Grégoire VII 24

Darras tome 21 p. 628

 

54. La première parole pontificale qui retentit au milieu de cette imposante réunion fut de nature à élever les pensées et les cœurs au dessus des misérables intérêts d'une politique vulgaire ou des convoitises d’un sensualisme dégradé dans son abjection. Reprenant la grande tradition de Sylvestre II, Grégoire VII ouvrit à l'Europe chrétienne des horizons d'une largeur infinie; il traçait le sillon que devaient illustrer sept générations successives de héros, depuis Godefroi de Bouillon jusqu'à saint Louis. Le patriarche de Venise, Dominique, était de retour de sa légation à Constantinople 1, où il avait longuement conféré avec l'empereur byzantin Michel VIII. Le pape résolut aussitôt d'appeler les chrétiens d'Occident au secours de leurs frères d'Asie et de porter la croix triomphante aux lieux mêmes où l'islamisme faisait depuis cinq siècles flotter sur tant de ruines le drapeau du croissant. L'encyclique dont il fit donner lec­ture au concile portait la date du 1er mars. Elle était conçue en ces termes : « A tous ceux qui voudront s'armer pour la défense de la foi chrétienne, salut et bénédiction apostolique. Par tous les pèlerins qui reviennent d'Orient pour s'agenouiller au tombeau des apôtres

--------------------

mands, au milieu de la crise formidable que traversait leur patrie, n'aient pu en grand nombre se rendre à Rome, on le conçoit facilement; mais leur ab­sence n'avait aucun caractère d'hostilité ou de malveillance. Quant aux évêques de Lombardie, s'ils eussent « manqué presque tous, » comme ils for­maient la majeure partie de l'épiscopat italien, « la réunion » n'aurait pu, comme le dit le critique, être « nombreuse, » ni suivant la parole de Bonizo présenter « une multitude innombrable d'évêques», innumerabilis multitudo épiscoporum ex diversis provinciis congregata. L'imagination de l'écrivain rationa­liste l'a mieux servi dans le tableau suivant, qu'il a tracé de verve, sans qu'un seul témoignage contemporain lui en ait fourni le moindre trait. « Quand le pape entra dans le concile, un cri s'éleva de toutes parts : Longue vie à Gré­goire ! On contemplait avec admiration, avec envie, avec crainte, l'ancien ar­chidiacre de Rome, celui qui depuis vingt ans était l'âme de tant de conciles, le directeur de tant de papes, élevé enfin lui-même sur la chaire apostolique et devenu gardien des clefs de saint Pierre. Grégoire était alors âgé de soixante ans. Il n'avait rien perdu de sa première ardeur, ses yeux noirs et vifs bril­laient comme animés du feu de l'inspiration, et leurs regards sévères sem­blaient pénétrer dans les consciences et surprendre les cœurs infidèles ou douteux. » Tout cela figurerait bien dans un roman, et ne manque d'ailleurs pas de vraisemblance. Mais pas un des chroniqueurs n'en a parlé.

2. Cf. N° 28 du présent chapitre.

========================================

 

p629. CHAP. V. — concile rojiain de l'an 1074. 

 

