Bérenger et Lanfranc 3

Darras time 21 p. 198

 

   67 Adelmann, un autre condisciple de Bérenger, lui écrivait de Liége où il était écolàtre en termes non moins touchants 2. «Est-il donc vrai, lui disait-il, que vous soyez devenu, frère saint, le scan­dale du monde latin et de la race teutonique au milieu de laquelle je vis? Depuis deux ans ce bruit circule. On prétend que vous avez rompu tous les liens qui vous attachaient à l'unité de l'Église notre mère. On dit que le sacrifice du corps et du sang du Seigneur offert chaque jour sur tous les points du monde n'est plus pour vous qu'une figure, une similitude sans réalité. Je reproduis exactement les bruits qui circulent depuis deux ans, car je ne veux pas encore y croire. Une première lettre que je vous adressai est demeurée sans réponse. Notre ami commun Paulin, primicier de Metz, chargé par moi de vous exprimer toutes mes angoisses, s'est-il ou non acquitté de cette mission qu'il m'avait promis d'exécuter fidè­lement? Je ne le sais; car il ne m'a plus donné signe de vie. Au­jourd'hui m'arrive un religieux de Saint-Martin de Tours qui se dit votre envoyé. Mais il n'a aucune lettre de vous. Entre amis si éloi­gnés l'un de l'autre par le temps et la distance ce n'est point ainsi

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1. Hugo Lingonens. Contra Berengar. Patr. Lat. Tom. CXLII, col. 1326. Cette lettre de Hugues de Langres dont nous ne citons que de courts fragments est un véritable chef-d'œuvre d'érudition scripturaire et théologique, d'élo­quence sincère et attendrie.

2 Nous avons précédemment, n° 60 de ce Chapitre, donné le début de 1a lettre d'Adelwann.

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qu'on en doit user. Mais enfin que ce moine dise vrai ou faux il n'importe, je ne veux pas différer davantage et je profite de cette occasion pour vous écrire encore. Hélas! au lieu d'une lettre je voudrais en personne me transporter à travers l'espace près de vous. Je voudrais par la miséricorde de Dieu, par la très-douce mémoire de Fulbert notre commun maître, vous conjurer de respecter la tran­quillité et la paix du monde catholique et de la république chré­tienne, la foi orthodoxe fondée par nos aïeux, cimentée par le sang de tant de martyrs, illustrée par l'éloquence de tant de docteurs qui l'ont fait triompher du paganisme, de l'hérésie et du schisme. Où sont maintenant Arius et Manès? Qu'est devenue la tourbe de leurs adeptes? Leur mémoire est en putréfaction tandis que la gloire des Ambroise, des Augustin, des Jérôme survit aux siècles et grandit avec les âges. Frère bien aimé, à nous autres petits, laissez-moi vous le dire, il convient de suivre la trace de ces grands hom­mes. Mais quoi ! objectez-vous peut-être, si grands qu'ils fussent ils étaient hommes; comme tels ils ont pu se tromper. En effet autour de ces grands génies l'orgueilleuse philosophie païenne se trompait, mais eux ils furent de la race des humbles dont il est dit dans l'Écriture que «Dieu se révèle aux petits et se voile aux yeux des superbes. » Ils ont connu et adoré « le pain vivant descendu du ciel dont la menducation donne l'éternelle vie, parce que ce pain est la chair du Dieu homme immolée pour le salut du monde 1.» La nuit qui précéda sa douloureuse passion le Christ offrit ce pain et ce breuvage céleste aux apôtres en disant :«Ceci est mon corps. — Ceci est mon sang. » Point d'ambiguïté, d'équivoque, de sub­terfuge dans ces paroles. Mais il y faut la foi; oui sans doute. La foi n'est-elle pas « la substance même des choses que nous espé­rons, l'argument de l'invisible 2? » C'est pour exercer notre foi que le sacrement de vie cache sa force et sa vertu sous les espèces sen­sibles, comme l'âme est cachée sous le corps qu'elle anime. 0 homme animal qui ne comprenez pas les choses de Dieu! 0 chair qui vous laissez enivrer par les fantômes charnels ! jusques à quand serez vous le jouet de ces grossières illusions? Réveillez-vous enfin

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1.  Joann. v:, £i-E2. — 2. Hehr. xi. i.

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pour dire avec l'apôtre : « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort1 ? »

 

   68. Dans cette touchante épitre d'Adelmann   Bérenger ne voulut pas reconnaître la sollicitude alarmée mais bienveillante d'un ami. « Il y répondit d'un ton superbe et indigné, dit Sisebert de Gemblours, en maintenant tous ses blasphèmes contre les adora­bles mystères du Christ. Il en agit de même vis à vis de tous ceux qui attaquaient ses erreurs. Esprit sophistique plus habile à obscur­cir les questions qu'à les élucider, sans nul souci de l'édification ni du salut des âmes, il opposait à l'auguste simplicité de la foi qui nous vient des apôtres les arguties d'une dialectique tortueuse2. » Ce fut alors que Lanfranc entra dans la lice. « Armé du glaive de la vérité, dit Ordéric Vital, l'illustre et pieux cénobite frappa d'un coup mortel la secte naissante et vengea la foi catholique si indi­gnement outragée. L'hérésiarque se sentit atteint jusqu'au cœur, les fidèles triomphèrent en voyant confondus les misérables novateurs qui avaient déjà porté le ravage et la mort parmi tant d'âmes3. » Nous n'avons plus le premier écrit de Lanfranc en cette circonstance. Mais l'effet produit sur Bérenger fut bien tel que le représente Or­déric Vital. L'hérésiarque s'adressa immédiatement à l'évêque d'An­gers Eusèbe Bruno, qu'il croyait résolu à le suivre jusqu'au bout dans sa révolte contre l'Église. Voici la foudroyante réponse qu'il en reçut : « Vous vous plaignez que Gaufrid Martin, Gaufridum Martini4, soutienne ce que vous appelez les inepties et les insanités de Lanfranc. Vous me demandez d'organiser une conférence juri­dique où vous discuterez avec Gaufrid les textes du livre de saint Ambroise sur les sacrements. Voici ma réponse, animez-vous de patience et de longanimité pour l'entendre. Est-ce par un amour sincère de la vérité ou par un calcul d'ambition et de vaine gloire

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1. Rom. vu:, 24.— Adelmann. Epist. ad Berengar. Pair. Lat. Tom. CXLIIL, col. 1294. — 2. Sigebert. Gemblac. Lib. de Scriptor. ecclesiostic. cap. cliv ; Patr. lat.
Tom. CXL, col. 582.—3. Orderic Vital. Histor. Eccles. Lib.
IV, cap. x; Patr. Lat. Tom. CLXXXVIII, col. 327.

4. Vraisemblablement ce personnage sur lequel les chroniqueurs ne nous fournissent aucun renseignement était un prêtre du diocèse d'Angers, peut-être l'écolàtre du collège épiscopal.

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que cette controverse a été soulevée,je ne le sais pas, Dieu le sait ; mais depuis qu'elle agite le monde latin elle nous a couverts ici comme à l'étranger de confusion et d'opprobre. Certes je n'ai pas la prétention de me croire un docteur, mais plus je reconnais ma faiblesse et mon insuffisance personnelles, plus je veux m'appuyer sur les maîtres de la foi orthodoxe, sur l'enseignement de l'Église catholique. Arrière donc ces disputes de scandale et d'orgueil. La vérité a sa source dans des régions de paix, de tranquillité et de foi. « Le Seigneur Jésus, la veille de sa passion, prenant le pain dans ses mains saintes et vénérables leva les yeux au ciel, bénit le pain, le rompit, le distribua aux disciples en disant : Prenez et mangez en tous, car ceci est mon corps. Semblablement prenant le précieux calice, il le bénit avec ac­tions de grâces, et le donna à ses disciples en disant : Prenez et buvez en tous, car ceci est le calice de mon sang, le Testament nouveau et éternel, mystère de foi, sang qui sera versé pour vous et pour les multitudes eu rémission des péchés. Toutes les fois que vous ferez ceci, vous le ferez en mémoire de moi1. » Celui qui a prononcé ces paroles est le grand Dieu qui fit de rien le ciel et la terre. Par la vertu divine de ces paroles, le pain et le vin après la consécration du prêtre sont le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ. Nous le croyons, nous le confessons. Que si l'on demande comment il en peut être ainsi nous répondons que cela s'opère non selon l'ordre de la nature mais selon la toute puissance de Dieu. C'est ce qu'ont enseigné tous les pères, tous les docteurs; c'est la foi de l'Église. Plutôt que de favoriser ceux qui cherchent à la détruire je préférerais, comme le dit l'Évangile de ceux qui scan­dalisent les petits et les humbles, « être jeté à la mer une meule au cou.» Sachez-le donc, loin de prêter mon concours à aucune confé­rence ou discussion publique sur ce sujet je ferai tout ce qui sers en mon pouvoir pour les proscrire. La foi du siège apostolique et celle de l'Église entière est expresse et définitive 2. »

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1. C'est la formule liturgique de consécration du sacrement d'eucharistie. 2. Euseb. Bruno Andegavens,£//i'i><. ad Berengnr.magistrum. Pair. Lut. Tom. CXLVII, col. 1202.

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   Repoussé si énergiquement par un évêque dont il avait reçu jusque-là tant de bienfaits et dont il avut si gravement compromis la réputation, Bérenger crut rétablir ses affaires par un coup d'é­clat retentissant. La conférence qu'il ne pouvait obtenir avec Gaufrid Martin, personnage aujourd'hui inconnu, il voulut l'avoir avec Lanfranc lui-même. Voici la lettre qu'il écrivit au célèbre écolâtre de l'abbaye du Bec : « Au frère Lanfranc, Bérenger. In-gelramm de Chartres m'apporte une nouvelle qui me force à rom­pre le silence et à m'adresser directement à votre fraternité. Il paraît que vous traitez d'hérétiques les propositions de Scot Erigène sur le sacrement de l'autel, parce qu'elles diffèrent de celles de Paschase Ratbert dont vous vous faites le tenant. S'il en est ainsi, frère, vous déshonorez le génie vraiment admirable que Dieu vous a donné, vous embrassez une détestable doctrine. L'étude de l'Écri­ture vous est encore peu familière, il est des docteurs versés dans cette science avec lesquels vous pourriez utilement conférer. Si peu de mérite que je puisse avoir en ce genre, il ne me déplairait pas de vous entendre discuter ces matières dogmatiques avec des hommes compétents que vous choisiriez vous-même, devant un auditoire où l'on n'admettrait également que des juges et des assistants dé­signés par vous. Tant que cette épreuve n'aura pas eu lieu vous n'avez pas le droit de traiter avec tant de dédain mon enseigne­ment. Si vous rejetez comme hérétiques les propositions de Scot Erigène, lesquelles sont pour moi l'expression exacte de la vérité doctrinale, je me fais fort de vous amener à reconnaître qu'Ambroise, Augustin, Jérôme et vingt autres pères que je pourrais ci­ter sont hérétiques 1. » Les défis que Luther devait un jour jeter à la face de tous les docteurs orthodoxes n'étaient ni moins présomp­tueux ni moins insolents. Bérenger donna au sien toute la publi­cité possible; ses adeptes le redirent à tous les échos de la re­nommée avant même que le message officiel ne fût arrivé à sa destination. Cette tactique à l'usage des agitateurs de toutes les époques suppose plus de savoir faire que de science, plus d'habi-

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1 Berengar. Episî. ad Lanfranc. Pair. i,ai. Tom. CL, col. C3, not. ÎG.

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Ieté que de   mérite. Elle réussit quelquefois à tromper l'opinion mais pour peu de temps, et avec des retours inattendus qui décon­certent l'intrigue en raison même de l'éclat dont elle s'est volon­tairement entourée.

 

   70. Il en fut ainsi de la provocation arrogante  de Béreuger. Lanfranc était parti pour Rome afin d'y assister au concile lorsque le porteur de l'orgueilleux message arriva à l'abbaye du Bec. C'est Lanfranc lui-même qui dans une lettre à Bérenger nous apprend ce détail et nous fait connaître les graves conséquences qui en résultèrent. «. Au moment où le saint pape Léon IX, dit-il, présidait à Rome un concile imposant par le nombre des pères venus de tous les points du monde, il fit donner en séance pu­blique lecture du message que vous m'avez adressé au sujet du corps et du sang du Seigneur. Votre envoyé chargé de me le transmettre ne m'ayant pas trouve en Normandie, l'avait confié à quelques clercs qui en prirent eux-mêmes connaissance et le firent lire à beaucoup d'autres. Le scandale fut grand; la foi de l'Église était manifestement outragée. Ceux qui ignoraient mon absence m'accusaient à tort, ils regardaient mon silence comme une com­plicité ; on disait que soit par amitié pour vous, soit par uue dé­faillance quelconque dans la doctrine, j'adhérais à votre système. Enfin uu clerc de l'église de Reims apporta votre lettre à Rome et la déféra au concile. Vous déclariez que vos sentiments sur le mys­tère de l'eucharistie étant ceux de Scol Erigène, vous condamniez comme hérétique l'exposition doctrinale de Paschase Ratbert, et rejetiez la foi de l'Église à la présence réelle. Après cette lecture, une sentence unanime de condamnation fut portée contre vous, on sépara de la communion de l'Église celui qui veut priver l'Église de la sainte communion. Je fus alors interpellé par le pape, qui m'or­donna de me lever et de m'expliquer sur les rumeurs calomnieuses dont j'étais l'objet. J'obéis et j'exposai ma doctrine en m'appuyant sur les textes sacrés et sur la tradition. Je dis ce que je croyais, je prouvai ce que je disais, ma croyance et mes motifs de crédibilité reçurent l'approbation de tous les pères sans une seule contradic­tion. Après quoi le pontife fit promulguer pour le mois de sep-

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tembre prochain (1050) l'indiction d'un nouveau concile qui devait se tenir à Verceil. Vous y fûtes nommément cité afin d'y être en­tendu en personne. Quant à moi, le vénérable pape me retint à ses ordres jusqu'à l'époque du nouveau synode 1. » Cette page de Lanfranc est le seul monument qui nous soit resté de la discussion ou­verte au mois d'avril dans le sein du concile de Rome au sujet des erreurs de Bérenger. L'hérésiarque n'était pas plus disposé à ac­cepter cette première condamnation qu'à se soumettre au moni-toire canonique qui l'ajournait au prochain synode de Verceil. Mais le coup était porté; l'obstination du novateur de Tours, précurseur des modernes sacramentaires, n'eut d'autre résultat que de faire renouveler successivement par six autres papes l'anathéme une première fois prononcé par Léon IX.

 

§ XI. CONCILES DE VERCUEIL DE PARIS ET DE TOURS. (1050-1054).

 

   71. Dans l'intervalle du concile de Rome à celui de Verceil l'infatigable pontife reprit avec une ardeur nouvelle ses courses apostoliques. Il retourna en Apulie et le 29 juin 1050 nous le trouvons au Mont-Cassin, célébrant l'office solennel de la fête des apôtres Pierre et Paul. «Cette fête, dit Léon d'Ostie, tombait un samedi, jour du Mandatum cénobitique. Le vicaire de Jésus-Christ voulut laver lui-même les pieds à douze moines; il prit place au réfectoire et partagea le modeste repas de la communauté 2. » Le but que se proposait Léon IX dans ces voyages multipliés, dit Hermann Contract, était de resserrer les liens de la paix entre les différents princes, de faire cesser partout l'oppression, de rétablir les droits du saint-siége et ceux de l'empire chrétien 3. «Vers le mois d'août, le doux et pieux pontife, dit un chroniqueur, était à Venise où il se prosternait au tombeau de l'apôtre et évangéliste saint Marc 4. »

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1 Lanfranc. Lib. de corpore et sang. Domini; Patr. Lat. Tom. CL. col. 413. 2. Les Ostiens. Chronic. Cassin. Patr. Lat. Tom. CLXXIII, col. G80. 3. Hermann. Contract. Chronicon. Patr. Lat. Tom. 14.i, col. 253. 4. JIss. Strozzi., Pair. Lat. Tom. CLXXIII, col. 518.

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   On sait que vers l'an 845 sous le doge Justiniaui des marchands vénitiens enlevèrent de l'antique église d'Alexandrie transformée en mosquée les reliques de saint Marc et les rapportèrent dans leur patrie, où elles furent accueillies comme le plus précieux des tré­sors 1. La jeune république de Venise se plaça dès lors sous le pa­tronage de saint Marc et lui éleva un temple qui est devenu de nos jours l'une des merveilles de l'art chrétien. En 1811 on eut l'occa­sion de procéder à l'ouverture de la châsse qui renferme à Venise les ossements sacrés du grand évangéliste et leur authenticité fut solennellement constatée 2.

 

   72. Cependant la sentence d'anathème fulminée contre Bérenger était promptement arrivée en France. L'hérésiarque l'accueillit avec une explosion de colère dont son livre De sacra cœna, écrit dix ans plus tard, a conservé toute l'acrimonie et la rage.« De quel droit, disait Bérenger, ce pontife, ce pompifex, ce pulpifex, a-t-il osé me condamner sans m'entendre? Les lois divines comme les lois humaines réservent à l'accusé la liberté plénière de sa propre défense. Les canons ne m'obligent point à sortir de ma province pour aller répondre aux questions des Italiens. Verceil n'est pas dans la province de Tours, c'est ce que me disent tous mes amis et ils m'exhortent à ne pas m'y rendre 3.»Si les amis de Bérenger lui tenaient ce langage, qui ne diffère en rien d'ailleurs de celui que d'autres amis de même valeur devaient tenir à Luther, ils ou­bliaient de lui faire observer que le concile de Rome avait eu entre les mains sa lettre à Lanfranc. Cette lettre était un document au­thentique ; ce document hétérodoxe au premier chef avait été fort légitimement condamné. Le droit de libre défense avait de même été respecté en sa personne puisqu'on l'ajournait à Verceil pour y produire ses moyens de justification. Quant au subterfuge pré­tendu canonique qui opposerait au tribunal suprême et à la juri­diction universelle du saint-siége les bornes d'un diocèce particulier quelconque, il est absolument dérisoire. Bérenger qui ne vou­lait pas se rendre à Verceil ne se crut point pour cela obligé de ré-

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1 Cf. Rolland. 25 april.— 2 Cf. Mozzoni, Taoole cronologic/ic. Secol. XI, p. 124 et Nota 6. — 3 Berengarius. De suer Cœna, édil. Vischer. p. 36.

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sider dans la province de Tours. Il imprima à sa propagande une activité nouvelle. «En ces jours, dit Guitmond, il parcourut la France entière, préchant partout ses erreurs impies, blasphémant la majesté du mystère adorable, enseignant que tous les pécheurs quelle que fut l'énormité de leurs forfaits pouvaient recevoir le sacrement de l'eucharistie sans préparation ni pénitence préalable. 1 » Un des monastères qu'il visita les premiers pour y répandre le poison de ses abominables doctrines fut celui de Préaux, de Pratellis, au dio­cèse de Lisieux. « Le vénérable Ansfred qui en était abbé, dit Du­rand de Troarn 2, ne put entendre sans indignation les aboiements de ce blasphémateur. Il vint me confier son horreur et sa peine. Je ne tardai pas moi-même à être mis en présence du nouveau sec­taire. Mais par la grâce de Dieu, ni Ansfred ni moi ne fumes un instant dupes des perfidies et des intrigues de l'hérésiarque. Il nous quitta, dissimulant son échec et sa confusion, et se rendit près de Guillaume duc de Normandie. Il comptait sur la jeunesse de ce prince pour le séduire. Mais Guillaume était profondément attaché à la foi catholique, il déjoua les espérances du novateur en décla­rant que les questions doctrinales n'étaient point de son ressort, que les évêques et les clercs avaient seuls droit d'en connaître. Par son ordre un concile se réunit à Brionne dans le castrum de Gislebert à deux milles de l'abbaye du Bec, pour y entendre Bérenger. Celui-ci s'était fait accompagner d'un de ses disciples, sur l'élo­quence duquel il comptait presque autant que sur la sienne propre. Malgré tout l'hérésiarque demeura confondu. Les évêques et les docteurs normands exposèrent avec tant de précision, de force et de netteté la foi de l'Église au dogme de l'eucharistie qu'ils rédui­sirent les deux hérétiques au silence. Bérenger quitta la séance et s'enfuit couvert de honte. Il ne s'arrêta qu'à Chartres où,  grâce

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1. Guitmund. Aversan. De corp. et sanguin. Domini veritate. Lib. I; Patr. Lat. Tnm. CXLIX, col. 1429.

2 Troarn au diocèse de Bayeux était également un monastère bénédictin assez rapproché de celui de Pratellis. Les deux abbés Ansfred et Durand étaient unis par les liens d'une amitié sainte. Durand écrivit son livre de corpore et sanguine Christi au plus tard en 1058, à l'époque la plus rappro­chée possible des événements.

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aux relations qu'il y avait entretenues depuis l'époque de saint Fulbert, il se flattait de trouver un meilleur accueil. Mais le clergé de cette ville était au courant de la controverse. L'anathème lancé contre l'hérésiarque était connu, ou savait qu'il était personnelle­ment cité à comparaître au prochain concile de Verceil. Provoqué de toutes parts à s'expliquer sur les erreurs qui lui étaient repro­chées, et ne pouvant fournir aucun argument sérieux, il répondit qu'il exposerait ses raisons en temps plus opportun et quitta la ville. En effet il adressa quelque temps après au clergé de Chartres une lettre qui me fut communiquée. C'était une déclamation fu­ribonde contre la foi catholique ; l'église de Rome, centre de l'univers chrétien, y était traitée de foyer de toutes les erreurs; le seigneur pape Léon IX dont la science, la vertu, la foi faisaient l'admiration du monde y était indignement outragé. L'hérésiar­que terminait en disant qu'on le verrait bientôt confondre ses accu­sateurs et revenir triomphant à Chartres. Comme l'époque fixée pour le concile de Verceil approchait, ajoute l'abbé de Troarn, on crut que Bérenger se disposait à s'y rendre 1. »

 

73. En réalité il n'y songeait point. Ce fut vers la cour  du roi de France qu'il se dirigea. «Je voulais, dit-il plus tard, obtenir un sauf-conduit qui me permît de faire en toute sécurité le voyage d'Italie. » On croirait entendre Luther réclamant des sûretés contre Léon X. « Le roi de France, continue Bérenger, était abbé de l'église de Saint-Martin de Tours 2 dont j'avais moi-même l'honneur d'être chanoine. Cela ne l'empêcha pas au mépris de ce qu'il devait à sa majesté royale de me retenir dans une sorte de captivité. Il me confia à la garde d'un jeune noble, cuidam adolescentulo, qui eut ordre de me retenir prisonnier, et chose plus triste encore, qui trouva moyen de m'extorquer plus d'argent que je n'en avais jamais vu 3. » Cette légende de captivité arrangée après coup

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1 Durand. Troaraens. Lib. de corp. et sang. Christi; Pan IX; Pair. Lnt. Tom. CXL1X, col. 1422.

2. On sait qu'en effet les rois de France tenaient à honneur de porter le titre d'abbés nés de Saint-Martin de Tours.

3. Béranger. De sacra Cœnn, p. -I2-J7.

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ressemble fort à celle de Luther à Wartbourg. Si Bérenger eût voulu se rendre à Verceil il n'aurait pas en sortant de Tours pris la route de Normandie. Si de Brionne ou de Chartres, après son double échec, il eût persisté dans le dessein de se rendre à Verceil, il se fut très facilement passé de venir solliciter la permission du roi de France abbé nominal de Saint-Martin. Le concile de Verceil s'ouvrit donc sans lui. Son absence était d'autant plus volontaire et préméditée que deux de ses partisans vraisemblablement en­voyés par lui, bien que plus tard il désavouât leur concours, n'a­vaient pas éprouvé la moindre difficulté pour s'y rendre. Du con­cile de Verceil pas plus que de tous ceux que présida Léon IX nous n'avons conservé les actes. Le nombre des évêques qui y as­sistèrent ne nous est pas même approximativement connu. Mais Lanfranc d'une part et Bérenger de l'autre ont laissé sur cette as­semblée des détails qui se contrôlent respectivement et nous don­nent un aperçu des principaux objets soumis à la délibération des pères. « Appelé à Verceil, dit Lanfranc dans son épitre à Bérenger, vous fites défaut. Le concile s'ouvrit au mois de septembre (1030) sous la présidence du pape. Ou était accouru à cette assemblée de toutes les provinces de l'Europe, de diversis hujus mundi partibus. Le livre de Scot Erigène sur l'eucharistie 1 fut lu en séance pu­blique et condamné unanimement. L'opinion que vous soutenez vous-même fut exposée, débattue et eut le même sort. Invité à dire mon sentiment, je soutins la foi de l'Église catholique à la pré­sence réelle, telle que je la professe et l'ai toujours professée. A l'u­nanimité cette doctrine fut confirmée par le synode. Deux clercs qui se dirent vos envoyés essayèrent de vous défendre, mais dès le début de leur argumentation ils se troublèrent, se contredirent et furent réduits au silence 2. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon