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§ II. Œuvres de saint Basile.
9. L'univers catholique éclata en applaudissements, à la nouvelle de ces victoires. Saint Ambroise écrivait à Gratien : «Jour et nuit,je lisais les bulletins de votre marche triomphale. Ma pensée vous suivait à chaque campement, je priais pour vous, ou plutôt je priais pour le monde romain tout entier, en demandant à Dieu le succès de vos armes. Ce n'est point ici le langage de l'adulationv je sais que vous ne l'aimez pas ; d'ailleurs il ne conviendrait point à mon caractère épiscopal. Je ne fais que vous témoigner la juste reconnaissance des services que vous avez rendus à l'Église et au monde. Dieu m'est témoin, ce Dieu que vous servez d'un cœur généreux et sincère, que j'admire surtout en vous la foi, la grandeur d'âme et le dévouement héroïque. C'est à vous que l'Église est redevable de la paix dont elle jouit ; vous avez imposé silence aux hérétiques, puissiez-vous les avoir convertis 1! »
10. Gratien méritait de pareils éloges. L'édit qui rappelait tous les évêques exilés avait réellement effacé les traces de la persécution de Constance, et mis fin à l'existence officielle de l'Arianisme. Les difficultés pratiques qui se rencontrèrent alors disparurent presque toutes devant le désintéressement des prélats orthodoxes. Il y eut de leur part des traits d'abnégation vraiment héroïques. Ainsi Eulalius, évêque d'Amasée, dans le Pont, offrit au prélat arien qui occupait son siège de le lui céder canoniquement, s'il consentait à embrasser la foi romaine. Cet exemple fut suivi par un grand nombre d'autres évêques d'Asie. Saint Damase, pour remercier Gratien de la faveur qu'il accordait à la religion, rassembla à Rome un concile nombreux (378), qui vota des actions de grâces aux deux empereurs d'Occident, Gratien et Valentinien le
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1. S. Ambroe., Epist. xxvi.
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Jeune. Gratien ne s'en tint pas là; il prit des mesures sévères pour réprimer les intrigues de l'antipape Ursicinus; il ordonna que tous les évêques condamnés comme hérétiques par saint Damase seraient conduits à Rome, pour faire leur soumission entre les mains du pape, et ne pourraient conserver de juridiction qu'après avoir été réhabilités par lui. Ainsi, la suprématie de l'Église de Rome devenait une loi de l'empire. L'Arianisme vaincu n'osait plus lever la tête. Il n'en subsista qu'une branche, qui s'étendit chez les nations du Nord. Le venin de cette hérésie se communiqua des Goths aux Gépides, leurs voisins, et ensuite aux Vandales. Il s'introduisit par ces derniers chez les Burgondes (Bourguignons), où nous le verrons résister encore quelques siècles aux efforts de la papauté.
11. La joie de l'Église, dans ce concours d'heureux événements, ne fut troublée que par la mort de saint Basile (1" janvier 379). Toute la terre le pleura comme le docteur de la vérité et le boulevard du catholicisme en Orient. Pour bien comprendre le vide que la perte de ce grand homme laissait dans le monde, il faut se rendre compte de la place qu'il y avait occupée, du rayonnement de sa vertu, de son éloquence et de sa gloire. Ses luttes triomphales comme métropolitain de Césarée, comme réformateur du clergé de Cappadoce, comme antagoniste de l'empereur Valens, ne forment qu'une faible partie de son histoire. Son talent oratoire, admiré de Libanius; la constance de son amitié avec saint Grégoire de Nazianze; la fermeté de son caractère vis à vis de Julien l'Apostat, ces grandes choses, qui suffiraient à illustrer toute autre vie, n’étaient en quelque sorte que des épisodes dans la sienne. Ce qui fit surtout la supériorité de Basile, ce qui jeta sur sa personne un éclat incomparable, ce fut le sens profond qu'il eut de la vie spirituelle et la pratique constante des vertus monastiques dont il est demeuré l'un des plus admirables législateurs. Les vues de Basile à ce sujet, exposées dans le recueil intitulé Ascetica, comprenant les petites, les grandes Règles et les Constitutions monastiques, mériteraient encore aujourd'hui d'être méditées par les hommes d'état. « En présence des désastres sans nombre qui
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affligent notre société, disait Basile, je me suis demandé maintes fois quelle pouvait être la cause d'une pareille décadence. Longtemps j'ai réfléchi sur cette situation lamentable, et mon esprit, partagé entre des pensées contradictoires, demeurait en suspens. Mais enfin je me suis souvenu de la parole inscrite au livre des Juges: «En ce temps-là, il n'y avait pas de roi en Israël. » Ce mot me fut une révélation. J'en fis à notre époque une application inattendue et effrayante, mais pourtant très-véritable. Je vis en effet que les peuples restent dans l'ordre et une paix harmonieuse tant que tous obéissent à un seul, et qu'au contraire tout devient désordre et anarchie lorsqu'il n'y a point de maître, ou que tous veulent commander. Je vis que chez les abeilles, par exemple, la ruche entière, par une loi de nature, se range sous les ordres d'un roi. Or si la ruche, parce que tous y dépendent de la volonté d'un seul, vit dans la concorde et la paix, manifestement là où manque un chef, nous devons rencontrer les dissensions et le trouble1. » Telle est la donnée fondamentale de saint Basile. Quand il se plaint que l'univers manque de roi, il n'entend évidemment point parler d'un souverain temporel quelconque. On n'en manquait point alors. Après Constance, Julien; après Julien, Jovien, puis Valentinien, Valens, et tant d'autres. Mais la royauté spirituelle des âmes, celle dont Basile voulait rétablir la souveraineté plénière et absolue, l'Église de Jésus-Christ, lui apparaissait combattue par le paganisme, divisée par l'hérésie, fractionnée et asservie par toutes les ambitions des Césars, les convoitises des grands, l’in- différence des peuples. Voilà pourquoi il appliquait à son temps le mot de l'Écriture : « Il n'y avait point de roi en Israël. » Inutile d'ajouter qu'aux yeux de saint Basile, l'Église n'était point, ainsi qu'on l'a prétendu depuis, une république aristocratique, mais une véritable monarchie gouvernée, sous les ordres de son chef invisible Jésus-Christ, par un chef visible qui est le pape. Nous avons vu également que Basile n'entendait pas le gouvernement local des diocèses dans le sens d'un presbytérianisme égalitaire, mais qu'il
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1. S. Basil., Ascetica, Procemium de judicio Dei.
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revendiquait pour les évêques dans leurs églises un pouvoir de juridiction, d'ordre et d'administration, supérieur de plein droit à toute compétition sacerdotale, et ne relevant que du souverain pontife.
12. Dans la pratique sociale, la maxime de Basile équivaudrait exactement au règne de Jésus-Christ, maintenu dans le monde par le double pouvoir temporel et spirituel, comme par deux organes réguliers, distincts sans rivalité, unis sans confusion, et relevant ensemble du même principe, de la même loi, du même Dieu. Cette théorie n'était guère celle de Constance, encore moins celle de Julien l'Apostat. Mais elle devait être celle de Théodose, et l'on pourrait assez justement attribuer au métropolitain de Césarée la gloire d'avoir préparé ce grand règne. En attendant, saint Basile appliqua dans l'ordre religieux les idées gouvernementales qu'il signalait à l'attention de ses contemporains.
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§ III. Saint Grégoire de Nazianze à Constantinople.
29. Saint Grégoire de Nazianze n'avait point assisté aux derniers moments de saint Basile. Le touchant récit qu'il nous en a laissé lui avait été communiqué par des témoins oculaires plus heureux que lui. Autrement il n'eût cédé à qui que ce soit l'honneur de fermer les yeux de son ami. Mais, depuis quelques mois, il avait été appelé par les catholiques de Constantinople sur un nouveau terrain de luttes et d'amers combats. Le schisme arien avait régné quarante ans dans cette église désolée. En 339, le trop fameux courtisan, Eusèbe de Nicomédie, l'y avait introduit. Son successeur, Macédonius, l'avait compliqué de l'hérésie des Pneumatomaques. Déposé en 360 par les ariens eux-mêmes, on lui substitua Eudoxius, dont la tyrannie contre les orthodoxes et les blasphèmes contre Jésus-Christ, se prolongèrent dix années. En 370, cet impie mourut et Valens l'avait remplacé par Démophile de Bérée, «le plus cruel fauteur de la perfidie arienne, » comme s'exprime le concile d'Aquilée. Malgré le décret de Gratien en faveur des catholiques et l'avènement de Théodose à l'empire, Démophile ne s'était relâché en rien de ses fureurs. Lucius, chassé d'Alexandrie, était venu lui demander asile, et l'animait encore dans ses projets de vengeance. «Sans pasteur, sans bercail, dit saint Grégoire, le petit troupeau de fidèles qui avait survécu à tant de ravages errait dans les antres et les cavernes, chaque brebis cherchant elle-même son abri et son pâturage. » Démophile de Bérée ne leur laissait pas la faculté de se réunir ostensiblement. Il occupait toutes les églises de Constantinople et n'y souffrait aucun catholique. Telle était la situation de ces opprimés, quand l'idée leur vint d'appeler à leur secours l'ami
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de Basile, l'illustre Grégoire de Nazianze. Ce dernier n'avait, on le sait, que le caractère épiscopal, sans avoir jusque-là consenti à accep-ter de siège. Il n'avait jamais mis le pied à Sasime. Après la mort de son père, il avait pendant deux ans continué à administrer l'église de Nazianze, mais sans vouloir en prendre le titre officiel. Enfin, toujours poursuivi par ses goûts de retraite et de solitude, il venait de quitter Nazianze, malgré les instances et les réclamations unanimes de ses compatriotes, pour aller près de Séleucie habiter le monastère dirigé par sainte Thècle.
30. Ce fut là que les envoyés byzantins trouvèrent ce grand homme. Sur leur route, ils avaient fait part de leurs projets et de leurs espérances aux évêques d’Asie. Chacun d’eux leur avait remis des lettres pressantes, dans lesquelles ils suppliaient Grégoire d'accepter la mission qui s'offrait à son noble cœur. «Préférerez-tous toujours votre repos au bien de l'Église? » lui disaient-ils. Saint Pierre d'Alexandrie, plus énergique que tous les autres, lui faisait, avec une supplique du même genre, parvenir les insignes de dignité épiscopale et lui ordonnait, au nom de Dieu, de s'en revêtir. Quelques historiens assurent que de son lit de mort, Basile lui-même avait joint sa voix révérée à celle de tout l'épiscopat d'Orient, pour fléchir la résistance de son ami. Grégoire pleura beaucoup, à la réception des envoyés. « Vous avez tort, leur disait-il en gémissant. Que ferez-vous d'un étranger qui n'est jamais sorti de son coin de terre? d'un vieillard épuisé par l'âge, le jeûne et les maladies, dont le corps est courbé, la tête chenue, le vêtement pauvre, la bourse vide, la parole agreste et dure ? — Telle fut ma réponse, ajoute saint Grégoire. Mais l'Esprit-Saint lui-même manifestait sa volonté par l'organe de tant d'illustres pasteurs de l'Église qui joignaient leurs instances à celles du peuple. A mon grand regret, il me fallut partir. » — « Verbe divin, s'écriait-il encore, je t'invoquais dans ma retraite, je t'avais consacré mes loisirs ; avec toi je reposais, avec toi je me réveille ! C'est pour toi que je demeurais, c'est pour toi que je m'éloigne; c'est sous tes auspices que je pars. Envoie pour me guider un de tes anges; qu'il me conduise, comme autrefois la colonne de feu des Israélites; qu'il
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divise devant moi les flots et arrête sous mes pas les torrents 1 ! » Chemin faisant, il apprit la mort de saint Basile. « Que vais-je devenir? dit-il. Basile n'est plus. Césaire m'a été enlevé. Le frère spirituel de mon âme a rejoint mon frère selon la nature. Il me faut répéter la parole désolée de David : Mon père et ma mère m'ont abandonné ! Mon corps est malade. La vieillesse s'appesantit sur ma tête. Les chagrins s'enlacent les uns aux autres, les affaires fondent sur moi. Mes amis me délaissent; l'Église est sans pasteur. Tout bien a péri ; le mal subsiste seul; il faut naviguer dans la nuit; le Christ sommeille. Je n'aurais d'autre refuge que dans la mort. Mais les choses de l'autre vie m'effraient, quand j'en juge par celles d'ici-bas 2. »
31. La disposition d'esprit dans laquelle saint Grégoire arrivait à Constantiuople n'était pas de nature à lui laisser d'illusions sur les difficultés réelles qu'il devait y rencontrer. La métropole de l'Orient était alors une véritable sentine d'hérésie. Toutes les sectes issues de l'erreur principale d'Arius y étaient concentrées comme dans une forteresse. Démophile leur donnait à toutes l'hospitalité. Personnellement, il représentait l'inflexibilité arienne dans son acception la plus rigoureuse ; c'était, comme on disait alors, un arien pur. Cependant il acceptait comme ses auxiliaires naturels les Macédoniens, ou semi-Ariens, qui s'attaquaient à la divinité du Saint-Esprit, tandis que lui-même s'attaquait à celle du Verbe. Il recrutait tous les disciples d'Apollinaire de Laodicée, les relevait de la condamnation qu'ils avaient subie à Rome, et les admettait parmi son clergé. Sa cour ordinaire s'était grossie d'une multitude d'évêques hétérodoxes, chassés de leurs sièges à la suite des nouveaux édits. La plupart d'entre eux devaient leur élévation au caprice de Valens. Les uns, anciens affranchis, avaient quitté la domesticité du palais et le commerce des eunuques pour s'asseoir sur le trône des évèques. Les autres étaient d'anciens soldats, ou même des artisans, des laboureurs, sans aucune espèce de culture intellec-
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1 S. Greg. Naz., Corm. de Vita sua, 615-700 ;' Onzt.^ixxui, 8 ; Epiit. ciXXIXf Vita S. Grcg. Naz. a Gregor. presbytero scripla, pag. âi3. .2 S. Urcg. Naz., Epist. lkx.
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tuelle, ni de théologie. Tous manifestaient la même haine contre l'orthodoxie, le même désir d'écraser le catholicisme, le même espoir de reprendre un jour l'autorité dans l'Église. Le gouverneur de Constantinople, créature de Valens, les appuyait de son autorité, et se croyait sans doute un habile politique en imaginant que Théodose passerait comme une ombre, et laisserait bientôt la puissance aux Ariens. Grégoire, jeté à l'improviste parmi tant d'intrigues politiques et religieuses, ne pouvait compter, après Dieu, que sur sa propre énergie. La fraction catholique qui l'avait appelé était sans crédit, sans richesses, sans influence. Elle n'eut pas même de logement à lui offrir. Il reçut l'hospitalité dans une famille alliée de la sienne, et se tint plusieurs jours renfermé à l'étage supérieur de cette maison amie, étudiant les hommes et les choses, jeûnant, priant et pleurant. Un morceau de pain, une poignée d'herbes cuites à l'eau faisaient toute sa nourriture. « Cependant, dit-il, si j'eusse amené avec moi la peste dans la cite, je n'aurais pas été poursuivi de plus d'invectives, ni d'outrages ! La ville entière était en feu. On m'accusait de rapporter l'idolâtrie à Constantinople. La populace entourait ma demeure en hurlant. Insensés ! On leur avait fait croire que le dogme des trois personnes divines, dans l'auguste Trinité, était une erreur païenne, une invention idolâtrique. La maison où je demeurais était assaillie par une grêle de pierres. L'orage recommençait surtout à l'heure de mes repas, comme si j'avais eu un goût violent pour cette nourriture indigeste. Un jour, la foule m'entraîna comme un assassin au tribunal du gouverneur. On me demanda qui j'étais. — Un disciple de Jésus-Christ, répondis-je. — Qui j'avais tué? — Personne. Je viens au contraire, avec la grâce de Dieu, vous sauver tous. — On me relâcha. Mais mon supplice n'était point terminé. Les évêques ariens s'étaient promis de me réduire. Ils me disaient : Nous savons flatter, vous non. Nous cultivons les puissants, vous, la piété. Nous aimons les repas somptueux, vous affectez de vivre en Spartiate. Nous savons nous accommoder au temps et à l'opinion publique; vous êtes une véritable enclume, d'autant plus dure qu'on la frappe davantage. Comme si la foi pouvait être une !
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C'est trop resserrer la vraie doctrine que de l'emprisonner sottement dans l'Écriture et la tradition ! Homme de bien, voyez ce que vous faites avec vos belles théories ! Le peuple se divise de plus en plus à votre sujet. Pour les uns, vous êtes un aimant attractif.; pour les autres, une fronde à laquelle on riposte 1. »
32. Grégoire supporta héroïquement cette première période de persécutions ouvertes et de tentatives de séduction. « La grâce divine me consolait, dit-il. Retiré dans ma cellule, je roulais dans ma pensée des projets pleins d'avenir. Les Ariens ont des temples dans cette ville, me disais-je, et nous n'y avons pas un toit où abriter la majesté de Dieu. Mais nous sommes nous-mêmes les temples vivants de Jésus-Christ, les victimes d'agréable odeur, les holocaustes spirituels, les sacrifices parfaits que la Trinité aime. Les Ariens ont pour eux la populace, nous avons pour nous les anges ; ils ont la témérité et l'audace, nous la foi ; ils ont l'insolence des oppresseurs, nous la patience; ils ont la richesse, nous les trésors de la vérité. Mon troupeau est en petit nombre, mais aucune de mes brebis ne se perd ; mon bercail est étroit, mais il est à l'abri des loups et des voleurs. Je le verrai s'accroître, je n'en doute pas. Les loups d'aujourd'hui deviendront mes brebis demain. Le divin Pasteur m'en donne l'assurance.» Fortifié par ces élans intérieurs, Grégoire se mit à l'œuvre. Il disposa la maison qu'il habitait en chapelle. De vastes tribunes furent disposées sur le pourtour, à l'usage des femmes ; le plain pied était réservé pour les hommes. « De même, dit-il, que l'antique Jébus changea son nom en celui de Jérusalem, que Silo fut appelée plus tard Bethléem, ainsi je donnai un nom nouveau et prophétique à ma demeure. Je l'appelai Anastasie (résurrection) 1, parce que, dans son enceinte, la foi catholique devait ressusciter à Constantinople. » Sa prévision ne devait pas être trompée. L'année suivante, il fallut agrandir l'Anastasie et la transformer en une spacieuse basilique.
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1 S. Grfg. Naz., Carmen de Vita sua, 6Ï0-T-2,;.
2. II ne faut pas confondre cette église d'Anastasie avec celle du même nom que vingt ans auparavant les Novatiens avaient soustraite à la fureur de Macedonius. (Cf. chnp. I,u» 5. pag. 14 de ce volume.)
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La première fois que saint Grégoire prit la parole dans le modeste oratoire improvisé, toute la ville accourut pour l'entendre. Les rues environnantes étaient remplies d'une foule compacte. On se répétait de rang en rang les paroles qui tombaient de ses lèvres. Les Ariens, en vue d'une émeute possible, obstruaient tous les passages, prêts à saisir la moindre occasion pour massacrer l'orateur et incendier son temple. Grégoire déjoua leurs manœuvres et trompa leurs criminelles espérances. Avec autant d'à-propos que de tact, il choisit pour sujet de son discours : La modération dans les controverses. « Puisque vous êtes venus avec tant d'empressement, dit-il, puisque la fête que nous célébrons 1a attiré un si grand concours de peuple, laissez-moi vous dire qu'une telle réunion doit profiter au commerce spirituel qui s'échange entre les âmes. Je veux vous offrir une marchandise sinon digne de votre zèle, du moins proportionnée à la faiblesse de mes ressources. Je ne suis qu'un modeste et pauvre pasteur, dédaigné, pour ne rien dire de plus, par ses frères dans l'épiscopat. Ont-ils raison, ou subissent-ils l'influence de la passion et de la haine? Je ne sais; mais, pour parler comme l'Apôtre, Dieu le sait, et ce secret se dévoilera au grand jour des révélations, à la lueur des flammes vengeresses qui éclaireront et puniront toutes les offenses. Par où donc commencerai-je à vous instruire, ô mes frères? Quel discours marquera la solennité de ces grands athlètes du Christ dont nous célébrons la mémoire? Ma première parole, la plus importante, la plus nécessaire à vos âmes, la mieux appropriée au temps et aux circonstances, la plus utile, la plus désirable, c'est celle-ci : La paix. Je suis venu à vous comme un médecin. J'ai sondé vos blessures; je connais votre mal; j'en ai étudié l'origine et les causes; je vous les dirai, si vous le permettez, et si vous me laissez la parole. Mais pourquoi douterai-je de votre bonne volonté et de vos sympathies? A tort ou à raison, vous m'accordez quelque expérience et quelque talent pour le traitement des âmes. Ne vous
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1 'II k% -f.yuji; (rfi>* f"stut). Cotte expression de S. Grégoire désigne la fête d'un saint. Mais l'orateur, ne s’expliquant pas davantage, nous laisse ignorer le nom du martyr ou du confesseur dont on célébrait l’anniversaire.
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étonnez donc pas quand je vous propose une parole inattendue, qui semble tromper votre espoir. Si éloignée qu'elle soit de votre pensée, elle est cependant la vérité. Avant la fin de ce discours, vous en serez convaincus 1. » Ce début était aussi habile qu'ingénieux; l'auditoire captivé prêtait une attention bienveillante. L'orateur continua en ces termes : « Au commencement de ce siècle, de grands mais téméraires génies ont semé le germe des funestes discordes dont nous sommes victimes. Ces génies étaient grands ; je le dis, parce que je sais rendre justice au talent, même quand il s'égare: j'ajoute qu'ils étaient téméraires, non pas que je veuille blâmer en principe l'ardeur parfois exagérée du zèle. Sans ardeur, il n'y aurait pas de vertu. Mais chez eux la fougue du caractère n'était tempérée ni par la prudence, ni par une instruction sérieuse. Prenez un coursier d'une nature ardente, soumettez-le au frein, il sera indomptable dans les batailles, invincible sur un champ de courses ; mais s'il ne soumet pas sa vaillance à votre discipline, vous n'en tirerez jamais aucun service. Tels étaient ces génies dont je vous parle ; ils ne voulurent pas de frein. Leur œuvre fut un immense déchirement : les frères séparés des frères, les villes soulevées, les peuples en révolte ; les rois armés les uns contre les autres; les prêtres en lutte avec les fidèles; les pères avec les fils, les fils contre les pères; les femmes contre les maris, les maris contre les femmes. Tous les rapports sociaux furent bouleversés ; serviteurs et maîtres, disciples et professeurs, jeunes gens et vieillards rompirent les antiques liens de respect et d'autorité qui les avaient unis jusque-là. Le fractionnement en arriva à ce point qu'il n'y eut plus de solidarité même au sein de la famille. Chacun s'isola dans sa croyance. Voilà ce que devint, sous cette terrible influence, le genre humain que Jésus-Christ était venu fonder dans l'unité de la foi, sous le gouvernement unique de l'Église ! Que dis-je ? On ne voulait même plus d'un seul Christ. J'en demande pardon à Dieu et aux hommes ! mais il me faut le dire. On inventa des multitudes de Christs ; l'un avait été engendré,
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1 Greg. Naz.j Orat. xxsll, 1 et 2 ; Pair, grœc, tom. XXXVI, col, 173-175.
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un autre créé ; celui-ci n'avait commencé à l'être qu'au sein de Marie ; celui-là avait cessé de l'être sur la croix ; tel Christ n'avait pas une âme semblable à la nôtre ; ou bien il n'avait eu que l'apparence humaine. Il y eut aussi des Esprits-Saints de toutes sortes : crée ou non-créé, simple attribut ou hypostase, puissance réelle ou dénomination sans réalité. La notion de l'auguste Trinité était ainsi pervertie, défigurée, perdue. Voilà l'œuvre de ces génies ardents que ne guidaient ni la raison ni la science ; voilà l'écueil où leur navire sans pilote vint échouer 1. » Ce vigoureux tableau des désastres de l'arianisme pourrait de nos jours s'appliquer à la prétendue réforme de Luther. Des deux côtés, mêmes causes et mêmes résultats : l'orgueil du génie révolté aboutissant à l'éparpillement universel des croyances et à l'individualisme le plus impuissant. L'auditoire de l'Anastasie, où l'élément arien était mêle dans une large part, dut plus d'une fois frémir sous les coups de cette parole calme comme la vérité, mais vigoureuse comme elle. Grégoire sentit le besoin de détourner un peu cette fâcheuse impression. « Frères, dit-il, vous ne savez pas les terribles angoisses qui pèsent sur le cœur d'un évêque, alors que, présidant une cérémonie sainte, au milieu de la majesté et de la pompe qui nous environnent, il adresse au peuple une parole qui a la force et la gravité d'une loi. Hélas ! parmi les évêques eux-mêmes, il s'en trouve peut-être qui ne comprennent pas toute la responsabilité d'un pareil ministère, qui ne songent pas que chacune de leurs pensées, chacune de leurs expressions, est pesée au poids du sanctuaire. Et ce n'est pas Dieu seul qui est ici notre juge; les hommes s'attribuent ce droit : ils se montrent d'autant plus rigoureux pour les prédicateurs qu'ils le sont moins pour eux-mêmes; ils nous reprochent la plus légère inadvertance comme un crime, et ce ne sont pas toujours les plus instruits qui se montrent les plus sévères. Vous ne savez pas, mes frères, quelle grâce Dieu vous a faite en vous donnant dans son Église le rôle d'auditeurs, sans vous imposer le fardeau de la parole. Telle est en effet l'infirmité de notre
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1. Greg. Niz., Orol. xx.m, 3-3 ; Pi.V. >,. rc , t. ai. XVXYI, c 1. I7fi-i7!>.
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nature que tous les discours sont impuissants devant un sujet tel que la divinité ; ils sont faibles devant des âmes plus portées à la contradiction qu'à la docilité ; ils sont incomplets par le vice même de notre fragile intelligence. Quels motifs pour moi de trembler et de craindre ! Comprendre les choses divines est ardu ; les expliquer laborieux ; trouver un auditoire disposé à les entendre, plus difficile encore 1. » Des applaudissements éclatèrent sans doute, après cette profession éloquente d'humilité chrétienne et d'indépendance apostolique. Grégoire reprit : «J'ai eu déjà, rarement toutefois, quelques succès de vaine gloire. Laissons cela à l'orgueil de Dathan et d'Abiron. Voulez-vous savoir sur quel fondement Jésus-Christ a établi l'ordre, la discipline et l'unité dans son Église? Parmi ses apôtres, tous grands, tous nobles, tous marqués du sceau de son élection, il en désigna un qu'il nomma Pierre. Ce fut sur lui qu'il édifia la base doctrinale de l'Eglise (toi? 8e|«).i'o\j? "î; 'Exx^aîa; nu-re'jETai)*. » Quel effet produisit sur les sectaires indisciplinés d'Arius la subite apparition, évoquée par l'orateur, du siège apostolique, du trône de saint Pierre, centre de la foi, du gouvernement et de la discipline ? Nous ne le savons pas. Grégoire n'insista pas davantage, se réservant pour l'avenir. Il se contenta d'esquisser en traits rapides le caractère d'unité qui distingue toutes les œuvres de Dieu, dans l'ordre naturel et surnaturel. Puis il termina par cette magnifique péroraison : « Si donc il n'y a qu'un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu père de tous, par qui tout existe et qui est en tous 3, il faut reconnaître aussi qu'il n'y a qu'une seule voie, un seul chemin qui conduit au salut et à la vie éternelle. Les rangs, les conditions, l'inégalité des fortunes, tout cela se trouve dans les choses humaines. Il y a des grands et des petits, des illustres et des obscurs, des faibles et des puissants, dans l'ordre naturel : de même, dans l'ordre spirituel, il y a divers étages composant la maison du Père. Mais pour tous la route est la même, quoique l'intelligence soit diverse. Voilà pour-
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1 r,rvç. Naz., Oral, xxxn, 3-5 ; ratr. grœc, toin. XXXVI, col. 190 2. Md.%
col. 194. — 3. Joanu., xiv, ï.
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quoi, m'adressant à vous tous, je vous dirai : Jeunes gens ou vieilards, magistrats ou peuple, moines ou époux, cessez des luttes et des contentions inutiles. De concert, entrez dans la voie des saintes oeuvres et des mœurs irréprochables ; abandonnez des controverses pleines d'orgueil et de dangers pour vous approcher de Dieu en toute simplicité d'esprit, en toute humilité de cœur. Ainsi vous arriverez à la vérité; ainsi vous contemplerez les réalités du siècle futur, en Jésus Notre-Seigneur à qui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen1.»