'est jamais trouvé parmi les écrits aulhentiques de Scot Erigène 1 et dont la paternité appartenait réellement à l'écolâtre de Tours 2. Ce ne fut pas le seul artifice dont Bérenger se rendit coupable. « La séduction que vous exercez, lui disait Lanfranc, ne tient pas à la force de vos raisons, mais aux riches bénéfices que vous procurez à vos adeptes 3. Pour les pervertir vos moyens sont l'or, l'argent, les biens de ce monde 4. » La parole de Lanfranc qui venait de renoncer à toutes les richesses de ce monde pourrait nous suffire, mais Guillaume de Malmesbury la confirme en termes irrécusables. « Toute la Gaule, dit-il, fut bientôt infectée de la nouvelle hérésie grâce aux lar­gesses que Bérenger versait à pleines mains, sollicitant les pauvres écoliers auxquels il faisait des distributions quotidiennes 6. » D'où provenaient des subventions si considérables?» Assurément, dit Staudenmaier, la caisse de l'écolâtre de Tours n'aurait pu seule y suf­fire. La politique qui prévalait alors dans les conseils du roi Henri I était ouvertement hostile au pouvoir du pape. Ce courant de ré­volte dont l'évêque d'Orléans, Arnold, avait si énergiquement ac­centué l'existence au concile de Saint-Basle en 991, s'était accru depuis par la connivence des évêques et prêtres simoniaques ou

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1. Cf. Joann. Seoti, Opéra Patr. Lat. T, CXXI1. Prasemium. — M. Saint-René Taillandier, Scot Érigène et la philosophie scolastique. Paris 1843. — M. Félix ïtnvaisson; Rapport sur les bibliothèques des départements de l'ouest. Paris,' 1841.

2    En ces dernières années le docteur allemand Vischer a retrouvé et publié l'écrit de Bérenger intitulé De cœna Domini.

3    Fretus iis qui plus impensis a te beneficiis quam ratione a te audita. fLanfranc. Lib. de corpore et sanguine Domini, cap. 2; Patr Lat. Toni. CL,"<:ol. 411,1.

4    Discipuli atque sequaces tui auro et argento aeteraque pecunia tua a te subversi. (Ibid. cap. 20, col. 436.)

5    Jamque scatebat omnis Gallia ejus doctrina per egenoi scholares qaos ipse quotidiana stipe sollicitabat disseminuta. (Willelm. Maluiuburieus. Uest. Angl.
Lib. III; Patr. Lat. T. CLXXIX, col. 1257.)

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p196       PONTIFICAT DE   SAINT LÉON  IX   (1049-105i).

 

mariés. Bérenger se vantait d'avoir pour lui la majorité de l'épiscopat et du clergé de France 1. A part l'exagération intéressée de l'hérésiarque, il est certain que ses adhérents étaient nom­breux ; l'influence de la cour entra pour beaucoup dans ce succès. Rien n'est plus clair que l'origine de l'argent distribué par l'écolâtre de Tours, et l'on conçoit facilement les motifs qui portaient le roi à donner des bénéfices aux nouveaux sectaires 2. Ainsi le concours de la puissance civile qui devait en haine des papes faire la fortune de Luther fit également celle de Bérenger. Pour l'héré­siarque du XIe siècle comme pour le réformateur du XVe l'abolition du célibat ecclésiastique et l'appât des riches bénéfices furent les grands moyens de séduction. Par une logique dout saint Pierre Damien nous a déjà révélé l'inflexible rigueur, l'incontinence des clercs entraîne nécessairement la négation de la présence réelle de Jésus-Christ au sacrement de l'eucharistie. Bérenger qui ce­pendant resta pur, tout en prêchant l'affranchissement général des passions les plus ignominieuses, fut obligé de parcourir les divers échelons de l'erreur absolument comme Luther qui eut le malheur de joindre l'exemple au précepte.


   66. Mais si gangrenée que fût au XIe siècle la société ecclésiastique et civile, elle comptait dans son sein un trop grand nombre d'âmes généreuses pour que le triomphe définitif de Bérenger fût possible. Un cri d'indignation s'éleva de tous les points de la Gaule et de la Germanie conlre l'hérésiarque. L'évêque de Liège Déoduin écrivait en ces termes au roi de France Henri I: « Un scandale vient d'éclater, dont la nouvelle est dans toutes les bouches et soulève la réprobation universelle en France et en Allemagne. On dit que l'évêque d'Angers Bruno et l'écolâtre de Tours Bérenger, renouve­lant des hérésies vingt fois condamnées, proscrivent le sacrement de mariage, le baptême des enfants, la présence réelle de Jésus-Christ dans l'eucharistie. On ajoute que vous avez l'intention de convoquer un synode national à ce sujet. Il serait digne en effet de

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1 Berengar. De cœna Domini, édit. Yischer, p. 54.

2. Staudenmaier. Bérenger de Tours; Dict. encyclop. de théologie catholique Toni. III, p. 7 et 8.

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p197 CHAP. II. — BÉRENGER ET LANFRANC.  

 

votre zèle chrétien de réprimer de tels sacrilèges et d'effacer un op­probre qui souille la gloire de votre très noble royaume. Mais Bruno est évêque; comme tel il relève directement du siège apostolique. S'il était condamné par un concile national il ne manquerait pas d'en appeler au jugement du pape. Dans l'intervalle les sectaires resteraient impunis, leur folle présomption, leur propagande impie redoubleraient de perversité et d'audace; pour tout dire en un mot : Novissima forent pejora prîoribus2, « la nouvelle situation serait pire que la première.» C'est donc à l'autorité du pape qu'il faut immédiatement soumettre cette affaire. Au point de vue doctrinal il n'est pas même nécessaire d'engager une discussion, tant la vé­rité est manifeste. » Après cette déclaration catégorique, l'évêque de Liège cite les textes des saints pères établissant la tradition de l'Église relative aux dogmes de la présence réelle, de l'institution divine du sacrement de mariage, de la nécessité du baptême pour les enfants. Et il termine par ces paroles : « Nous considérons en vertu de ces principes que Bruno et Bérenger sont dès mainte­nant anathématisés de fait. Inutile donc de donner à leurs erreurs un semblant d'importance en réunissant un concile pour les discu­ter 2. » Hugues de Langres, malgré les égarements qu'il avait à se reprocher dans l'exercice de son ministère épiscopal et qu'il expia plus tard si généreusement, prit une initiative fort honorable. Il s'adressa directement à Bérenger : « Si vous preniez, lui disait-il, le temps d'y réfléchir, vous le plus perspicace des hommes, vous cesseriez de considérer le Christ ressuscité comme un être incor­porel, et le sacrement de l'eucharistie comme l'ombre, la figure, le symbole du corps et du sang du Seigneur. La nourriture immor­telle et sainte que le Sauveur avait promise aux juifs incrédules était véritablement son corps et sou sang divin, pain du ciel, breu­vage des anges, sacrement auguste que les fidèles seuls connais­sent, qui est la vie pour tous et chacun d'eux. Les sens s'y trom­pent, la foi non. Comment votre génie a-t-il pu après tant d'années

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1    Luc, si, 16.

2    Deoduiu.  Leoduns. Epist.  ad Henric.  reg.  Patr.  Lat. Tom. CXLVI, col.

1442.

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p198       TOXTIFICAT  DE  SAINT LÉON   IX  (1049-103 i).

 

de foi s'exiler lui-même du domaine des réalités invisibles pour se tenir à la porte de nos mystères comme un étranger, forensis ? Est-ci l'adulation, est-ce un désir de singularité qui vous entraîne? En tout cas, j'ai le droit de vous dire avec saint Ambroise que ces augustes mystères, incompréhensibles même aux anges, consti­tuent l'essence de notre foi et consomment l'union de l'huma­nité réhabilitée avec le Dieu de toute miséricorde. Je n'eusse pas cru à cette erreur de votre part si vous ne me l'aviez notifiée vous-même. Il ne m'est donc plus possible d'en douter; vous répu­diez la foi universelle, vous tracez votre sillon à part, loin de la vérité orthodoxe et de l'unité catholique 1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon