Darras tome 15 p. 75
§ II. Saint Grégoire de Tours et Fortunat.
14. L'écho de ces lointaines catastrophes retentissait jusque dans les Gaules. « Il nous est arrivé des contrées d'au delà des mers, dit Grégoire de Tours, un évêque nommé Simon : il nous apporte la
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1. Cf. tom. XII de cette Histoire, pag. 477.
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nouvelle du tremblement de terre qui vient de ruiner la moitié d'Antioche. Cet évêque est arménien. Il fut longtemps prisonnier en Perse, captif du roi persan qui a promené en Arménie l'incendie, le pillage et la dévastation. Voici un fait dont l'évêque fut témoin. Le roi vainqueur, en passant à Sébaste, voulut brûler la basilique élevée en l'honneur des quarante martyrs, immolés en ce lieu durant la persécution de Licinius 1. L'édifice fut entouré de fascines arrosées de poix, de soufre et de graisse de porc. Mais quand on approcha les torches, le feu ne prit point. On renouvela vainement cette tentative. Un Dieu défend ce temple ! dirent les Perses, et ils se retirèrent. Après plusieurs années de captivité, l'évêque Simon fut racheté par la charité d'un de ses collègues d'Arménie, qui avait appris le lieu où il était détenu, et fit parvenir en Perse le prix de sa rançon. De retour dans sa chrétienté, il trouva les églises abattues, les édifices en ruines, les fidèles réduits à la plus affreuse misère. Il prit le parti d'aller au loin solliciter des secours pour tant d'infortunes. Tel est le but de son voyage dans les Gaules. Il nous a raconté, à propos du tremblement de terre d'Antioche, un épisode qui rappelle l'histoire de Loth et des anges à Sodome. Un noble et riche chrétien d'Antioche se distinguait par une charité extraordinaire. Il avait coutume de faire asseoir chaque jour des pauvres ou des pèlerins à sa table. Le soir de la catastrophe, il rencontra sur la montagne qui domine la ville trois étrangers, vêtus de blanc, qu'il prit pour des voyageurs. L'un d'eux était un vieillard vénérable. Il tenait à la main le voile dont on se couvre la figure, en Orient, pour se garantir des rayons du soleil. Debout, il considérait la ville et s'entretenait avec ses deux compagnons. Le généreux chrétien s'approcha du groupe, et dit au vieillard : Seigneur, vous êtes sans doute un voyageur étranger; daignez accepter l'hospitalité dans la maison de votre serviteur. Vous partagerez mon
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1. Cf. tom. XII de celte Histoire, pag. 137. Grégoire de Tours a raconté lui-même, dans un autre de ses écrits, le glorieux martyre des soldats de Sébaste. {Deglor. martyr., lib. I, cap. xevi; Pair, lat., tom. LXXL col. 789.) Mais il porte par erreur leur nombre à quarante-huit.
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repas, vous dormirez cette nuit sous mon toit, et demain vous continuerez votre route. — A ces mots, le vieillard poussa un profond soupir et s'écria : Homme de Dieu, faut-il que votre charité n'ait pas eu ici plus d'imitateurs et ne puisse sauver cette ville ! — En parlant ainsi, il élevait son voile déplié, et le tenant de ses deux mains, lui faisait décrire un cercle qui paraissait embrasser une moitié de la ville. En ce moment, tous les édifices compris dans ce rayon s'écroulèrent avec un fracas épouvantable, écrasant la population entière sous leurs débris. Témoin de ce spectacle, le citoyen d'Antioche tomba à terre, frappé de stupeur. Le vieillard étendit de nouveau son voile ; il allait le déployer comme la première fois sur la partie de la cité restée debout. Mais ses deux compagnons le supplièrent avec larmes de suspendre sa vengeance. Il se laissa fléchir, abaissa ses deux mains, et releva l'homme prosterné devant lui. Cesse de craindre, lui dit-il, retourne à ta maison, tu y retrouveras ta femme, tes fils et tes serviteurs. Nul d'entre eux n'a péri. Tes prières et les aumônes que tu versais chaque jour dans le sein des pauvres ont été ta sauvegarde près du Seigneur. — Après avoir prononcé ces paroles, le vieillard et ses deux compagnons disparurent. Le chrétien rentra dans la ville désolée, et y retrouva sa famille saine et sauve 1. »
15. Je ne sais si les rationalistes pardonneront à Grégoire de Tours
la foi sincère avec laquelle il reproduit le récit de l’évêque oriental. Pour nous, l'épisode du tremblement de terre d'Antioche ne nous surprend pas plus qu'il n'étonnait l'évêque de Tours lui-même. L'histoire biblique était la figure de celle de l'Église, et le Testament Nouveau a resserré, loin de les affaiblir, les rapports de l'humanité avec l'ordre surnaturel. Nul ne comprenait mieux cette vérité, aujourd'hui si méconnue, que Georgius Florentius Grégoire, neveu, par son père le sénateur arverne Florentius, de saint Gal
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1 Greg. Turon., Uist. Franc, lib. X, cap. xxiv; Patrol. lat., tom. LXX1, col. 853. Le récent historien de saint Grégoire de Tours, M. l'abbé Dupuy IVie de saint Grégoire, évêque de Tours, pnjr. 501), en racontant cet épisode, a confondu le tremblement de terre d'Antioche, en 589, avec la prise et le pillage de cette ville par Chosroès I en 540. (Cf. cbap. i de ce volume, p. 45.)
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de Clermont; arrière petit-fils, par sa mère Armentaria. de saint Grégoire de Langres, dont il adopta le nom ; petit-neveu de saint Nicetius de Lyon; descendant par son aïeule Leocadia du célèbre martyr Vettius Epagathus, qui partagea sous la persécution de Marc-Aurèle les combats et les triomphes d'Attale, de Blandine, et du disciple de Polycarpe saint Pothin de Lyon 1. « Rose plus gracieuse que sa tige, dit son biographe, Grégoire devait un jour renvoyer sur ses ancêtres son propre éclat, augmenté de la noblesse qu'ils lui avaient transmise 2.» Il naquit dans la capitale de l'Arvernie, le 30 novembre 539, en la fête de saint André, pour lequel il professa toute sa vie une dévotion filiale. « Je suis sorti du sein de ma mère, disait-il, le jour où ce grand apôtre monta au cieux. L'anniversaire de sa passion est celui où j'ai commencé ma vie mortelle. Puisse-t-il me reconnaître un jour comme son élève et son fils d'adoption3 ! » A huit ans, Grégoire commençait à connaître les éléments des lettres. Ses premières lectures, dirigées par son grand oncle maternel, Nicetius, encore simple prêtre, furent, comme il nous l'apprend lui-même, le livre de Jésus-Navé (Josué), puis le charmant récit biblique de Tobie. Dans ses rêves, l'enfant voyait apparaître des personnages mystérieux qui lui indiquaient successivement le titre de ces divers ouvrages, et l'ordre à suivre dans leur lecture. Nicetius, à qui ce nouveau Samuel racontait ses naïves visions, le pressait sur son cœur avec une tendresse paternelle. « Il avait, dit le biographe, deviné dans cet enfant quelque chose de sublime, et prévoyait sans doute que le disciple et le maître habiteraient ensemble le paradis 4. » L'attrait que, dans un âge si tendre, Grégoire ressentait pour la littérature sacrée, se développa d'abord sous la direction de l'évêque de Clermont saint Gal, et plus tard de saint Avit, successeur de ce dernier. Nous pouvons ainsi nous rendre fort exactement
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1.Cf. Euseb. Cœsar., Ilist. eccles., lib. V, cap. i [Pair. grœc., tom. XX, col. 411) et tom. VII de cette Histoire, pag. 344. Pour la généalogie de saint Grégoire de Tours, cf. Stemma genlililium S. Greg. Tur.; Patr. lut., t. LXXI, col. 130.
2. Odo Cluniac, Vit. S. Greg. Tur., lib. I, cap. i; Patr. lat., tom. LXXI, col. 110. — * S. Greg. Tur., De mirac. S. Andreœ, Epilog., cap. Xïxvni; Pair, lat., tom. cit., col. 1102. — * Odo Cluniac, VU. S. Greg. Tur., lib. I, cap. m.
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compte de la culture intellectuelle et du caractère distinctif qui furent propres au génie du futur historien des Gaules. «L'étude de l'art grammatical, dit-il lui-même, m'est demeurée étrangère; mon style n'a point été poli par la lecture des auteurs profanes. Le bienheureux Avitus, évêque d'Arvernie, le père de mon adolescence, m'inspira exclusivement le goût des livres ecclésiastiques. Après les mélodieuses poésies de David, il me fit apprendre les textes de la prédication évangélique, les histoires et les épîtres des apôtres. C'est ainsi que j'eus l'insigne bonheur de connaître le mystère de la rédemption du monde par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et les grâces ineffables réservées à ceux qui suivent l'Époux en portant sa croix. Mais mon style n'en est pas meilleur, et je demande volontiers pardon de sa rusticité 1. » On entendait alors par le cours de grammaire [studium artis grammaticœ), non pas seulement comme aujourd'hui l'étude élémentaire de la langue, mais un véritable enseignement supérieur de littérature, où le maître commentait et développait le texte des auteurs classiques de la Grèce et de Rome païennes. Saint Grégoire le Grand, l'homonyme du futur évêque de Tours, brillait, comme nous l'avons dit plus haut, dans ce genre de littérature. Et cependant, devenu pape, il n'hésitait pas à en interdire le professorat aux ministres des autels. « On m'apprend, écrivait-il à Desiderius (Didier), métropolitain de Vienne, que vous donnez à quelques jeunes gens un cours de grammaire. Cette nouvelle m'a profondément affligé. Des lèvres qui ne devraient s'ouvrir que pour célébrer les grandeurs du Christ, peuvent-elles glorifier les exploits d'un Jupiter? Ce qui est à peine convenable pour un pieux laïque, devient un véritable crime pour un évêque. De grâce, apprenez-moi bientôt que vous avez renoncé à cette littérature légère du siècle.» Les deux saints Grégoire, celui de Rome et celui des Gaules, le fils du patrice Gordien et le fils du sénateur arverne Florentius, avaient donc, malgré leur éducation diverse, le même sentiment de prédilection pour la littérature sacrée, et donnaient à celle-ci la prééminence. Toutefois Grégoire
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1 S. Greg. Tur., Vitœ Pair., cap. il; Pair, lai., toaa. LXXI, col. 1017.
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de Tours semble avoir vivement regretté plus tard cette lacune de son éducation première 1. « La culture des lettres, dit-il, est en pleine décadence, ou plutôt elle a péri au milieu des cités de la Gaule, dans le tumulte des événements bons ou mauvais, parmi les invasions des barbares et les fureurs des rois. On ne trouverait plus, chez nos compatriotes, un écrivain assez versé dans l'art de la grammaire et de la dialectique, pour transmettre en une prose élégante ou en vers dignes de ce nom quelque récit à la postérité. Partout j'entends formuler une plainte unanime : Malheur à nos jours ! L'étude des lettres a péri parmi nous. Je me hasarde donc, malgré ma diction inculte, à laisser un témoignage de nous aux siècles qui suivront. Je compte beaucoup pour me faire pardonner cette audace sur le proverbe si connu : Un rhéteur n'est compris que par les intelligences cultivées ; tout le monde entend le langage d'un paysan 2. » II ne faudrait cependant pas prendre trop à la lettre les modestes aveux de Grégoire de Tours. Ses connaissances en littérature profane n'étaient pas aussi bornées qu'il le prétendait fort humblement. Virgile3, Pline l'Ancien, Aulu-Gelle 4, Salluste 5, Suétone 6, qu'il cite au besoin et avec à-propos, ne furent pas pour lui des inconnus. Il n'était pas non plus étranger à la langue grecque ; il y recourt même assez souvent pour les étymologies 7. II lisait dans le texte original l'Histoire des Juifs de Josèphe et la Chronique d'Eusèbe de Césarée, en sorte que très-réellement, selon l'expression des auteurs de l'Histoire littéraire de France, «saint Grégoire avait acquis une érudition peu commune en son siècle, et l'on peut dire qu'il mérite de passer pour savant, si l'on a égard à l'ignorance qni régnait alors 8. » Ce qui est certain, c'est que fidèle aux premières impressions de son enfance et de sa jeunesse, Grégoire de Tours ne concevait pas qu'un disciple
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1 S. Greg. Mogn., Epist. Liv, lib. X) ; Patr. loi., tom. LXXVII, col. 1171. — 2 S. Grog. Tur., llist. Franc, Prœfat.; Patr. lai., tom. LXX1, col. 159. — 3 Gre;;. Tur., liât. Franc, lib. IV, cap. xxix; tom. cit., col. 293. — 4 Greg. Tur., Vitœ Pair., Prœfat.; tom. cit., col. 1010. — 5llist. Franc, lib. IV, cap. xm, col. 279; lib. Vil. cap. i, col. 417. — 6 llisl. liltér. de la France, tom. 111, pag. 392. — 7 Dom Ceillier, tom. XI, ebap. xjlii, pag. 396, édit. Vives. — 8 llist. liltér., loc. cit.
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de Jésus-Christ put s'attarder dans les sentiers païens de la mythologie, et préférer les fables d'Homère ou d'Hésiode aux merveilleux récits de l'hagiographie. « Que m'importent, disait-il, la fuite de Saturne, la colère de Junon, les amours incestueux de Jupiter, les ressentiments de Neptune, le sceptre d'EoIe, les aventures chimériques d'Énée ou du roi d'Ithaque émaillées d'une descente aux royaumes imaginaires de Pluton et de Proserpine? Je n'ai point oublié la vision du prêtre et docteur Jérôme, flagellé par les anges pour s'être trop complu dans la lecture de Cicéron et de Virgile. La merveille des merveilles n'est-elle pas pour nous la prédication évangélique, qui se continue par les miracles des saints? Voilà les sujets qu'il me convient de traiter, pour la gloire de l'Église et l'édification des âmes 1. » On peut dire en effet que l'hagiographie devint l'unique passion littéraire de Grégoire de Tours. Les annales qu'il écrivit plus tard, et qu'il intitula Histoire ecclésiastique des Francs, n'étaient dans sa pensée que le récit des grandes choses opérées sous l'influence de la foi chrétienne par les premiers rois, les évêques et les moines de notre patrie. Tel est le point de vue capital qui domine l'œuvre de Grégoire de Tours : c'est précisément celui que nos écrivains rationalistes tiennent constamment à l'écart2. Mais tous leurs efforts ne réussiront point à séculariser un écrivain essentiellement ecclésiastique, à déchristianiser les titres et la généalogie de la nation très-chrétienne. L'éducation de Grégoire de Tours fut en harmonie parfaite avec son double rôle de saint évêque et d'annaliste de la sainteté chez les Francs.
16. Il atteignait à peine sa dixième année lorsqu'un incident vint frapper son imagination. « Mon oncle Gallus, dit-il, avait été dans sa jeunesse guéri d'une blessure au pied, sur le tombeau du bienheureux martyr Julien de Brivas
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1 Grog. Tur., Vitœ Pair., proœmium, pass. ; Pair, lai., lom. LXXI, col. 701.
2 On peut voir l'apologie de saint Grégoire de Tours par le savant abbé Gorini. (Défense de l'Église contre les erreurs histor., tom. II, chap. XIV, p. 140.) Tous les sophismes accumulés contre la mémoire de notre historien national par l'école rationaliste moderne y sont réfutés avec autant d'érudition que de sagacité.
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Notre famille s'y rendait chaque année en pèlerinage, pour la fête du glorieux athlète de Jésus-Christ. Or durant un de ces voyages, mon frère aîné, Pierre, fut pris d'une fièvre violente qui mit bientôt sa vie en danger. On hésitait à continuer la route, ne sachant s'il allait expirer en chemin. Dans le sentiment d'une foi égale à sa douleur, mon père voulut qu'on achevât le voyage. Aussitôt que notre cher malade eut été déposé près du tombeau, il fut guéri. L'autre année, en retournant à cette solennité, je fus moi-même, à la suite d'une chaleur accablante, pris d'une fièvre semblable. Nous étions à dix stades de Brivas, près de la fontaine de saint Ferréol. Une voix intérieure me disait que si je pouvais humecter ma tête endolorie avec quelques gouttes de l'eau sanctifiée par la vertu du martyr, je recouvrerais la santé. Arrivé à la source miraculeuse, je priai avec ferveur, je portai à mes lèvres, puis versai sur ma tête l'eau sainte, et je fus guéri sur-le-champ 2. » A quelque temps de là, le chef de cette famille bénie, le pieux sénateur Florentius, vint à mourir. Pierre, son fils aîné, quitta le toit paternel pour s'engager dans la cléricature, sous la direction de Tetricus, évêque de Langres, qui l'attacha à son église. Le jeune Grégoire resta seul, avec sa sœur, près de leur mère Armentaria. «Mon père, dit-il, avait toujours eu une tendre dévotion pour les saints et une grande confiance en leurs reliques. A la suite de la guerre d'Arvernie 3, il fut compris parmi les nobles otages que le roi Théodebert fit enlever pour s'assurer de la fidélité du pays. Or, mon père, marié depuis quelques mois, ressentit vivement le coup qui le frappait. Avant de quitter sa patrie et sa jeune épouse, il obtint d'un prêtre arverne des reliques qu'il fit renfermer dans un médaillon d'or, et qu'il suspendit à son cou comme une sauvegarde. Rendu plus tard à ses foyers, il nous racontait qu'en mille circonstances, il avait éprouvé la vertu protectrice des saintes reliques. Grâce à elles, il avait échappé sain et sauf aux violences des hommes de guerre, aux assauts des bandes de pillards, aux
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1 Cf. tom. XIII de cette Histoire, pag. 197. — 2 Greg. Tur., De mirac. S. Ju-lian., cap. xxui-xxv; Pair, lat., tom. LXXI, col. 815. — 3 Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 416 et suiv.
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dangers du naufrage sur les fleuves débordés. Il estimait surtout, comme un bienfait plus précieux encore, la force morale qu'il avait puisée dans leur intercession, pour vaincre les tentations qui avaient éprouvé sa jeunesse1. A sa mort, le reliquaire passa en la possession de notre mère Armentaria, qui le portait toujours sur elle. Or, un jour d'automne, à l'époque où l'on fait fouler par les bœufs et les chevaux les grains nouvellement moissonnés, comme nous étions dans nos champs de la Limagne à surveiller ce travail, il arriva qu'un feu de paille, imprudemment allumé par une fraîche matinée pour réchauffer les travailleurs, se communiqua aux meules de gerbes, menaçant de détruire toute notre récolte. Ma mère détacha de son cou le reliquaire, et, de sa main levée, l'étendit du côté des flammes comme un rempart. Aussitôt l'incendie s'éteignit si complètement qu'à peine, au milieu de la paille noircie, on put retrouver quelque étincelle de feu. J'étais présent, ajoute Grégoire; j'ai vu ce fait de mes yeux, et j'ai cru devoir en transmettre le souvenir 2. » Chaque ville chrétienne avait alors son patron céleste, martyr ou confesseur, dont elle possédait le tombeau ou des reliques. Ces mémoires des saints, comme on les appelait, formaient la richesse et la gloire des cités. On venait des contrées les plus lointaines implorer une grâce, une faveur temporelle ou spirituelle, que ces siècles de foi obtenaient avec une facilité proportionnée à leur ferveur. A Dijon, Grégoire était guéri d'une ophthalmie, en baignant ses yeux malades avec l'huile du tombeau de sainte Paschasie. A Langres, il voyait des infirmes, des paralytiques, des énergumènes, rendus à la santé par le simple attouchement du bâton pastoral du saint évoque Grégoire, son bisaïeul maternel. De retour à Clermont, il fut atteint d'une maladie plus grave que toutes
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1 Assultus sensuum. Les éditeurs de Grégoire de Tours ne semblent pas avoir compris le sens, pourtant si clair, de cette expression qu'on lit dans tous les manuscrits de l'annaliste. Ils proposent de substituer à cette leçon : Assultus ensium, variante que rien n'autorise et que nous n'hésitons pas à répudier.
2 Greg. Tur., De glor. martyr., lib. I, cap. lxxxiv; Patr. lut., tom. cit., col. 780.
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celles qui avaient déjà assailli sa débile enfance. « C'était, dit-il, une pituite d'estomac, accompagnée d'une fièvre ardente. Une première fois je me fis transporter à Clermont, au tombeau du glorieux confesseur Illidius (saint Allyre), et je priai avec larmes pour ma guérison. Au retour, il me semblait éprouver quelque soulagement. Mais le mal fit bientôt de nouveaux progrès. Ma mère, dans une inquiétude mortelle, s'approcha de mon lit : Quelle désolation pour moi, dit-elle, mon doux fils, de te voir dévoré d'une telle fièvre ! — Je vous en supplie, répondis-je, ne vous affligez pas ainsi. Faites-moi transporter de nouveau près de la tombe du bienheureux pontife Illidius. Je crois, et c'est dans mon âme une foi assurée, que sa puissance nous rendra, aujourd'hui même, à vous la joie et à moi la santé. — Mon désir fut exaucé. Prosterné la face contre terre devant le tombeau du saint, je fis cette prière : Seigneur, si par l'intercession de votre pontife Illidius je suis délivré de cette affreuse maladie, je jure de m'engager à votre service dans la cléricature. — Aussitôt la fièvre me quitta. Les serviteurs me reportèrent à la maison, et me placèrent sur un des lits disposés autour de la table, où j'allais, après tant de semaines d'absence, prendre part au repas de famille. A peine y étais-je étendu qu'un flux de sang s'écoula de mes narines : avec cette saignée naturelle, la maladie s'échappait pour ne plus revenir 1. »
17. « Comme un messager qui se retire après avoir obtenu l'objet de sa demande, dit le biographe, ainsi le mal disparut, quand le dessein que Dieu avait, en l'envoyant, fut sur le point d'être accompli 2. » Grégoire se présenta à l'évêque de Clermont, S. Avitus, qui lui coupa la chevelure, et l'admit au nombre de ses clercs. Une fois encore, la mystérieuse envoyée du ciel, la maladie, revint frapper à la porte du jeune Arverne, pour le rapprocher du but prédestiné de sa vie. Voici comment il raconte lui-même cet événement, dont le souvenir et la date restèrent profondément gravés dans sa
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'Greg. Tur., Vilœ Pair., cap. n; Pntr. lai., tom. cit., col. 1019. — 2 Odo Clun., Vit. S. Greg. Tur., cap. v; tom. cit., col. 118.
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mémoire. « La cent soixante-troisième année après l'assomption de l'illustre et bienheureux pontife Martin 1, le saint évêque Euphrone gouvernait depuis sept ans l'Église de Tours, le très-glorieux roi Sigebert était dans la deuxième année de son règne. Je tombai gravement malade; mon corps se couvrit de pustules malignes. J'éprouvais une fièvre brûlante : impossibilité absolue de prendre ni aliments, ni breuvage d'aucune sorte 2. Je souffrais si cruellement que je perdis tout espoir de guérison, et ne pensai plus qu'à me préparer à la mort. Déjà presque à l'agonie, j'intercédai le bienheureux Martin, et son nom sortit avec une prière de mes lèvres mourantes. À partir de ce moment, un peu d'amélioration se fit sentir, et quelques jours après, me soutenant à peine, je me fis porter dans une litière, résolu d'aller à Tours me prosterner au tombeau du saint. Ma famille et mes amis, ne pouvant me dissuader d'un projet qui leur semblait insensé, voulurent du moins m'accompagner dans le voyage. Mais au troisième relai, comme nous traversions une forêt humide, la fièvre revint, et je me trouvai si mal que mes amis refusèrent de continuer la route. Retournons chez vous, me dirent-ils. Si Dieu veut vous appeler à lui, vous aurez la consolation de mourir sous le toit paternel. Si vous guérissez, vous aurez tout le loisir de réaliser plus tard le pèlerinage, objet de vos voeux. De toute façon, nous ne saurions vous laisser mourir dans ce désert. — Ces paroles me perçaient le cœur; je fondis en larmes, et au milieu des sanglots qui entrecoupaient ma voix : Par le Dieu tout-puissant, leur dis-je, par le jugement solennel que ce grand Dieu doit rendre un jour, je vous adjure de
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1 Anno 163
pott assumptionem sancti ac prœdicabilis viri beati Martini antistitis. Nous avons dit précédemment que la date de la
mort de saint Martin commença dans les Gaules une ère nationale, d'après laquelle nos aïeux
comptaient les années. (Cf. tom. XI de cette Histoire, pag. 93.) Nous avons fixé la mort de saint Martin à l'an 396. L'Histoire littéraire de France la reporte à 397. Le fait autobiographique raconté ici par saint Grégoire de
Tours se rapporte donc a l'année 559 ou 560.
Ajoutons que la fixation chronologique, rigoureusement exacte, de la mort
de saint Martin, est encore un problème, réservé sans doute à la sagacité des
nouveaux Bollandistes.
2 Ces divers symptômes paraissent caractériser l'éruption qui se nomme aujourd'hui variole, et fait encore tant de ravages parmi nous.
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p86 PONTIFICAT DE SAINT BENOIT I (574-578).
me laisser achever le voyage. Si j'ai le bonheur de voir
la basilique de saint Martin, j'en rendrai grâces à Dieu. Sinon, portez-y du
moins mon cadavre, et obtenez qu'il y reçoive la sépulture. — Ils se laissèrent
fléchir. Prévenus par le secours du glorieux saint Martin, nous arrivâmes à la
basilique. Je voulus passer la nuit en prières près du tombeau. Vers le matin,
je m'endormis d'un sommeil tranquille jusqu'à la deuxième heure (huit heures
du matin). Au réveil j'étais complètement guéri, et pleurant de joie, j'éclatai
en actions de grâces 1. » — «Il semble, dit le biographe, que saint Martin
avait voulu par avance désigner le jeune lévite comme son futur successeur. »
En effet, à partir de ce jour, le patron des Gaules n'eut pas de plus fervent
apôtre que le clerc arverne. « De
combien de dangers, de combien de tribulations, saint Martin ne m'a-t-il pas
délivré? disait Grégoire. Que de peines, que d'amertumes j'ai versées dans son
sein ! Toujours il les a soulagées. Vous tous qui souffrez dans votre âme ou votre corps, blessés du péché ou de la
maladie, allez à la basilique de saint Martin : vous y retrouverez la paix du
cœur ou la santé du corps. »