Darras tome 32 p. 565
11. Vit-on jamais une insinuation plus perfide, une pareille combinaison d'insolence et d'hypocrisie ? Après une violente sortie contre ses adversaires, les délégués pontificaux, seuls coupables, comme toujours, des abominations déversées sur l'Arche sainte, il continue : «Et maintenant, bienheureux Père, devant Dieu, devant toute la création, je proteste que ma pensée n'est pas et n'a jamais été de nuire en aucune façon à votre puissance, d'ébranler ou d'amoindrir l'autorité de l'Eglise Romaine. Je confesse pleinement que cette Église est au-dessus de tout dans le ciel et sur la terre, Jésus-Christ seul excepté... » Luther quitte le Pape et revient à ses amis; il leur parle de ce nonce, homme d'honneur et de probité, honestus vir. «C'est un homme de ruse et de mensonge, leur dit-il, qui m'embrassait et m'exhortait avec larmes, au moment de la séparation. J'ai feint de ne pas comprendre son baiser de Judas et ses larmes de crocodile……. Il venait armé de soixante-dix brefs, et plus encore, avec mission de me prendre vivant, et m'emmener captif dans cette Jérusalem homicide qui s'appelle Rome.» Tout à l'heure il s'en rapportait au jugement de l'archevêque de Salzbourg. « Et
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que sont ces évêques, s'écrie-t-il, pour me traiter d'audacieux et de superbe, ce que du reste je ne nie pas? Des hommes de cette espèce ignorent absolument ce qu'est Dieu et ce que nous sommes. » Nous avons entendu le commencement et la fin de sa lettre à Léon X. Lisons un passage de celle qu'il écrit le 12, à Georges Spalatin : « Je vous le dis à l'oreille, il faut que le Pape soit l'Antéchrist lui-même, ou du moins son apôtre, je ne sais lequel des deux, tant ses décrets dénaturent et crucifient de nouveau le Christ, c'est-à-dire la vérité1. Je suis à la torture en voyant qu'on se joue de la sorte du peuple chrétien, sous prétexte de lui donner des lois et sous l'ombre de ce nom sublime. Quelque jour je mettrai sous vos yeux mes annotations sur les décrets, et vous verrez par vous-même ce que c'est que de légiférer en dehors de l'Écriture ; je ne parle pas ici des autres actes analogues qui nous montrent dans la curie romaine l'officine de l'Antéchrist.» Du nonce ou du moine quel est donc l'imposteur? Ame droite et loyale, allant au but sans prévoir les déviations, sans regarder aux obstacles, Miltitz était la dupe de Luther2, et par lui Tetzel en sera la victime.
12. Ce dernier résidait à Leipzig. Dans quelle situation ? Lui-même va nous l'apprendre, dans sa réponse au délégué pontifical, qui le mandait avec la pensée de réconcilier les deux adversaires dans la ville d'Altembourg. «J'obéirais sur l'heure à votre seigneurie, si je n'en étais empêché par les douleurs qui m'accablent et les périls qui m'entourent. Je ne suis en sûreté nulle part en dehors de cet asile, tant le frère Martin Luther a soulevé de préventions et de haines contre moi, non seulement en Allemagne, mais dans tous les pays environnants. A force de dénonciations et de calomnies, il me fait passer pour un hérétique et pour un blasphémateur. Malgré l'évidence, il s'obstine à m'accuser surtout d'avoir indignement insulté la Sainte Vierge. C'est en vain que j'ai
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1. « In aurem tibi loquor, nescio an Papa sit Antichristus ipse, vel apostolus ejus ; adeo miser corrumpilur et crucifigitur Christus... » Lettre à Spalatin, 12 mars 1519.
2. Des auteurs catholiques ont sévèrement blâmé le nonce. Tels Mawbouro, Hitt. du Luthéranisme, liv. i, p. 39 ; — Pallavicini, lib. I, cap. 13.
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détruit cette accusation dès l'origine par mes discours et mes écrits; il n'abandonne pas son odieux système, il s'est emparé de l'opinion, il a fanatisé le peuple. Au nombre de ses partisans, il en est plus d'un qui n'hésiterait pas à me donner la mort, comme j'en suis averti par de pieux catholiques, et par les sinistres regards dont je suis accompagné lorsque je descends de chaire.... Je vous verrais avec autant de bonheur que je verrais un ange; mais, au nom de Dieu, ayez pitié de mes réelles souffrances et de mes justes frayeurs. Je n'ai cessé d'aimer le Saint-Siège, je l'aimerai jusqu'à mon dernier soupir. Depuis cette malheureuse révolte, j'ai défendu ses droits et soutenu sa doctrine, au détriment de ma réputation, au péril même de ma vie. Que je meure à la peine, il importe peu, pourvu qu'il triomphe ; dois-je cependant aller au-devant de la mort1?... « Miltitz n'eut pas égard à cette lettre, qu'on dirait extraite d'un ancien martyrologe. Il n'écouta pas mieux celle qui lui fut adressée par Hermann Rab, le provincial des Dominicains, et dans laquelle était le magnifique et touchant témoignage que nous avons cité plus haut. Après quelques semaines, il se rendait à Leipzig, toujours obsédé des mêmes fantômes, des préventions puisées dans ses colloques d'Altembourg. Il fit aussitôt appeler le prédicateur des Indulgences, et le menaça, devant ses supérieurs, de le dénoncer au Pape. Ni les explications ni les prières n'y purent rien. Voilà les âmes honnêtes, quand elles tombent aux mains des ambitieux ou des sectaires.
13. Tetzel se retira sans murmurer, mais pour tomber sur sa pauvre couche, atteint au cœur, consumé par une fièvre ardente. Il vit clairement que tout était fini pour lui sur la terre : vers Dieu saul remontèrent toutes ses pensées. Il était mortellement frappé par le ministre de celui pour lequel il mourait ! Le supplice n'allait pas être de courte durée. C'est le 4 juillet seulement que le champion de l'Eglise et de la Papauté succombait à ses angoisses. Tout n'était pas fini, comme il l'avait d'abord supposé. Restait à calomnier ses funérailles : les disciples de Luther ne pou-
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1 Tetzbi, Bistoriagraph. tom. II, pag. 374.
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vaient manquer une si belle occasion. Tels que les oiseaux de proie de la plus infime espèce, ils n'ont pas été repoussés par la mort, ils se sont abattus sur le cadavre. Selon les uns, les Dominicains l'auraient expulsé de leur couvent et jeté dans un cloaque ; et nous savons qu'ils lui rendirent les derniers honneurs avec autant de décence que de piété. Les autres lui composaient des épitaphes où l'ineptie le dispute à la fureur. Ne reculant devant aucune honte, ils n'ont rien négligé pour transmettre leurs misérables élucubra-lions aux âges futurs, qui passent désormais avec un dédaigneux sourire. Ce qui n'est pas fini non plus, c'est la réhabilitation du moine ; mais elle est admirablement commencée, et par les Protestants eux-mêmes 1. En apprenant la maladie de Tetzel, son véritable bourreau avait eu le triste courage ou la cruelle ironie de le consoler2 par une de ces lettres à double entente qui rentrent si bien dans son génie. Il lui promettait le silence, et n'attendait pas sa mort pour renouveler les atroces imputations dont il savait à n'en pas douter l'arbitraire et l'origine. Le jour de cette mort fut également prévenu, comme dans l'intention de la rendre plus amère, par un événement, disons mieux, par un coup de théâtre qui devait troubler l'inquisiteur dans son agonie, et l'eût fait tressaillir dans sa tombe.
§. III. DISPUTE DE LEIPZIG
14. Le 26 juin, un dimanche, dans cette même ville de Leipzig, au château de Pleissenbourg, étaient réunis les plus éminents docteurs de la Saxe et des contrées environnantes. A cette assemblée présidait le duc Georges, neveu par son père de l'électeur Frédéric. C'est l'ouverture d'une solennelle discussion, d'un vrai tournoi théologique entre l'enseignement traditionnel et les opinions nouvelles. Jean Eckius, le chancelier d'Ingolstadt, se présentait seul à l'en-
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1. Gottlob. Hofmam, Vita Tetzel, pag. 372.
2. « Ante obitum, litteris benigniter scriptis consolatus sum, et jussi bono animo esse... » Mart. Luiheb, Prxfat. ad opéra.
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contre de Carlostad et de Luther en personne. Il venait d'arriver à Leipzig, n'ayant avec lui qu'un domestique, sans appareil et sans bruit, tandis que ses adversaires y faisaient leur entrée avec une pompe extraordinaire, sur un char découvert, traînant à leur suite deux cents étudiants de Wittemberg, plusieurs maîtres, parmi lesquels Egranus, Lange et Mélanchton ; celui-ci ne parvenait pas à dissimuler ses mélancoliques répugnances. De la Bohême étaient accourus pour se joindre au cortège et corroborer les applaudissements, des Hussites en assez grand nombre, qui voyaient dans Martin Luther, peu flatté de leur présence, un nouveau Jean Huss1. Aux portes des églises on affichait cependant une ordonnance rendue par l'évêque de Mersebourg, Ernest-Adolphe d'Anhaldt, interdisant toute dispute sur des questions religieuses, en sa qualité, non précisément d'évêque, mais de chancelier de l'université. Le duc Georges n'eut point égard à cette défense ; les choses devaient avoir leur cours : il comptait sur l'issue de la lutte. Le lundi 27, après la célébration des saints Mystères, Pierre Mosellanus, un helléniste renommé, inaugura la séance, ou plutôt l'occupa tout entière par un long et savant discours, qu'il terminait en recommandant aux antagonistes la loyauté dans le combat, la modération dans le langage, la probité dans les citations, qui toutes seraient faites de mémoire, sans le secours actuel d'un manuscrit ou d'un livre. La séance fut alors suspendue, pour recommencer à deux heures. C'est Carlostad qui parla le premier, et dès l'abord il posa la redoutable question du libre arbitre, le point capital de tout le débat. S'inspirant des idées de son ancien élève, aujourd'hui son maître et son chef, il ne craignit pas d'avancer, que l'homme, dans son état présent, depuis la chute originelle, ne possède pas même l'ombre de la liberté ; que ses actes, prétendus spontanés, étaient les simples mouvements d'une machine, obéissant à l'impulsion comme à l'arrêt d'une force étrangère ou supérieure ; que sous la main de Dieu l'homme agit ou reste dans l'inaction, d'une manière absolument fatale. Il ajouta que le mot même
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1. Christ. Huber, Mit. Atart. Lutheri, pag. 30.
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de liberté ne se trouve nulle part dans l'Ecriture, qu'il appartenait aux sophistes des derniers temps, c'est-à-dire aux scolastiques, fruit de leur imagination et n'impliquant aucune réalité.
15. Ce désolant scepticisme fut accueilli par un silence glacial ; l'auditoire repoussait évidemment la théorie de l'esclavage, il n'était pas mûr pour un tel enseignement, il tenait par le fond des entrailles à la dignité de l'être humain, à ce qui constitue son essence. Cela ne découragea pas l'argumentateur : du principe il passait immédiatement à l'application. Suivant lui, toute œuvre bonne ou mauvaise en soi, sans en excepter les plus pures et les plus pieuses, est une mortelle offense envers Dieu. S'il avait seulement dit une action indifférente, il eût paru conséquent avec lui-même, quand il venait de poser la négation ou l'anéantissement du libre arbitre ; mais telle était la doctrine de Luther, et le disciple réalisait l'idéal de l'automate1. Il essaiera bientôt de secouer le joug et de rompre le charme. Pour le moment, il ne pouvait faire la partie plus belle à son contradicteur. Si l'homme n'est pas libre, où git la distinction du bien et du mal ? que devient sa responsabilité morale ? pourquoi lui parler de salut ou de damnation? peines et récompenses, vice et vertu, mérite et démérite, qu'est tout cela dans la même hypothèse ? Une puérile antinomie. A quoi bon la discussion présente, puisqu'elle ne peut modifier en rien l'implacable destinée? Il était facile de multiplier les questions, impossible d'y répondre. Doué d'une étonnante facilité, de robustes poumons, d'une voix sonore, orateur et logicien, Eckius ne laissait pas respirer son adversaire. La tête de Carlostad s'égarait dans ce tourbillon ; il cherchait vainement les raisonnements et les textes. Pour qui Jésus-Christ avait-il répandu son sang, si l'homme pèche alors même qu'il l'adore et le prie ? Enoncer de telles idées, n'est-ce pas insulter le Créateur, annihiler la Rédemption, déshonorer la créature ? L'ami de Luther ne le savait pas ; les mots même ne pouvaient arriver à sa bouche. Il parvint seulement à demander
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1. Martin. Luther, Epist. ad Georg. Spalatinum, de disputatione tua.
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grâce et répit jusqu'au lendemain ; mais le lendemain, il se garda bien de reparaître : c'était un lutteur hors de combat. Luther lui-même prit sa place le 4 juillet. Eckius changea de thèse, sans déserter le terrain, ou plutôt en développant la controverse. Il porta le débat sur la Papauté. « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » C'est l'éternel argument, et le docteur démontra victorieusement par ce texte la suprématie du Pontife romain, la hiérarchie de l'Église, le principe de l'unité, l'organisation du christianisme, l'économie du plan divin.
16. A cette exposition traditionnelle, que répondait le novateur? Sa réponse est tout simplement un prodige, mais un prodige qui se renouvellera dans l'histoire de la Réforme ; n'était cette imitation, les témoignages directs ne suffiraient pas pour y croire. Voici comment, dans le but d'éluder le texte évangélique, Luther le torture et le comprend : « Tu es Pierre ; » ces premiers mots s'adressent bien réellement au prince des Apôtres. Quant aux suivants, « et sur cette pierre je bâtirai mon Église, » le Sauveur entend se les appliquer à lui-même ! La déraison et le non-sens n'atteignent pas ces limites, à moins de faire alliance avec la plus insigne mauvaise foi. Il copiera le maître, celui qui peu de temps après, interprétant les paroles de la Cène, s'élèvera contre son opinion, en soutenant que le Christ parlait aussi de lui-même, et non du pain qu'il distribuait à ses disciples, quand il disait : «Ceci est mon corps. » Le théologien catholique n'allait pas rester sous le coup d'une aussi violente interprétation, et l'auditoire ne l'admettait pas davantage. Pour atténuer cette fâcheuse impression, Luther reconnut la primauté du Pape, prétendant seulement, par un second subterfuge, qu'elle était de droit humain, et non d'origine céleste. Au lieu d'attaquer de front une distinction pharisaïque, plus dangereuse qu'une franche négation, Eckius fit seulement observer que le moine augustin l'empruntait à l'hérésiarque de la Bohème, que Jean Huss l'avait énoncée mot pour mot, et le concile œcuménique de Constance formellement anathématisée1. Un moment Luther resta sans
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1 Ulemberg, Vita et Gesta Mart. Lutheri, pag. 32 et seq.
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parole ; les sinistres lueurs du bûcher venaient de passer devant ses yeux. Que faire? Nier le plagiat, impossible : reculer sous les regards anxieux ou triomphants d'une telle assemblée, c'était perdre sa réputation et sa cause. Mû comme par un ressort, il releva la tête et s'écria que, parmi les propositions anathématisées à Constance, il en était plusieurs qui ne méritaient pas cette réprobation, qu'on devait même tenir pour absolument évangéliques. Un frisson parcourut l'assemblée ; le masque avait glissé sur le visage de l'hérésiarque. Comment un religieux pouvait-il accuser d'erreur un concile œcuménique? Où serait désormais la vérité ? Que devenait l'Église? Attaquée dans son chef, la voilà maintenant détruite en elle-même. Eckius tenait Luther sous le poids d'une argumentation irrésistible, comme naguère il avait tenu Carlostad. Le novateur eut beau s'agiter et se débattre ; il s'enfonçait de plus en plus dans l'hérésie. Il osa demander par quelles raisons théologiques on lui prouverait l'infaillibilité des conciles. C'était assez qu'il la niât, ou qu'il la mît en doute ; on n'avait pas à la démontrer1. Georges de Saxe ne put contenir son indignation ; il quitta la salle des conférences. « Petit-fils de Georges Podiébrad, je sais trop bien l'histoire de ma famille maternelle, dit-il, pour être tenté de la recommencer. Non, pas de schisme ! » Le nom de Martin Luther restait cloué par cette séance à celui de Jean Huss.
17. Celles qui suivirent ne présentaient plus aucun intérêt, ni guère d'importance, consacrées qu'elles étaient à des points secondaires ; mais elles pouvaient à chaque instant sortir de cette langueur et ramener les premiers orages. Luther en avait-il le pressentiment? Il est permis de le croire. Vers la fin de juillet, à la veille d'une thèse, il disparut de Leipzig, comme l'année précédente il s'était enfui d'Augsbourg, trompant l'attente de ses partisans et de ses adversaires, accompagné de son ami Carlostad. Cette retraite clandestine et précipitée ne tournait pas à sa gloire ; on y vit généralement l'implicite aveu de sa défaite, une honteuse désertion. Les prétextes dont il la couvrit ensuite, n'étaient pas faits pour détruire cette idée. A la vue de tous, Eckius restait maître du
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1. Desid. Erasbcs, Epist. rai, 19.
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champ de bataille. Avant
ce dénouement, des manifestations hostiles et bruyantes avaient eu lieu contre
lui, rappelant celles dont Wittemberg fut le théâtre et Tetzel l'objet, au commencement
des perturbations. Elles allèrent même au-delà: pour venger son maître, la
jeunesse ameutée menaça de mort l'heureux champion du catholicisme ; et probablement
il ne serait pas sorti vivant de Leipzig, si le duc Georges ne l'eût mis à l'abri
de ces fureurs rétrospectives. Eckius était vainqueur ; les historiens
catholiques le proclament, les protestants de bonne foi l'ont avoué, quoique
de mauvaise grâce ; Mélanchton, présent aux conférences qu'il déplorait, ne le
dissimule guère2. On peut néanmoins se demander si l’évêque de Mersebourg n'avait pas raison quand il voulait les interdire, si la victoire
remporté par le docteur était aussi celle de la doctrine. Au dangereux amour
des nouveautés s'ajouta dès lors la soif de la vengeance. Aucun moyen de
corrompre l'opinion n'était négligé; les diatribes succédaient aux diatribes,
et toujours avec un redoublement de violence et d'acrimonie, Carloslad avait
retrouvé toute son assurance, depuis qu'il était loin de son redoutable contradicteur ; il l'insultait
impudemment dans ses libelles, parce qu'il le pouvait impunément. Luther lui
donnait l'exemple : il publiait coup sur coup, sans émettre encore toute sa
pensée, des écrits incendiaires, tels que son Appel à l'empereur, sa Captivité
de Babylone, son Traité de la Réformation ; mais rien n'égalait son intime correspondance.
A Leipzig, dans l'intervalle des séances publiques, il promettait souvent de
s'expliquer entièrement sur Rome et le
Pape; il ne l'avait point osé. De sa cellule, il écrit maintenant à Spalatin :
« Voulez-vous savoir ce que je pense de Rome ! C'est une collection de fous et de niais, d'ignorants et d'imbéciles, de possédée et de
démons...... (Nous ne traduisons
pas toute la nomenclature.) Les épargner serait une duperie. Déchirons les
voiles, étalons au grand jour les mystères de l'Antéchrist. » Il tient à
cette image apocalyptique ; elle résumera désormais ses furibondes inspirations.
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1. « Quorsum inclinarint res, mihi sane non est in proolivi judicare, non pro-nuntio uter vicerit. » Philip. Melancht. Kpist. 106.
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§. IV. AUDACIEUSE OBSTINATION DE L'HÉRÉSIARQUE
18. La condescendance outrée de Miltiz n'avait donc pas été plus efficace que la logique serrée d'Eckius. Dans de nouvelles entrevues, le moine s'était constamment joué du nonce. S'était-il également joué de Léon X? Une lettre du Pape le ferait supposer à qui se contenterait d'une lecture rapide et superficielle, tant elle respire d'amour paternel, de douce confiance, d'abandon et d'espoir; mais, quand on l'examine avec une sérieuse attention, rien n'est facile comme d'y reconnaître la sagesse, la circonspection et l'autorité du Souverain Pasteur des âmes. On y reconnaît aussi la main et le cœur de Sadolet. «Très cher fils, salut et bénédiction apostolique. C'est avec une extrême joie que nous avons appris par les lettres de Charles Miltitz, notre nonce auprès du noble Frédéric de Saxe, vos sentiments réels, vos bonnes dispositions envers le Saint-Siège et l'Eglise Romaine. Donc ce que vos écrits ou vos discours avaient d'excessif et de blâmable n'était pas dirigé contre nous. L'ardeur inconsidérée de la lutte vous a fait dépasser toutes les bornes de la justice et de la vérité 1, dans ce malheureux conflit à propos des indulgences. Et maintenant après de mûres réflexions, vous déplorez avec amertume les excès commis et les erreurs énoncées ; vous êtes prêt à les réparer d'une manière complète, de vive voix et par écrit, en sorte que la rétractation parvienne aux oreilles des princes et de tous ceux à qui les aberrations et les emportements étaient parvenus ; vous êtes dans la ferme résolution de ne plus retomber à l'avenir dans de semblables fautes. La réparation aurait eu lieu devant le nonce, ajoutez-vous, si vous n'aviez craint de sa part un jugement trop sévère. Pour nous, considérant que l'esprit est prompt et que la chair est faible; considérant de plus que l'homme rentrant en possession de lui-même doit corriger ce qu'il a proféré sous l'aveugle impulsion de
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1.« Prolapsum ultra quam voluisses, honestatis et veri terminos excessisse. »
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la colère, nous rendons grâces au Tout-Puissant, qui dans sa miséricorde a daigné vous éclairer, et n'a pas permis que votre réputation et votre science fussent une pierre d'achoppement, une cause de damnation pour les fidèles rachetés par le sang d'un Dieu. Tenant sur la terre la place de Celui qui ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt sa conversation et sa vie, nous admettons avec un cœur de père vos moyens de justification. Nous désirons vous voir et vous entendre. Comptez sur la bienveillance spéciale que nous ressentons pour les âmes d'élite, qui brillent par leur érudition, notamment dans les saintes lettres. Cette rétractation que vous n'avez osé faire en présence de notre légat, vous la ferez en pleine liberté, avec une sécurité complète, en présence du Vicaire de Jésus-Christ. Aussitôt donc que vous aurez reçu cette lettre, mettez-vous en chemin, venez droit à nous. Laissant de côté toute haine, uniquement mû par la charité, nous en avons la douce espérance, vous rendrez gloire à Dieu. De votre démarche résultera pour nous le bonheur d'accueillir un fils obéissant, et pour vous celui d'embrasser un père plein de mansuétude et de bonté. »