nous apprenons que la race des infidèles a prévalu contre l'empire chrétien. Les Sarrasins ont tout envahi, tout dévasté ; ils s'avancent jusque sous les murs de Constantinople ; ils ont égorgé des milliers de chrétiens comme de vils troupeaux. Si nous aimons Dieu, si nous tenons à notre titre de chrétiens, la misérable fortune d'un si grand empire, le massacre de nos frères ne sauraient nous laisser insensibles. Mais il ne suffit pas d'une stérile douleur ; le devoir de la charité fraternelle, l'exemple de notre divin Rédemp­teur exigent que pour la délivrance de nos frères nous donnions au besoin notre vie. De même que pour nous tous le Christ a livré son âme, ainsi nous devons pour ses fils et nos frères sacrifier la nôtre. Sachez donc que confiant en la miséricorde de Dieu et en la puis­sance de son bras, nous sommes résolu par tous les moyens possibles à procurer au plus tôt un secours efficace aux chrétientés d'Orient. Au nom de la foi sainte qui vous a faits dans le Christ les fils adoptifs de Dieu, nous vous conjurons et par l'autorité du bienheureux Pierre prince des apôtres vous avertissons d'ouvrir vos cœurs à une compassion secourable. Voyez les blessures et le sang de vos frères, contemplez le cruel désastre d'un empire chrétien et votre vaillance affrontera toutes les fatigues pour sauver vos frères d'Orient. Tout ce que vous inspirera à ce sujet la bonté divine, faites-le nous promptement savoir 1. » Nous pouvons conjecturer l'enthousiasme avec lequel ces paroles furent accueillies au sein du concile, par celui qu'elles soulevèrent en quelques mois dans l'Europe chrétienne. Déjà le pape s'était adressé directement au duc Guillaume de Bour­gogne, ce « miroir de la chevalerie française » comme on disait alors, au duc Guillaume d'Aquitaine beau-père de Robert Guiscard, au comte Raymond de Saint Gilles qui fut dans la suite l'un des héros de la première croisade, au prince Amédée fils d'Adélaïde de Suse 2, au duc Godefroi de Lorraine époux de Mathilde 3. A l'exception de

-------------------

1.         Greg. VII. Epist. \ux, Lib. I, col. 329.

2.         2. Epist. xt-vi, col. 326.

3. Epist. lxxii, col. 346. Godefroi le Bossu avait  d'abord fait les plus  belles promesses. Mais engagé dans les affaires d'Allemagne où il finit par éjouser

========================================

 

p630   PONTIFICAT DE  SAINT GRÉGOIRE  VII  (1073-1085).

 

ce dernier qui après les plus belles promesses retira ensuite ses en­gagements, tous répondirent par l'offre du plus généreux concours, en sorte que dès le 7 septembre suivant, dans une lettre au roi Henri, le pape lui tenait ce langage : « L'appel qu'au nom de notre foi sainte j'ai adressé à tous les enfants de l'église catholique a été entendu aussi bien en Italie que de l'autre côté des Alpes. Déjà plus de cin­quante mille guerriers se préparent à me suivre en Orient: car ils veu­lent que le pape marche à leur tête et les conduise jusqu'au sépulcre du Seigneur. Outre le devoir de charité qui s'impose ici, d'autres mo­tifs non moins graves me déterminent à entreprendre cette expédi­tion. Depuis longtemps l'église byzantine s'est séparée de notre com­munion à propos du dogme de la procession du Saint-Esprit; les Ar­méniens se sont eux-mêmes pour la plupart écartés de la foi catho­lique, en sorte que l'Orient à peu près tout entier a besoin d'entendre la parole de vérité de la bouche du successeur de saint Pierre. Les papes dont je suis l'indigne successeur ont plus d'une fois visité ces contrées lointaines pour y rétablir ou y confirmer la foi catholique. Aujourd'hui que les chrétiens d'Europe m'encouragent par leurs sympathies je suis résolu, si le Christ daigne m'ouvrir la voie, à reprendre cette route trop longtemps abandonnée. Mais un pareil dessein demande d'être concerté avec la plus grande prudence et exécuté avec le concours de tout ce qui est puissant et fort. En quittant l'Italie ce serait à vous qu'après Dieu je laisserais le soin de protéger et de défendre la sainte église romaine votre mère. Faites moi donc au plus tôt connaître vos dispositions à ce sujet. Si je n'avais en vous la plus grande confiance, je me serais dispensé de vous écrire cette lettre. Mais je n'ai jamais cessé de vous chérir et d'espérer qu'un jour, reconnaissant la sincérité de cette paternelle

-------------

les querelles du jeune roi Henri, il négligea de tenir la parole qu'il avait d'abord donnée à Grégoire VII. Celui-ci lui reproche énergiquement son manque de foi. « Vous aussi vous suivez l'exemple général; vous tenez à réaliser la mot du psalmiste : Non est qui faciat bonum, non est usque ad unum. Où est ce secours que vous me promettiez? où sont les soldats que vous deviez nous amener pour les ranger sous l'étendard du bienheureux Pierre? » Cette lettre est datée du 7 avril 1074, uu mois après le concile.

========================================

 

p631 CHAP.   V.   —  CONCILE  ROMAIN   DE  LAN   1074. 

 

tendresse, vous saurez la payer d'un juste retour 1. » On sait com­ment le jeune roi de plus en plus aveuglé par ses passions répondit à ces touchantes ouvertures. Cette fois, M. Villemain lui-même rend hommage à la grandeur d'âme de Grégoire VII. « On ne peut qu'en admirer davantage, dit-il, la magnanimité du pontife qui dans de telles incertitudes et de tels périls projetait de passer la mer et de réunir Constantiuople à Rome 2. »

 

55. L'impulsion donnée en 1074 par Grégoire VII du haut de la chaire apostolique aux applaudissements du synode romain devait vingt ans plus tard dans le fameux concile de Clermont amener cent mille croisés aux pieds du pape Urbain II. Ce ne fut donc point une parole stérile qui tomba des lèvres de l'immortel Hildebrand, puisqu'elle enfanta à distance Godefroi de Bouillon et Pierre l'Er­mite. Mais dans le dessein providentiel qui gouverne les choses de ce monde, pour rendre possibles les croisades lointaines, pour que Dieu daignât se servir des races franques et accomplir par elles ses prodigieux Gesta, il fallait d'abord les purifier comme les vases d'or qu'on prépare pour l'autel ; il fallait la croisade intérieure contre les désordres et les vices qui déshonoraient l'Europe chrétienne. Grégoire VII avait fait le sacrifice de sa vie pour la croisade d'outre­mer; son sacrifice fut accepté, mais pour la croisade intérieure; et celle-ci lui coûta de même la vie. L'histoire ne peut se défendre d'une émotion rétrospective au moment où elle le voit faire le premier pas dans sa lutte héroïque contre toutes les passions révoltées. Quatre ou cinq petites pierres très limpides ramassées au bord du torrent

---------------------

1. Grog. VII. Epist. xxxr, Lib. I, col, 386.

8 Hist. de Grég, Vil, Tom. , p. 336. Ce jugement d'un écrivain qu'on ne soupçonnera point de partialité pour Grégoire VII contraste avec celui de Michaud qui dons son Histoire des Croisades a eu le tort d'écrire les lignes suivantes : « Les talents de Grégoire, ses lumières, son activité, l'audace et l'inflexibilité de son caractère, le rendaient capable des plus grandes entre­prises. « Les maux des chrétiens d'Orient, disait-il dans ses lettres, l'avaient ému jusqu'à désirer la mort; il aimait mieux exposer sa vie pour délivrer les saints lieux, que de commander à tout l'univers.  Mais Grégoire ne tint point la promesse qu'il avait faite, et les affaires de l'Europe où l'ambition du pon­tife était plus intéressée que dans celles de l'Asie, vinrent suspendre l'exécu­tion de ses projets. » (Michaud, Hist. des Croisades. Iniroduet.)

=======================================


p632   PONTIFICAT DE  SAHÎT GRÉGOIRE  VU (1073-iOSo).

 

par un berger nommé David suffirent à terrasser le géant Goliath. On sera de même étonné de la simplicité des armes choisies par Grégoire VII pour attaquer le colosse de la simonie et de la cor­ruption qui régnait au XIe siècle sur tous les états chrétiens. A défaut des actes conciliaires dont on n'a rien conservé, voici en quels termes Grégoire VII lui-même dans une lettre à l'évêque Othon de Constance résume toute la série des décisions disciplinaires adoptées par le synode de 1074. «Vos représentants, dit-il, étaient tellement pressés de quitter Rome 1 qu'il nous a été impossible de leur remettre in extenso les actes du concile. Nous nous bornerons donc à vous transmettre les quatre points essentiels réglés du consentement de toute l'assemblée en conformité avec l'ensei­gnement des saints pères. — 1. Quiconque par simonie, c'est-à-dire moyennant un prix quelconque, à été promu à un ordre où à une dignité ecclésiastique ne pourra plus exercer aucun ministère dans l'église. — II. Ceux qui dans l'avenir obtiendraient à prix d'argent un bénéfice ecclésiastique ne pourront en prendre possession ; il est interdit pour jamais et à toute sorte de personne de vendre où d'ache­ter les églises. —III. Tous les clérogames sont éloignés du service des autels; prêtres ils ne pourront plus célébrer la messe ; diacres et sous diacres ils ne pourront exercer les fonctions de leur ordre. — IV. Enfin pour le cas où il se trouverait des clercs disposés à enfreindre ces pré­sentes constitutions, qui sont à la fois les nôtres et celles des pères, nous avons interdit au peuple fidèle de recourir au ministère des cléro­games et d'assister aux offices célébrés par eux. De la sorte si la crainte du Seigneur et le respect pour leur dignité sainte ne suffisent point à corriger ces malheureux, ils seront amenés à résipiscence par le respect humain et les objurgations populaires 2. »

 

56. Tels furent les quatre décrets promulgués au concile romain par Grégoire VII. Ils sont, comme le lecteur peut le constater, exac­tement semblables à ceux que Nicolas II, saint Léon IX et tous les

--------------------

1.  Nous avons encore ici la preuve que l'épiscopat de Germanie avait envoyé
des représentants au concile de 1014. On sait en effet que le diocèse de Cons­tance faisait alors partie des états de l'Allemagne.

2. Gregor. VII. Epistol. extr. Registr. iv; Patr. Lat. Toru. CXLVIII, col. G45.

========================================

 

p633 CHAP.   V.    C05CILE   ROMAIN- 

 

précédents conciles avaient sanctionnés. M. Villemain les trouve néanmoins exorbitants. «La sage réserve de l'Église, dit-il, n'a point avoué le procédé violent et bien inusité que cette lettre au­torise. Rien de plus extraordinaire et qui marque mieux l'indomp­table volonté du pontife. Il provoquait lui-même les objurgations populaires contre les clercs mariés, et excitait pour ainsi dire le soulèvement des laïques à l'appui de ses sévères interdictions 1. »  Où donc l'écrivain rationaliste a-t-il pu trouver que l'Église, dans un esprit de « sage réserve » ait jamais désavoué la prétendue « violence » et le caractère « bien inusité » du procédé de Gré­goire VII? Dès l'an 1049 un concile tenu à Rome par saint Léon IX avait défendu sous peine d'anathème à tous les fidèles de rester dans la communion des clérogames et d'assister aux offices célébrés par eux 2. Il n'y avait donc absolument rien d'inusité dans le pro­cédé de Grégoire VII, les décrets promulgués par lui n'offraient, suivant l'expression du chroniqueur Berthold, aucune particula­rité nouvelle, sinon la très-juste et très-ferme résolution du pontife de les faire exécuter dans toute l'Europe chrétienne 3. C'est le sens d'une autre lettre adressée par lui du sein même du concile « à tous les clercs et laïques du royaume de Germanie.» — «Nous avons appris, dit-il, que plusieurs de vos évêques permettent à leurs prê­tres, diacres et sous-diacres de se marier, ou du moins tolèrent ce désordre. Ces évêques se mettant ainsi en révolte ouverte contre le siège apostolique et les constitutions des saints pères, nous vous dé­fendons de reconnaître leur autorité et de leur prêter obéissance. L'Ecriture place en effet sur la même ligue et ceux qui font le mal et ceux qui le favorisent4. Tous vos archevêques et évêques savent, et aucun des fidèles ne doit ignorer, que les saints canons interdi­sent le ministère des autels aux clérogames, aussi bien qu'aux simoniaques. C'est pourquoi nous adressant à tous ceux qui ont

----------------

1. Hist. de Grég. VU. Tom. I, p. 421.

2.Cf. Chapitre II du présent volume, N» 22.

3.Quod prsedecessor ejus in Itatia prohibv.it hoc ipse in iota Ecctesia catholica prohiber?, studuit. (Berthold. Chronic, K° 2 ; l'atr. Lat. T. CXLVIII, col, 103.

4. Rom. i, 32.

========================================

 

p634  roNTiriCAT de saikt Gr.ïtcoiBE vu (1073-1085).

 

conservé la foi chrétienne, nous les prions et avertissons par l'autorité apostolique, quoique puissent dire ou ne pas dire des évêques négligents ou coupables, de refuser le ministère de tous ceux que vous saurez promus et ordonnés par simonie ou plongés dans le crime d'incontinence 1. »

 

   57. Aucune de ces prescriptions n'était nouvelle; déjà les légats du pape Alexandre II et en particulier le cardinal Girald d'Ostie s’efforçaient de les appliquer dans les Gaules. Parmi les membres du concile romain se trouvait l'évêque de Die, dont la promotion et le sacre avaient eu lieu dans des circonstances exceptionnelles que la chronique de Flavigny nous raconte en ces termes : « Dans les derniers mois du pontificat d'Alexandre II, le légat apostolique Girald, visitant la ville de Die, réunit les clercs en synode pour con­férer avec eux sur la situation anticanonique de leur église. Le titulaire qui exerçait les fonctions épiscopales était un simoniaque du nom de Lancelin déjà condamné par contumace en un concile précédemment tenu à Chalon-sur-Saône. Il ne consentit pas da­vantage cette fois à comparaître devant le légat et se tint enfermé sous la protection de ses hommes d'armes dans le palais épiscopal transformé en château-fort. Girald en présence des chanoines, des clercs et du peuple réunis dans la cathédrale donna lecture des dé­crets de saint Léon, de Grégoire le Grand, de Nicolas I et des prin­cipaux conciles relatifs à la simonie, puis il fulmina contre Lancelin une sentence irrévocable d'anathème et de déposition. II invita ensuite l'assemblée à choisir un nouvel évêque. Au moment où la délibération commençait, un courrier botté et éperonné entra dans l'église pour y faire sa prière. C'était Hugues, camérier de l'archevêque de Lyon. Il se rendait à Rome chargé par son maître d'une mission pour le souverain pontife. Bien qu'il ne fut encore que tonsuré, Hugues était un des clercs les plus méritants de la province lyonnaise. Ne sachant rien de ce qui se passait à Die, il fut tout étonné de se voir entourer par la foule qui l'acclama unaniment pour évêque. En un clin d'œil on le saisit et on le porta sur

---------------------

1. Extra Registr. Epht. *iv. col. 657,

=========================================

 

p635 CHAP.  V. — CONCILE  ROMAIN DE L'AN  1074.'

 

le trône épiscopal pendant que l'assistance redisait avec des larmes de joie le cantique : Benedictus Dominus Deus Israël quia visitavit et fecit redemptionem plebi suae. Vainement Hugues protesta contre cette violence, déclarant qu'il ne voulait nullement être évêque, que Lancelin titulaire de Die vivait encore: le légat lui fit connaître la situation et lui enjoignit en vertu de l'autorité du saint-siége d'ac­cepter un honneur dont il se montrait d'autant plus digne qu'il mettait plus d'insistance à le repousser. Du haut de l'ambon Girald annonça au peuple l'acceptation de Hugues et par une inspiration prophétique, il ajouta : « Le pasteur que vous venez de choisir est vraiment l'élu de Dieu et un don de la droite du Très-haut. Cette église dont il ré­parera les ruines ne le possédera pas longtemps. La grâce divine dont il sera le fidèle dispensateur le réserve à un ministère plus im­portant encore. » (19 octobre 1073). Hugues en effet devait plus tard être promu à la métropole de Lyon et au cardinalat. Le si-moniaque Lancelin entendait du haut des tours de sa forteresse les cris de joie qui saluaient le nouvel évêque. Craignant d'être pris d'assaut par la multitude il se décida à quitter la ville. Hugues fut mis sans difficulté en possession du palais épiscopal, mais tous les biens, domaines et revenus de l'église avaient été aliénés par Lan­celin et donnés aux chevaliers de son parti. La spoliation était telle que le nouvel élu ne trouva pas de quoi faire subsister sa maison un seul jour. Il publia aussitôt un décret portant défense à aucun laïque de garder les biens usurpés sur l'église et prescrivant d'en faire la restitution immédiate. La considération dont il jouissait universellement était telle qu'on s'empressa d'obéir; il put ainsi avant même d'être sacré reconstituer le temporel de son église. Ce­pendant le légat Girald de retour à Rome après la mort d'Alexan­dre II rendit compte au pape Grégoire VII son successeur de l'élec­tion de Hugues et lui recommanda vivement ce nouveau titulaire. Hugues de son côté ne voyant autour de lui que des évêques si-moniaques ne voulut point recourir à leur ministère pour l'ordina­tion et le sacre. Il se rendit à Rome, et sollicita du pontife la faveur d'être ordonné et sacré de sa main. Au sein du col­lège des cardinaux sa requête éprouva quelque opposition sous pré-

========================================


p636   FONTÏFICAT DE  SAINT  GRÉGOIRE   VII  (1073-lOSo).

 

texte que les lois canoniques exigeaient que chaque évêque fût choisi parmi les membres du clergé de l'église vacante. Or Hugues, clerc du diocèse de Lyon, n'appartenait point par ses antécédents à l'église de Die. Le seigneur apostolique trancha la difficulté en vertu de son autorité suprême; il ratifia l'élection, donna lui-même suc­cessivement à Hugues les ordres mineurs, le sous-diaconat et le dia­conat, remettant à l'époque du concile l'ordination du sacerdoce et la consécration épiscopale. Dans l'intervalle l'élu de Die se lia in­timement avec Anselme de Lucques, le saint commensal du Latran qui lui-même, comme nous l'avons vu, se préparait sous la direc­tion de Grégoire VII à recevoir l'onction des évêques. Leur sacre devait avoir lieu le même jour, leurs sentiments de foi vive, de zèle ardent, d'amour pour la mortification et pour l'étude de la science sacrée étaient les mêmes. Il devinrent bientôt inséparables. Le loge­ment choisi par Hugues dans l'intérieur de la ville ne lui servait guère que la nuit ; il passait les jours entiers au Latran près de son ami. Le préfet de Rome pour caractériser leur union avait coutume de dire : « Anselme et Hugues sont comme le soleil et la lumière, l'un n'est jamais sans l'autre. » La comparaison était d'autant plus juste qu'ils brillaient également par la piété, la vertu et la science. Tous deux relativement jeunes ils avaient par une précocité surna­turelle, la maturité des vieillards. Leur sacre fut fixé au premier di­manche de carême, veille de l'ouverture du concile. Mais les repré­sentants du roi Henri, arrivés sur les entrefaites 1, prièrent le pape de surseoir à la cérémonie jusqu'à ce que les deux évêques nommés eussent reçu l'investiture royale. « D'après un usage auxquels les précédents papes n'ont point dérogé, disaient-ils, l'investiture doit toujours précéder le sacre. » Ils ajoutaient d'ailleurs pour écarter le soupçon de simonie que l'investiture serait conférée gratuitement per donum. Le pontife soumit cette réclamation au jugement des cardinaux. Ceux-ci répondirent qu'en effet la coutume invoquée par les ambassadeurs, s'était établie et avait insensiblement fait loi,

---------------------

1 Nous avons ainsi la preuve que le jeune roi s'était fait représenter par des ambassadeurs au concile de 1074.

==========================================


p637 CHAP.  V. — CONCILE  ROMAIN  DE L'AN  1074.

 

mais qu'elle n'était nullement fondée en droit canonique. En con­séquence Grégoire répondit aux députés royaux que ne voulant point encore se prononcer sur l'abrogation d'une coutume abusive il consentirait à différer le sacre d'Anselme de Lucques jusqu'à ce que celui-ci eût reçu l'investiture royale, mais que les besoins ur­gents de l'église de Die n'admettant pas de plus longs délais, il sacrerait Hugues au jour marqué. Le samedi de la première se­maine de carême (8 mars 1074), l'élu de Die reçut du pape l'ordi­nation sacerdotale et le lendemain dimanche la consécration des évèques 1. » Anselme de Lucques malgré la profonde répugnance qu'il avait si souvent manifestée à l'égard des investitures dut se soumettre à cette pénible formalité. Après le concile, il partit pour l'Allemagne, reçut des mains indignes de Henri la crosse et l'an­neau et revint à Rome où il fut enfin sacré par le pape son maître, son modèle et son ami 2.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon