Darras tome 16 p. 612
33. Le Liber Pontificalis nous a appris comment Léon l'Isaurien, bourreau à Constantinople et persécuteur à Rome, entendait faire ratifier par le pape saint Grégoire II sa théologie iconoclaste. Des mercenaires de cour soldés pour l'assassinat du pontife se suc-
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cédèrent en Italie, à Rome, à Naples, à Ravenne, sans qu'aucun d'eux pût réussir à consommer l'horrible attentat. Nous n'avons plus la lettre synodique que l'archidiacre intrus, le perfide Anastase, eut l'audace d'adresser au vicaire de Jésus-Christ pour être admis à la communion du saint-siége. Nous savons seulement par le Liber Pontificalis que la missive de l'hérétique Anastase fut repoussée avec horreur par le saint pontife : Dum tali hœresi eum consentientem reperiret, vir sanctus non censuit eum fratrem aut consacerdotem solito vocari, sed rescriptis cornmonitoriis nisi ad catholicam converleretur fidem etiam extorrem a sacerdotali officio esse mandavit 1. Mais le temps a épargné la lettre de félicitation que Grégoire II écrivit au légitime patriarche de Constantinople, saint Germain, alors exilé pour la foi. «Quelle joie pour mon âme, dit le pape, quand j'appris par votre message jusqu'à quel point votre nom est vénérable et glorieux, ô saint et divinement inspiré frère ! Je me dois tout entier à votre lutte héroïque, aux combats que vous soutenez pour la cause de l'Église : mes félicitations et mes éloges resteront toujours au-dessous de vos mérites. Le persécuteur a beau rugir comme l'antique Pharaon, il ne prévaudra jamais contre la piété des serviteurs de Dieu. Chacune de ses vengeances est un triomphe pour ceux qu'il croit frapper. Vous avez arboré dans les camps du Christ le labarum2 insigne, la croix vivifiante, le trophée de victoire contre la mort, cette croix dont les quatre bras étendus présageaient la conquête du monde. Vous avez élevé au milieu des peuples la sainte image de Notre-Dame la mère de Dieu, cujus vultum divites plebis deprecabuntur 3. Elles sont vénérables, et les pères de l'Église l'enseignent, les images saintes pour lesquelles vous avez affronté tant de périls. « Notre vénération
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1. Lib. pontifie; Patr. lat., tom. CXXVII1, col. 983, n° 188. Cf. n° 7 de ce présent chapitre.
5 Labarum insigne. On remarquera cette expression caractéristique de saint Grégoire II, témoignage implicite de la réalité de l'apparition de la croix à Constantin le Grand. Cf. tom. VIII de cette Histoire, pag. 613.
3 Psalm., xliv, 13.
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pour les images, dit le grand docteur Basile, a pour objet les saints qu'elles représentent. » Chrysostome votre illustre prédécesseur disait : « Rien ne touche mon cœur comme les peintures sacrées de nos temples. » L'Église catholique ne se trompe donc pas, lorsqu'elle consacre le culte des images. Puisse la miséricorde divine pardonner à ceux qui l'accusent à ce sujet d'idolâtrie. Idolâtres, à Dieu ne plaise ! Il faut une profonde ignorance pour confondre la vénération que nous professons pour les saintes images avec l'adoration que les gentils rendent à leurs idoles. Dans la cité de Panéas, quand l'hémorrhoïsse de l'Évangile en reconnaissance de la guérison dont elle fut l'objet fit ériger une statue à Jésus-Christ, son Sauveur et le nôtre, est-ce qu'elle commettait un acte d'idolâtrie? Et quand les habitants du lieu venaient recueillir pieusement la plante inconnue qui croissait au pied du monument et guérissait leurs maladies, étaient-ils idolâtres 1 ? Si je puis parler ainsi, l'érection de tels monuments est légale, même au point de vue de la loi mosaïque. Car enfin qu'étaient les prophéties de l'ancien Testament, sinon la peinture anticipée des merveilles de l'incarnation? L'Évangile et toutes les Écritures sont des tableaux en parole, les images sont des descriptions par le ciseau ou la peinture. Brûlerons-nous donc les Écritures divines, comme ils brûlent les statues et les images2? »
32.Une telle élévation de langage faisait dire au cardinal Baronius que « si tous les autres écrits de saint Grégoire II nous eussent été conservés, on ne les trouverait pas inférieurs à ceux de Grégoire le Grand3. » son glorieux prédécesseur et homonyme. De la volumineuse correspondance échangée entre le pape et Léon l'Isaurien, nous n'avons plus que deux lettres écrites vers l'an 630. La première commence en ces termes : « Le spathaire de votre majesté auguste et fraternelle nous a fidèlement transmis votre
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1 Cf. toni. X de cette Histoire, pag. 152-157.
2. Gregor. II, Epist. x ; Patr. lat., tom. LXXXIX, col. 507-509.
3 Ejus si scripia exstarent, resque ab eo gestce diligentius scriptis mandates esseni, Gregorio Slagno haud minorem existimares. (Baron., Annal. Ecoles., ad ann. 731, n° 1).
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message daté de la présente indiction XIVe (730-731). Nous conservons avec un soin religieux, dans les archives du bienheureux apôtre Pierre, les autres lettres adressées par vous au saint-siége durant les précédentes indictions XIVe (715-716), XVe (717-718), Ie, IIe, IIIe IVe, Ve, VIe, VIIe, VIIIe et IXe (718-726) 1. » Cette énumération de documents officiels dont aucun n'a survécu aux injures du temps peut donner l'idée de ce qu'était au commencement du VIIIe siècle la correspondance des papes. Saint Grégoire la rappelle à l'empereur hérésiarque, pour mieux établir le contraste entre le passé et le présent « Dans chacune de ces lettres scellées de votre sceau impérial, signées de votre main avec une plume trempée dans le cinabre, dit-il, vous confessiez la foi sainte et orthodoxe, vous disiez, ce sont vos propres paroles : « Quiconque renverse et détruit les limites posées par les Pères, celui-là je l'ai en exécration, gui rescendit et destruit terminos Patrum, exsecrandum esse. » Alors nous adressions nos actions de grâces au Dieu tout-puissant qui vous a donné l'empire; vous marchiez droit dans le sentier du Seigneur. Durant dix années d'un règne glorieux et prospère, vous n'avez pas une seule fois parlé des saintes images ; et maintenant vous les flétrissez comme des idoles, vous poursuivez comme idolâtres ceux qui les vénèrent, vous épuisez à les détruire un pouvoir que Dieu vous avait confié pour en faire un meilleur usage. Ce Dieu, vous ne craignez donc plus ses jugements, vous n'avez donc plus souci de l'indignation, je ne dirai pas des chrétiens mais des infidèles eux-mêmes, qui vous regardent comme un scandale vivant! Jésus-Christ vous déclare aujourd'hui par ma bouche que si vous scandalisez une seule, et la plus petite entre les âmes, vous serez précipité dans le feu éternel2. Or, vous avez scandalisé tout l'univers, comme si la mort ne devait pas un jour vous atteindre, comme s'il était en votre pouvoir d'échapper au terrible jugement. Vous m'écrivez que des images faites de main d'homme ne doivent point être l'objet de notre adoration, parce
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1 Cf. pour l'identification chronologique l'Art de vérifier les dates, pag. 15 , in-fol., Paris, 1770. — 2. Luc, xvh, 2.
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que Dieu lui-même l'a défendu dans le décalogue. Mais nommez-moi donc un seul chrétien que vous ayez vu adorer les images. Avant de promulguer votre édit, pourquoi vous, empereur, chef d'une nation chrétienne, n'avez-vous pas consulté quelque homme sage qui vous eût appris ce que vous ignorez ? Mais non, vous avez commencé par égorger d'humbles et pieux fidèles, vous bouleversez toute l'Église, sans savoir le premier mot de la doctrine dont vous vous êtes fait l'adversaire. Je suis bien forcé de tenir ce langage, puisque vous affichez une telle ignorance : Necesse habemus crassa tibi et indocta scribere, ut indoctus es et crassus. » Après un début si énergique et dont l'apostolique liberté contrastait fort avec l'obséquieux servilisme du clergé byzantin, le pape entamait un cours de catéchisme élémentaire où il définissait les termes théologiques, adoration de latrie se rapportant à Dieu seul, vénération et intercession pour les saints et pour leurs images. Puis il reprenait en ces termes : « Après huit siècles écoulés dans le culte catholique des saints et de leurs images, vous apparaissez, l'épée à la main, pour le proscrire des églises sans motif sérieux, sans l'ombre d'un prétexte, au mépris de vos propres serments et de l'anathème que votre main a signé d'avance contre vous-même, quand vous souscriviez en montant sur le trône une profession de foi orthodoxe. En vertu des pouvoirs et de l'autorité de saint Pierre prince des apôtres dont nous sommes investi, nous avions pensé à vous infliger la sentence canonique que vous avez encourue. Mais puisque vous avez appelé vous-même la malédiction sur votre tête, qu'elle y reste ; partagez-la avec les perfides conseillers que vous comblez de vos faveurs! Vous aviez cependant près de vous un pontife illustre, le seigneur Germain, notre frère et collègue. Comme père, comme docteur, comme vieillard, joignant l'expérience des affaires civiles à celle du gouvernement ecclésiastique, il avait tous les droits à être écouté de vous. Il touche en ce moment à sa quatre-vingt-quinzième année; sa vie s'est consumée au service des patriarches et des empereurs, dans la pratique de toutes les vertus. Vous l'avez écarté pour vous livrer à des hommes tarés, tels que ce fils d'Absimar qui profane le siège métropolitain
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d'Ephèse. Germain vous aurait dit que le domaine des empereurs ne s'étend pas aux décisions dogmatiques, car le dépôt de la doctrine est entre les mains des pontifes. C'est ainsi qu'autrefois par les conseils du patriarche Georges, Constantin IV, fils de Constant et père de Justinien II, pour terminer une controverse théologique, eut recours à Rome. C'est à nous qu'il écrivit, c'est avec nous qu'il traita, nous priant d'envoyer des légats au concile général qui devait se réunir. « J'y siégerai, écrivait-il, non comme empereur ni pour imposer mon opinion, mais comme un chrétien fidèle, prêt à suivre les décisions promulguées par les pères. Je resterai dans la communion des orthodoxes ; j'exilerai ceux qui persévéreront dans l'erreur. S'il se trouve que mon père a introduit dans l'Eglise des doctrines erronées et dangereuses, je serai le premier à l'anathématiser. » Voilà ce que nous écrivait cet empereur, et il confirmait sa déclaration par un serment solennel. Nous lui envoyâmes, avec la grâce de Dieu, les légats qu'il demandait, et le VIe concile œcuménique fut célébré 1. Vous le voyez donc, les pontifes sont préposés au gouvernement de l'Église, ils s'abstiennent d'entrer dans l'administration de la république ; les empereurs doivent de même ne pas s'immiscer dans les affaires de l'Église et rester dans la limite de leur compétence. Toutefois quand la politique impériale s'inspire de sentiments chrétiens et se conforme aux vues des pieux pontifes, l'unité de conduite fait régner la paix et la charité sur le monde. Vous nous demandez de réunir un concile général : cela nous paraît complètement inutile. L'avez-vous attendu, ce concile, pour briser les images, persécuter les fidèles, exiler les évêques? L'Église de Dieu jouissait d'une paix profonde, c'est votre attentat plein d'insolence et de superbe qui a jeté partout le trouble et l'effroi. Cessez d'être persécuteur; l'ordre sera rétabli, et il ne sera plus besoin de concile. Écrivez, si vous voulez, à toutes les églises de l'univers, dénoncez leur comme idolâtres le patriarche de Constantinople Germain
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1 Nous avons eu précédemment l'occasion de citer ce passage de la lettre de saint Grégoire II, à propos de la discussion chronologique sur la véritable date de la mort de saint Agathon, pag. 263 de ce présent volume.
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et le pape de Rome Grégoire, sous prétexte qu'ils autorisent le culte des images. Vous saurez bientôt à quoi vous en tenir sur cette prétendue idolâtrie, dont nous assumons de grand cœur toute la responsabilité. Dieu m'est témoin que, dans les années qui viennent de s'écouler, j'ai toujours et fidèlement transmis vos lettres aux divers rois d'Occident, cherchant à les maintenir en paix avec vous, leur garantissant vos bonnes intentions, faisant près d'eux l'éloge d'un prince qui marchait en effet dans la voie de la justice et de la vérité. Vos images couronnées de lauriers ont été reçues par eux avec l'honneur et les égards que les rois doivent aux rois. Mais quand toute l'Europe fut informée que, par votre ordre, le spathaire Jovinus avait mis en pièces le crucifix miraculeux dit Antiphoneta, érigé dans votre capitale par l'empereur Constantin le Grand ; lorsqu'on sut qu'à cette occasion vos satellites avaient massacré une foule inoffensive de femmes chrétiennes et de pieux fidèles, un cri d'indignation s'est élevé de toutes parts. Les témoins de ce forfait sont nombreux. Vous aviez alors dans votre armée des auxiliaires venus de la France (ex Francia), du pays des Vandales, des Goths, de la Mauritanie, enfin de toutes les provinces d'Occident. De retour dans leur patrie, ils ont raconte les excès auxquels vous vous livrez, je ne dirai pas en jeune homme, mais en véritable enfant, juvenilia tua pueriliaque fada. Alors vos statues couronnées de lauriers, vos bustes, furent mis en pièces et traînés dans la boue. Les Lombards, les Sarmates, toutes les races du septentrion se donnèrent rendez-vous pour dévaster la malheureuse province de la Décapole. Ravenne fut envahie, on y remplaça vos magistrats par des fonctionnaires Lombards. Les autres villes dépendant de l'empire, Rome elle-même, étaient sur le point de subir le même sort. Voilà les fruits de votre imprudence et de votre sottise, et hoc ob imprudentiam et stultitiam sustinuisti. Vous croyez remédier à tout en essayant les moyens de terreur, vous dites : « J'enverrai des troupes à Rome, je briserai la statue de saint Pierre1. On m'amènera chargé de fers le pontife
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1. L'un des commentateurs du Liber Pontificalis, Thomas Aceti, chanoine de la basilique vaticane sous le pontificat de Clément XI et de Benoit XIII
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Grégoire, comme jadis le pape Martin à mon prédécesseur Constant II 1. » Tel est votre langage. Ne savez-vous donc pas que les pontifes romains, médiateurs entre l'Orient et l'Occident, sont en dépit de toutes vos menaces les arbitres de la paix? Si vous poussiez l'insolence jusqu'à nous déclarer la guerre, nous n'aurions nul besoin de recourir aux armes pour nous défendre. Le pape n'aurait qu'à se retirer en Campanie, à vingt-cinq stades de Rome, et l'épée de vos soldats ne frapperait que du vent. Plût à Dieu qu'il nous fût donné, comme à notre glorieux prédécesseur saint Martin, d'affronter la mort et de remporter la palme du martyre ! Cependant pour le service du peuple chrétien, je veux vivre. L'Occident tout entier a les yeux fixés sur mon humble personne, parce que, malgré mon indignité, je liens la place de saint Pierre.
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(170O-1730), rappelle des détails fort intéressants au sujet de la statue de saint Pierre, vénérée depuis tant de siècles dans la métropole de la chrétienté. Comme nous l'avons dit, tom. XIII, pag. 330 de notre Histoire, cette statue fut érigée en 453 par saint Léon-le-Grand, en mémoire de son triomphe pacifique sur Attila. Le bronze qui entra dans sa composition provenait d'une antique statue de Jupiter Capitolin. Saint Léon-Ie-Grand la plaça d'abord dans l'oratoire de Saint-Martin, près de la basilique vaticane. Paul III (1534-1549) la fit transporter sous le portique extérieur de Saint-Pierre. C'est là que chaque matin le pieux cardinal Baronius (1596-1607), à son entrée dans la basilique, baisait le pied de la statue du prince des apôtres en disant : Credo in unam, sanctam, catholicam et apostolicam ecclesiam. Au sortir du temple, il venait encore renouveler son hommage, et disait cette fois : Pax et obedientia. Le pape Paul V (1605-1621) fit enfin placer la statue vénérée au lieu où elle se trouve aujourd'hui dans la grande nef à droite, au pilier d'angle de la coupole, avant d'arriver à la confession. En 1725, pendant les fêtes du Jubilé qui eurent lieu sous Benoit XIII, une guérison miraculeuse fut opérée le 5 juin au pied de la statue du prince des apôtres. Un polonais, Jean Konvalski, blessé an siège de Belgrade trois ans auparavant et demeuré perclus des deux jambes, fut guéri instantanément. L'inscription suivante a conservé le souvenir du miracle : ASneam statuam apostolorum principi in basilica Vaticana posi-tam anliquissimo christiani populi cultu frequentatam, ad guam anno Jubilœi MDCCXXV, sedente Benedicto Xlll P. M. sanilale paralytico B. Pétri opem imploranti restituta per insigne miraculum apostoli sui mérita Deus illustravit, Annibal S. démentis S. R. E. cardinalis camerarius ejusdem sacrosanctee basi-licœ archipresbyter ad augendam apostolici patrocinii celebritatem Christigue âdelium religionem cerea tabula excepta typo exprimendam curavit anno Domini MDCCXXV1I. (Acet., Not. in Libr. pontifie.; Patr. lat., tom. CXXVIII, col. 1022.)
1 Cf. pag. 93-102 de ce présent volume.
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Vous voulez renverser la statue de ce prince des apôtres, mais tous les royaumes européens invoquent son patronage céleste. Si vous ne reculez pas devant cette entreprise, les Occidentaux sont prêts à venger les injures que l'Orient ne cesse de prodiguer au saint-siége. Au nom du Seigneur, je vous en supplie, ne poussez pas plus loin des extravagances juvéniles. Pendant que la civilisation pénètre dans les provinces occidentales, faut-il que l'Orient retourne à la barbarie ? Prenez garde : si vous envoyez vos séides renverser l'image de saint Pierre, vous assumerez la responsabilité du sang qui sera répandu. J'en serai innocent, mais il retombera sur votre tête. Il y a quelques semaines, je recevais les ambassadeurs d'un roi barbare, nommé Septetus, qui me prie d'aller bénir ses lointaines contrées et de lui conférer le baptême. C'est encore un nouveau défenseur du prince des apôtres et des droits du saint-siége 1. »
35. La mâle vigueur de cette lettre apostolique dut faire bondir l'empereur de colère ; ses évêques courtisans ne l'avaient point habitué a une telle résistance. Il est vrai que le pape qui parlait ainsi prenait l'initiative de défendre le pouvoir impérial contre les usurpateurs. Pendant que Léon l'Isaurien le menaçait de l'exil et de la mort, saint Grégoire II maintenait dans l'obéissance les populations italiennes encore soumises à l'empire. Nous n'avons plus la réponse du césar iconoclaste ; mais par une seconde lettre que le pape lui adressait encore et qui reproduit à peu près les mêmes arguments 2, nous pouvons conjecturer que l'Isaurien persistait dans son obstination. Cependant une autre voix s'élevait en Orient, pour flétrir tant de violences et de cruautés. C'était celle d'un grand visir nommé Mansour, favori du calife Hescham, et tout puissant à la cour de Damas. Mansour était chrétien ; ce nom sous lequel il était connu des musulmans ne laisse pas soup-
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1. S. Gregor. II, Epist. xn pass.; Pair, lat., tom. LXXXIX, col. 511-521. Nous ne connaissons rien du royal néophyte Septetus, auquel font allusion les dernières paroles de saint Grégoire II. Vraisemblablement c'était l'un des chefs barbares que l'apôtre de la Germanie saint Boniface convertissait alors en grand nombre.
2 S. Gregor. H, Epist. xm pass.; Pair, lat., tom. LXXXIX, col. 521-524.
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çonner la moindre identité avec celui de Jean Damascène, si vénéré dans l'Église. Le grand visir Mansour et le grand docteur de Damas, surnommé par l'admiration de ses contemporains Chrysorroès (XpuTôî-êori Fleuve d'or), sont pourtant le même personnage. Jean était né à Damas vers la fin du VIIe siècle, d'une famille illustre et chrétienne. Son père nommé Sergius remplissait, sous le calife Abdel-Malek, les fonctions de questeur général (quœstor generalis) de l'empire sarrasin1. La fidélité de Sergius au culte de Jésus-Christ ne fut point un obstacle à sa fortune, ou plutôt, comme elle se traduisait par une probité et une délicatesse toujours appréciables dans de pareils emplois, elle lui valut l'estime et la confiance du prince musulman. Un jour au sortir du palais, Sergius en traversant la place publique vit une troupe d'esclaves chrétiens qu'on allait mettre à mort. Les malheureux se jetaient aux pieds d'un de leurs compagnons de captivité, vénérable vieillard, dont ils sollicitaient l'absolution et une bénédiction suprême. Les soldats musulmans, frappés de ce spectacle, s'approchèrent du vieillard, et lui demandèrent quel rang il avait occupé dans sa patrie pour être l'objet de tant d'hommages. « Je n'ai d'autre dignité, répondit-il, que celle du sacerdoce. Je ne suis qu'un moine obscur et inutile. J'ai passé ma vie à étudier non-seulement la sagesse divine, mais toutes les sciences humaines. — Après avoir ainsi parlé, il versa un torrent de larmes. Sergius, témoin de sa douleur, vint à lui : Homme de Dieu, dit-il, pourquoi pleurer la perte d'un monde auquel vous aviez renoncé en embrassant la vie monastique ? — Ce n'est point la vie que je regrette, répondit le moine, car il est bien vrai que je suis mort au monde. Mais je considère l'inutilité de tant d'efforts pour acquérir une sagesse humaine dont je ne pourrai faire profiter personne. J'ai parcouru en entier tout le cercle de la science. Je me suis exercé par la rhétorique à l'art de bien dire; j'ai exercé et assoupli ma raison par les préceptes et les formes de la dialectique; j'ai minutieusement analysé les ouvrages du Stagyrite (Aristote) et
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1 Not. m, ad vitam S. Joann. Damasc. ; Pair, grœc, tom. XCIV, col. 435.
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ceux de Platon sur la morale ou éthique. Ce qu'un homme peut connaître en physique et en histoire naturelle, je l'ai appris ; je sais à fond l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie et les lois de la musique ; le système du monde, l'astronomie, le mouvement des cieux; j'ai approfondi toutes ces choses, afin de mieux comprendre la grandeur et la bonté de Dieu par la contemplation de ses ouvrages. J'espérais former des disciples qui perpétueraient cette tradition scientifique, car enfin Dieu demandera compte au serviteur inutile du talent qui n'a pas fructifié. Et maintenant je vais mourir sans laisser un seul héritier spirituel. Voilà pourquoi je verse des pleurs. » Le moine raconta ensuite qu'il était né en Italie, qu'il se nommait Cosmas et qu'il avait été fait captif sur les côtes de sa patrie par une invasion de Sarrasins1. «Consolez-vous, homme de Dieu, lui dit Sergius. Peut-être le Seigneur a-t-il exaucé à votre insu vos prières. » Puis il courut au palais, se prosterna devant le calife, raconta l'histoire de Cosmas et supplia le prince de lui en faire don. Sa demande fut accueillie sans aucune difficulté. Il revint au captif, le conduisit dans sa demeure, et lui dit : « Vous êtes libre. Consentez non point à être mon hôte mais mon égal ; partagez désormais mes douleurs et mes joies. Je ne vous demande en retour qu'une seule faveur. J'ai deux fils : l'un dont je suis le père selon la nature se nomme Jean; l'autre est un orphelin né à Jérusalem, que j'ai adopté; il porte le même nom que vous et s'appelle Cosmas. Chargez-vous de les élever tous
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1 Le docte éditeur des œuvres de saint Jean Damascène, Lequien, conjecture que l'expédition musulmane dont parle Cosmas eut lieu vers l'an 590, à l'époque où les Maures maîtres de l'Afrique commencèrent leurs déprédations sur le littoral de la Méditerranée. Cosmas, dont le nom est manifestement hellénique, devait appartenir à l'un des monastères de Calabre, qui renfermaient alors en grand nombre des religieux grecs chassés par la persécution monothélite. Déjà trente ans auparavant les flottes mahométanes avaient paru en Italie. La chronographie de Théophane mentionne, à la vingt-deuxième année du règne de Constant II (663), une descente des Sarrasins en Sicile et la captivité de nombreux chrétiens transportés à Damas, To'jtco tôj ïtsi j]yjj.a).(OTt<78n. gspo; Tac, EtxeXta;, xal wxt<78x.<rav iv Aapa<7xc5 OsAuvst a-j-wv. (JVof. 5 et 6 in vit. S. Joan. Damasc; Patr. grœc, tom. cit., col. 440-441.)
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deux dans la sagesse sacrée dont l'Esprit-Saint est le maître, et dans les sciences humaines que vous possédez si complètement. » — « Les transports du coursier qu'on délivre de ses entraves et qu'on met en liberté dans la prairie, ajoute le chroniqueur, les bonds du cerf altéré qui voit jaillir la fontaine d'eau vive, peuvent à peine donner l'idée de la joie de Cosmas. Il se mit aussitôt à l'œuvre. Ses deux disciples, quoique différents d'aptitude, répondirent avec un égal succès aux soins d'un tel maître. Jean, d'une intelligence prompte et vive, avait l'essor et l'élan de l'aigle : Cosmas son frère adoptif ressemblait aux navires pesamment chargés, qui ont besoin de toutes les voiles et de toutes les rames pour traverser l'Océan. L'un par la rapidité du génie, l'autre par une laborieuse assiduité eurent bientôt fourni tout le cercle des études scolastiques, comprenant la grammaire 1, la dialectique, les formes du raisonnement; les règles morales et l'éthique, la science des nombres, l'arithmétique et la science des proportions d'après Pythagore, l'algèbre de Diophante, la géométrie qu'ils possédèrent au point qu'on les surnomma « les nouveaux Euclide; » les règles de l'harmonie et de l'art poétique où ils excellèrent, ainsi que le démontrent les chants et les vers qu'ils ont laissés. Quant à l'astronomie, Jean fonda plus tard un cours public où il enseignait lui-même cette science, et ses ouvrages attestent qu'il s'y éleva à un degré éminent. Mais ce qui est plus admirable, tant de science n'enfla point le cœur des jeunes disciples, parce qu'elle n'était pour eux qu'un échelon vers l'unique et véritable science, celle des choses divines, la théologie sacrée, qui leur apprenait à mépriser le monde, à n'aimer que Dieu et à soupirer pour les joies de l'autre vie. Arrivé à ce terme, Cosmas dit un jour à Sergius : Vos vœux sont accomplis. Les deux disciples confiés à mes soins ont l'un et l'autre surpassé leur maître. Désormais je leur suis inutile. Permettez-moi de solliciter de vous, comme récompense de mes labeurs, la liberté de consacrer à la prière le reste d'une vie
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1 Nous avons déjà dit que l'antiquité comprenait sous le nom de grammatica ce que nous appellerions aujourd'nui un cours de littérature.
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qui finira bientôt. — Cette proposition consterna Sergius. La bénédiction céleste était entrée dans sa maison avec le serviteur de Dieu. Il n'osa point cependant s'opposer aux humbles désirs du moine, et lui offrit tout ce qui pouvait être nécessaire à l'accomplissement de son projet. Cosmas avec une escorte qu'il lui fournit se rendit en Palestine, et vint se fixer dans la laure de Saint-Sabas. Ce fut dans ce monastère qu'il acheva ses jours et qu'il émigra de cette vie pour le ciel. Or, le calife fit venir Jean et le choisit pour 7ipa>TC<7û>6oiAoç (grand visir). Le jeune homme refusa d'abord, prétextant que son goût pour l'étude le rendait impropre aux affaires. Mais le prince des Sarrasins insista tellement qu'il fallut céder, et le fils se trouva ainsi dans un rang plus élevé que le père1. » Cosmas, le condisciple de Jean, ne voulant pas se séparer de leur commun maître, l'avait suivi au monastère de Saint-Sabas, où il embrassa la vie religieuse, devint plus tard évêque de Majuma et mourut martyr. Cet épisode de l'histoire orientale nous fournit la date précise de l'introduction des lettres et des sciences à la cour des califes. C'est un pauvre moine italien, captif, voué à la mort, qui apporta aux fils du prophète les trésors intellectuels de la Grèce et de Rome, dont le farouche Omar avait jadis si outrageusement répudié l'héritage en brûlant la bibliothèque d'Alexandrie. Cosmas les transmit au fils d'un intendant des finances. Le disciple, devenu grand visir, les naturalisa chez un peuple qui ne connaissait encore d'autre étude que celle des armes, d'autre science que celle de tuer. « Par qui commence, dit M. Ch. Lenormant, la liste de ces esprits dominateurs qui ont inspiré le génie arabe? par un très-bon catholique, par un père de l'Église. Saint Jean Damascène a été l'initiateur des arabes à la philosophie grecque, non pas à la cour des califes Abassides, mais à celle des califes Ommiades, non dans Bagdad mais à Damas. Cet illustre père, Jean Damascène, qui jouissait dans cette cour de la plus haute considération, et qui la quitta depuis pour adopter
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1 Joann. Hterosolymit., Vit. S. Joann. Damasc, cap. vni-xni; Patr. grœc, tom. XCIV, col. 439-450.
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la vie religieuse, l'homme certainement le plus distingué de l'Orient à son époque, fut l'introducteur des arabes dans le domaine de la philosophie d'Aristote.»