Augustin 3

CHAPITRE IX

 

1. Augustin s'aperçoit des mœurs dissolues des manichéens. - 2. Un de leurs auditeurs nommé Constance ayant tenté sans succès de les corriger, se convertit à la foi catholique. - 3. Augustin découvre aussi leurs erreurs. - 4. Caractère et mérite de Fauste tant vanté par les manichéens. - 5. Augustin surprend son ignorance. - 6. Après avoir entendu Fauste, il comprend la faiblesse du système des manichéens.

 

1. Bien qu'Augustin paraisse avoir embrassé avec ardeur la secte des manichéens, et qu'il l'ait défendue et propagée avec non moins de zèle, il ne partageait pas cependant leur doc-

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(1) Ibid., VII, ch. vi. nn. 8-lO. (2) Conf., VII, ch. vii, n. ii. (3) Ibid-., IV, ch. xv, n. 27. (4) Ibid., ch. xiii n. 20. (5) Ibid., ch. xv. n. 24. (6) Ibid., ch. xiii, n. 20. (7) Ibid., ch. xiv, n. 21.

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trine au point de ne pas s'en défier quelquefois, et on voit que le soupçon n'a pas trop tardé à naître dans cet esprit perspicace puisqu'il n'a pas voulu, comme nous l'avons vu plus haut, dépasser chez eux le rang d’auditeur; mais il s'accrut et se fortifia lorsqu'il s'aperçut, un peu plus tard, que les manichéens étaient beaucoup plus habiles à attaquer les autres doctrines, qu’à défendre la leur. Il ne pouvait ignorer combien il est facile à un homme tant soit peu instruit, de s'attaquer avec un grand bruit de mots, aux erreurs des autres. C'était là toute la force de ces hérétiques; en prouvant de cette manière qu'on ne pouvait embrasser aucune autre doctrine, ils forçaient à adopter la leur. “ Ainsi, dit Augustin ils agissaient envers nous comme des oiseleurs rusés qui fixent au bord de l'eau des branches enduites de glu pour tromper les oiseaux que la soif y amène (1). Ils couvrent et cachent, par tous les moyens possibles , les eaux qui sont dans les environs, ou effraient les oiseaux par mille appareils terribles afin de les faire tomber dans leurs pièges, non par attrait mais par nécessité(2).” II y avait encore beaucoup de choses très sérieuses qui contribuaient à lui inspirer un profond dégoût pour cette hérésie. La principale c'est qu'il avait découvert les moeurs dépravées des manichéens, mœurs tout à fait contraires à la loi de Jésus-Christ et à leurs propres principes. “ Pendant neuf ans, dit-il, je vous ai écoutés avec le plus grand soin et le plus grand empressement et je n'ai pas trouvé un seul de vos élus qui, d'après ces préceptes, ne fût en faute, ou du moins très soupçonné d'y être. Beaucoup d'entre eux étaient adonnés à la boisson et à la bonne chère, beaucoup fréquentaient les bains; c'est ce qu'on disait. On a donné des preuves pour moi irrécusables que beaucoup d'entre eux avaient séduit les femmes d'autrui. Je veux bien admettre que tout cela n'était qu'un faux bruit; mais j'ai vu moi-même et je ne fus pas seul à le voir, mais je le vis avec des hommes, dont les uns ont secoué le joug de cette superstition, et les autres le secoueront aussi je le souhaite ; j'ai vu dans un carrefour de Carthage  sur une place très fréquentée, non pas un, mais plus de trois élus ensemble, témoigner de leurs sentiments passionnés, à la vue de je ne sais quelles femmes qui passaient, avec des gestes si lascifs et une telle effronterie qu'ils laissaient, loin derrière eux, l'impudence et l'impudeur des gens les plus grossiers. Cela venait d'une habitude invétérée; et, il était facile de le voir, c'était la vie qu'ils menaient entre eux, et comme aucun d'eux ne craignait le regard de son voisin, il était évident que tous ou presque tous étaient atteints de la même peste. Ce n’étaient pas des habitants de la même demeure, ils habitaient chacun dans un endroit différent et venaient tous de l'endroit où ils se rassemblaient. Nous fûmes amèrement peinés de ce fait et nous en portâmes des plaintes sévères. Qui a jugé a propos de punir ce crime, non par la séparation de l'église, mais, en raison de sa gravité, au moins par de sévères reproches? La raison pour laquelle ces hommes ne furent pas punis, c'est qu'à cette époque les lois défendant toute assemblée publique aux manichéens, ils craignaient, si on les froissait, qu'ils ne trahissent les autres. Ce fut aussi la réponse que l'on nous fit lorsque nous rapportâmes les plaintes d'une femme qui était allée avec d'autres femmes à leur assemblée, sans aucune crainte, à cause de leur sainteté. Des élus les y suivirent et, l'un d'eux ayant éteint la lampe, cette femme se sentit, dans les ténèbres, étreinte dans les bras de l'un d'entre eux (elle n'a pu savoir lequel à cause de l'obscurité), elle n'a échappé aux derniers outrages que parce qu'elle s'est mise à pousser de grands cris. Est-il possible d'attribuer ce forfait, dont nous avons eu une parfaite connaissance, à autre chose qu'à une grande habitude. Or, cela se passait pendant une nuit consacrée chez nous à célébrer une vigile de fête (3). ” Quant à l'interdiction des assemblées publiques, faite aux manichéens, il existe à ce sujet une loi portée par l'empereur Valentinien en 372; toutefois ce prince laissait chacun libre de suivre le culte

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(1) Supra, ch. vi, n. 31. (2) De l’utilité de la foi, n. 2. (3 Des mœurs des manichéens, n. 68-70.

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qui lui plaisait. “Que de raisons nous avions de concevoir des doutes, continue Augustin, lorsque nous les voyions jaloux et avares, si avides de mets exquis, toujours en procès et si changeants pour les moindres choses? Aussi ne les croyons-nous pas capables de s'abstenir des choses auxquelles ils se prétendaient étrangers, quand ils pouvaient trouver, pour se cacher, des endroits obscurs et secrets. Deux d'entre eux jouissaient à nos yeux d'une assez bonne réputation, ils étaient d'un esprit facile et tenaient le premier rang dans les discussions; ils nous étaient plus attachés par les liens de l'amitié, que les autres. L'un d'eux plus étroitement uni à nous par ses études libérales est maintenant, dit-on, un de leurs prêtres. Ils étaient extrêmement jaloux l'un de l'autre, et, dans leurs conversations, quand ils le pouvaient, l’un reprochait à l'autre, sinon en termes formels du moins par certains mots et par certaines insinuations, d'avoir attenté à l'honneur de la femme d'un auditeur ;l'autre , de son côté , s'en défendait en accusant à son tour de ce crime un élu qui demeurait chez le même auditeur, dont il était l'ami intime: il disait, qu'étant entré tout à coup, il l'avait surpris avec cette femme, et il prétendait que l'autre qui ne l'aimait pas et qui était jaloux de lui, avait donné à l'élu et à cette femme le conseil de répandre sur lui cette calomnie, afin qu'il ne fût point cru s'il venait à dévoiler leur crime. Nous étions tourmentés et nous voyions avec beaucoup de peine que lors même que l'adultère n'eût pas été certain, il n'en existait pas moins chez ces deux hommes, les meilleurs que nous connussions dans cette société, une jalousie des plus ardentes qui nous permettait de soupçonner toute sorte d'autres choses. Enfin, nous avons très souvent rencontré au théâtre, avec un vieux prêtre, des élus déjà âgés et de mœurs qui semblaient austères. Je passe sous silence les jeunes gens que nous voyions bien souvent en venir aux mains pour des comédiens ou des cochers. Tout cela ne contribuait pas peu à nous faire douter qu'ils s'abstinssent des choses secrètes, quand ils ne peuvent surmonter une passion que trahissait ouvertement leur honte aux yeux mêmes de leurs auditeurs qu'ils cherchaient à éviter. Aurait-on connu le crime de ce saint homme dont nous étions souvent venus entendre les discussions dans le quartier des Figuiers s'il se fût contenté de vivre avec une jeune religieuse sans la rendre mère? Mais la grossesse de cette fille finit par découvrir un crime secret jusqu'alors et qui semblait incroyable. La mère en ayant informé son jeune frère, celui-ci eu fut très peiné; mais, par égard pour la religion, il consentit à n'en pas faire l'objet d'une accusation publique; mais il fit en sorte que le séducteur (car personne ne pouvait tolérer son crime) fût chassé de cette église. En même temps, ne voulant pas laisser cette action entièrement impunie, il prit le parti de tomber sur lui, avec ses amis, à coups de poings et à coups de pieds (1).”

2. Il rapporte à ce sujet une histoire encore plus surprenante. Elle s'était tellement répandue et la renommée l'avait portée si loin, qu'elle parvint à la connaissance des absents et des étrangers. La chose arriva à Rome, à une époque où Augustin en était absent; il apprit tout ce qui s'était passé, d'un de ses amis, homme digne de foi et qui en avait été le témoin oculaire. Plusieurs personnes, à son arrivée à Rome, la lui racontèrent, à peu près dans les mêmes termes. Il s'en informa, nous dit-il, et l'examina dans tous ses détails. Voici comment il la raconte : “ Un de vos auditeurs, ” dit-il aux manichéens, “ qui ne le cédait en rien à vos élus dans la pratique de cette fameuse continence, qui avait reçu une éducation libérale et qui avait la volonté et l'habitude de défendre éloquemment votre secte, ne pouvait souffrir qu'on lui objectât, au milieu de ses discussions, les mœurs dissolues des élus qui vivaient vagabonds et malfamés, épars çà et là. Il désirait donc, si cela était possible, rassembler chez lui et nourrir à ses frais, tous ceux qui se décideraient à vivre suivant les préceptes de la secte; car, quoique très-riche, il estimait fort peu les richesses. Mais il déplorait les entraves appor-

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 (1) Ibid., n. n. 71, 72.

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tées à ses plus grands efforts par la corruption des évêques, qui auraient dû l'aider à réaliser son dessein. Cependant, votre évêque, homme très grossier et absolument dépourvu d'éducation, comme j’en ai moi-même fait l'expérience, paraissait, je ne sais pourquoi, plus rigide pour les bonnes moeurs, en raison de sa rusticité même. Depuis longtemps déjà, Constance désirait le rencontrer; enfin il l'aborde et lui soumet son dessein. L'évêque le félicite et entre dans ses projets; il consent le premier à aller habiter dans sa maison. Cela fait, on rassembla en cet endroit tous les élus qu'on put trouver à Rome, et on leur proposa la règle de vie telle qu'elle se lit dans une lettre de Manès. Beaucoup la trouvèrent intolérable et se retirèrent; mais la honte en retint un certain nombre. Ils commencèrent à suivre le genre de vie adopté et à se régler sur les préceptes émanant de l'autorité d'un tel maître. Cependant Constance les pressait tous d'accomplir la règle en tout point: il ne leur commandait d’ailleurs rien qu'il ne fît lui-même le premier. Cependant, d’incessantes querelles s'élevaient entre les élus, ils se reprochaient mutuellement leurs crimes. Celui-ci gémissait en entendant tout cela, mais en même temps il faisait tout ce qu'il pouvait pour les amener à se trahir imprudemment eux-mêmes au milieu de leurs querelles; ils dévoilèrent des crimes et des infamies. Il connut par là ce qu'étaient ceux qui parmi tous les autres avaient cru cependant devoir se soumettre à l'austérité de ces préceptes. Que devait-il augurer ou plutôt penser des autres ? Bref, après quelques jours de contrainte, ils se récrièrent contre la sévérité de ces préceptes, une mutinerie s'en suivit, Constance défendait sa cause avec une argumentation pressante : ou il fallait observer la règle tout entière ou regarder comme le plus insensé des hommes, celui qui avait donné des préceptes absolument impossibles. Les cris de tous ces furieux devaient l'emporter et l'emportèrent en effet sur le sentiment d'un seul. Et même dans la suite, l'évêque s'éloigna aussi et s'enfuit d'une manière bien peu honorable. Il fut souvent surpris se faisant apporter en secret, au mépris de la règle, des mets qu'il payait avec de l'argent qui lui appartenait et qu'il avait caché. Si vous prétendez que cela est faux, vous allez à l'encontie de faits notoires et connus de tout le monde. Plaise à Dieu que vous le disiez, car ces choses sont d'une entière évidence, et il serait très facile à quiconque le voudrait de s'en assurer. On pourrait juger par là de la véracité de ceux qui les nient (1). ” Il est hors de doute que l'auditeur manichéen dont parle Augustin en disant ailleurs qu'il rassembla un grand nombre de manichéens dans sa maison pour les forcer à suivre les préceptes de Manès, ne soit Constance. Cette observance leur paraissant trop sévère, ils se dispersèrent les uns d'un côté les autres de l'autre. Ceux qui persévérèrent à les observer se séparèrent des autres manichéens par un schisme dit des Nattiers, ainsi appelés parce qu'ils dormaient  sur des nattes (2). Constance finit par embrasser la foi catholique ; il vivait eucore lorsqu’Augustin écrivit contre Fauste, vers l'an 404.

3. Ce n'étaient pas seulement les mœurs corrompues des manichéens qui répugnaient à Augustin, mais leur doctrine aussi commençait à lui inspirer des soupçons, surtout après avoir entendu Helpidius discuter contre eux, dans une conférence publique, à Carthage, et leur opposer des passages de l'Écriture dont ils s'étaient difficilement tirés. Ils répondaient cependant comme ils pouvaient pour ne pas paraître abandonner leur cause; mais leurs réponses mêmes, loin de détruire ses doutes, les augmentaient. Ils prétendaient, en effet, que le Nouveau Testament avait été altéré par je ne sais quel falsificateur qui avait voulu enter la foi juive sur la foi chrétienne. Mais sans compter qu'ils ne donnaient cette réponse à leurs auditeurs qu'en secret et se contentaient de la murmurer tout bas à leurs oreilles, plutôt que de la donner en public; de plus ils ne pouvaient point produire un exemplaire qui ne fût falsifié et dans lequel on ne trouvât point les

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(1) Des mœurs des manichéens, n. 74, 75 (2) contre Fauste, v, ch. v

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passages qu'ils disaient altérés(l), aussi cette réponse était considérée comme faible et futile, non seulement par Augustin et par Honorat, mais par tous ceux dont le jugement était un peu plus élevé que celui du commun des croyants (2). Il ne pouvait surtout comprendre comment, d'après la doctrine des manichéens, Dieu avait pu placer les âmes des mortels dans des corps sujets à d’innombrables calamités. Ces sectaires ne pouvant se tirer de cette difficulté, Augustin dit qu'il fut averti d'en haut d'abjurer l'erreur et d'embrasser la foi catholique (3). L'objection ordinaire et très forte de Nebride aurait suffi toute seule pour l'éloigner de l'erreur, en y réfléchissant sérieusement. Ce jeune homme, d'un esprit pénétrant, leur demandait ce qu'aurait pu faire à Dieu la nation des ténèbres qu'ils avaient la coutume d'opposer comme une armée ennemie et le principe du mal, si Dieu n'avait pas voulu combattre contre elle? S'ils répondaient qu'elle lui aurait fait du mal, c'était faire Dieu sujet à la violence et à la corruption ; si, au contraire, elle ne pouvait lui porter préjudice, inutile de combattre, et de combattre dans de telles conditions qu'il laissait une partie de lui-même, un de ses membres, une production de sa substance divine, c'est-à-dire l'âme, se mélanger avec ces puissances ennemies, ces natures qu'il n'avait point créées, qui devaient la changer et la corrompre au point de la précipiter du sommet de la Béatitude dans la misère et de la mettre dans le cas d'avoir besoin qu'on vienne à son secours pour la dégager et la puriffier (4). Une chose encore l'ébranlait, c'est qu'il n'avait jamais entendu dire à personne que le mal fût une substance. Celui qu'on tenait pour le chef des manichéens ne pouvait chasser cette difficulté de son esprit, en pensant résoudre la question victorieusement par des subtilités puériles (5). “Je voudrais, ” disait-il, “ vous voir placer un scorpion dans la main d'un homme: ne la retirerait-il pas? S'il la retire il montre par le fait, non par les paroles, que le mal est une substance ; car on ne peut certainement nier que cet animal soit une substance. C'était une réponse puérile bonne pour des enfants, dit Augustin ; car il n'est personne, si peu instruit qu'il soit, qui ne voie que les mêmes choses qui blessent, faute d'un certain rapport de convenance entre les corps, cessent de nuire quand ce rapport existe et souvent même produisent de très grands biens. Autrement, si ce poison était un mal en lui-même, ne ferait-il pas périr le scorpion le premier (6) ?” Et il en était déjà venu au point de ne pas même faire aux longues rêveries des manichéens auxquelles il s'était soigneusement appliqué, l'honneur de les comparer aux préceptes des philosophes dont il avait nourri son esprit, et de les mettre bien au-dessous (7). En effet, son esprit perspicace jugeait que les philosophes expliquaient beaucoup mieux que Manès les causes des mouvements célestes, des équinoxes, des solstices et des éclipses de soleil et de lune ; il est vrai qu'il avait écrit sur ce sujet bien des extravagances (8). Quoique la connaissance des phénomènes naturels n'ait point rapport à la vraie piété, cependant si Manès se trompait ou trompait sur ce point, il perdait, pour le reste, toute confiance et toute autorité. De là, il devenait évident qu'il se trompait beaucoup plus dans les choses qui étaient éloignées du sens, et que celui qui avait la témérité d'enseigner des choses qu'il ne comprenait pas, ne pouvait avoir une pure et vraie sagesse. On avait encore bien moins de raisons de croire que l'Esprit Saint l'inspirait ou, ce dont il était surtout jaloux, que cet esprit, dans la plénitude de son autorité, résidait personnellement en lui(9), puisque sur des points accessibles aux plus ignorants, il se trompait si étrangement, qu'il semblait en parler en aveugle plutôt qu'en homme qui n'y voit presque pas. Mais en attendant, quoique les rêveries des manichéens fussent en opposition et en complet désaccord avec ses calculs et ses observations personnelles, Augustin était obligé de les accepter. Toutefois, il n'avait point encore acquis la conviction que l'on ne pouvait expliquer d'après la doctrine de Manès, ni la succession de jours et de

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(1) Conf., V, ch. xi, n. 21. (2) Utilité de la Foi n. 7. (3) Discussion contre Fortunat, ii, n. 37. 14) Conf. VII, ch. ii, n. 3. (5) Mœurs des manichéens, n. 11. (6) Conf., V, ch, iii, n. 3. (7) Ibid, n. 6 (8) Ibid., ch.v, n. 8.

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nuits tantôt plus, tantôt moins longs, ni les éclipses des astres, ni les autres phénomènes dont il voyait le récit dans les livres traitant de ces matières (1). Aussi, appelait-il de tous ses vœux, l'arrivée de Fauste qui passait pour un homme très capable et surtout fort instruit dans les sciences libérales (2). Car, les autres manichéens impuissants à résoudre ses objections lui promettaient sans cesse qu'à la première entrevue et au premier entretien, non seulement il résoudrait toutes les difficultés que l'astronomie judiciaire lui présentait, mais encore toutes celles, si grandes qu'elles fussent, qui pourraient embarrasser son esprit.

4. Ce Fauste, Africain d'origine (3), né à Milève, de parents pauvres et obscurs, avait embrassé la secte des manichéens et obtenu parmi eux le titre d'évêque (4). Il se vantait d'avoir quitté père, mère, épouse, enfants et tout ce que l'Évangile ordonne de laisser, d'avoir renoncé à l'or et à l'argent, de n'en point avoir dans sa bourse, de se contenter de sa nourriture du jour sans s'occuper de celle du lendemain et de ne s'inquiéter ni du vivre ni du vêtement ; enfin, il se donnait comme pauvre, doux, pacifique, pur de cœur, pleurant, endurant la faim et la soif, souffrant persécution et étant en butte à la haine pour la justice. Mais sa mollesse était trop connue de ceux qui avaient vécu avec lui à Rome, pour qu'il fût besoin de le confondre par de longs discours. Ils lui reprochaient en effet de n'avoir point eu honte de coucher sur la plume, de se servir de couvertures de peaux de chèvre et de vivre enfin dans un luxe et des délicatesses qui ne semblaient pas seulement en désaccord avec l'austérité des Nattiers, mais encore avec la médiocrité de la maison de son pauvre père de Milève. Pour ce qui est des persécutions et des haines qu'il se vantait d'avoir endurées pour la défense de la vérité, on ne peut nier que cité en justice par quelques hommes vertueux, comme hérétique, il fut convaincu de son crime ou contraint de l'avouer, et que c'est grâce à l'intercession des catholiques mêmes qu'il n'avait été condamné qu'à une peine très douce en comparaison de sa faute et condamné par le proconsul d'Afrique à être déporté avec plusieurs de ses partisans dans une île d'où il fut rappelé peu de temps après comme c'était l'habitude alors, par la clémence des empereurs (5). Cela parait être arrivé en l'an 386, époque à laquelle un grand nombre de manichéens durent comparaître devant le proconsul Messien et furent condamnés par lui, comme on peut le voir.

5. Si Fauste ne l'emportait point sur les autres pour les mœurs il ne leur était pas non plus supérieur par la science et la doctrine; car si on excepte la grammaire, il ignorait tous les autres arts libréaux; et ce qu'il savait en grammaire n'était pas le résultat d'une étude particulière et sérieuse, mais superficielle. Il avait parcouru quelques discours de Cicéron, quelques livres de Sénèque, quelques fragments de poésie, et ce qu’il avait trouvé parmi les écrivains de sa secte, de mieux et de plus élégamment écrit; enfin l'habitude et l'usage fréquent de la parole lui avaient acquis cette facilité d'élocution d'autant plus capable de tromper les auditeurs distraits qu'elle était accompagnée de quelque mesure dans l'esprit et d'une certaine grâce naturelle (6). Quoiqu'il ne se fût livré que très tard à l'éloquence, comme il avait l'esprit pénétrant et fin (7), le visage modeste, la parole douce et agréable (8), il débitait une foule de vulgarités et de lieux communs d'une façon très douce et très agréable. Le charme de sa parole en fit le filet de Satan pour plusieurs catholiques(9). Ses partisans le tenaient pour un docteur d'autant plus grand qu'il leur semblait plus prudent, plus sage, plus disert et plus éloquent. Avec ce bagage d'éloquence, il osa écrire un livre où son impiété attaque avec une audace sacrilége la loi, les prophètes, le Dieu de la loi et des prophètes et l'incarnation du Christ, et de peur qu’on ne lui objecte certains passages du Nouveau Testament, il dit audacieusement qu'on falsifie tous ceux qui peuvent le con-

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(1) Ibid., n. 9. (2) Ibid., ch. vi, n. 10. (3) Contre  Fauste, i, 1. (4) Conf., V, ch. 111, 3. (5) Contre Faust,, V, ch. xv, n. 7, 8. (6) Conf., V, ch. vi, n. 11. (7) Contre Faust., XXI, ch. x. (8) Conf., V, ch. vi, n. 10. (9) Ibid., ch. iii, n. 3.

 T. I.

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fondre. Ce livre étant tombé entre les mains d'Augustin, il le réfuta depuis le premier mot jusqu'au dernier, ce qui fait que maintenant encore nous avons ce livre. Tels étaient le caractère et la valeur de ce fameux Fauste qu’Augustin attendit impatiemment pendant neuf ans presque entiers, dans l'espérance que cet homme, vanté par les manichéens comme un envoyé du ciel, dissiperait les doutes dont il était tourmenté depuis si longtemps. L'événement tourna plus heureusement encore qu'il ne l'avait espéré : “ Car ce Fauste, nous dit-il lui-même, qui fut pour plusieurs un filet de mort commença à relâcher sans le vouloir et sans le savoir les nœuds qui me retenaient (1).”

6. Lorsque Fauste vint à Carthage, Augustin était dans sa vingt-neuvième année, qu'il avait atteinte le 13 novembre 382. Bien qu'il n'eût pas répondu en tout point à l'attente d’Augustin, son éloquence était cependant à la hauteur de sa renommée. Augustin avoue qu'il en fut lui-même très charmé, la première fois qu'il l’entendit: “J'étais charmé de son éloquence comme beaucoup d'autres, et je la publiais et l'exaltais plus haut que tout le monde (2).” Cependant comme il jugeait sagement des choses, cette facilité d'élocution à laquelle il donnait des louanges méritées n'abusa point son esprit sur le fond des choses. Il était en outre contrarié de ne pouvoir conférer avec cet homme en public, ni converser avec lui dans un entretien particulier pour lui donner à résoudre les difficultés dont son esprit était tourmenté. Mais à la première occasion favorable, il l'aborda avec un grand nombre de ses amis et lui exposa les difficultés qui le tourmentaient. “ Je lui soumis, dit-il, quelques difficultés qui m'inquiétaient et je fus tout d'abord convaincu de son ignorance dans tous les sujets, si ce n'est, dans la grammaire dont il n'avait cependant qu'une connaissance assez vulgaire (3). ” Dès lors, Augustin désespéra de voir les doutes pénibles dont il était travaillé et les difficultés qui le tourmentaient, dissipés et résolus par Fauste. Toutefois, il désirait ardemment comparer les calculs mathématiques qu'il avait lus dans les commentaires des philosophes, avec ceux des manichéens, afin de juger par lui-même si leur opinion pouvait expliquer d'une manière aussi satisfaisante que celle des astronomes, les mouvements célestes et les révolutions sidérales. Mais sur ce sujet, Fauste avait conscience de son ignorance et, comme le dit Augustin, n'étant point inhabile en tout, il s'excusa modestement de son impuissance et n'osa hasarder la discussion. Augustin fut touché de cet humble aveu qu'il préférait à l'audacieuse témérité de certains sectaires du même parti qui s'efforçaient de lui enseigner ce qu'ils n'avaient jamais su eux-mêmes. Fauste montra la même réserve, dans les autres questions plus subtiles et plus difficiles, et il ne s'en départit jamais; Augustin lui en eut plus d'obligation que s'il avait voulu avec une interminable loquacité, donner aux mensonges de Manès une apparence de vérité, ou que s'il eût satisfait pleinement à ses questions. La droiture de son jugement lui faisait préférer cette réserve à la pleine connaissance des choses sur lesquelles il le questionnait (4). Néanmoins Augustin agit à l'égard de Fauste avec beaucoup de politesse et de bienveillance, il commença à discourir familièrement avec lui sur la rhétorique, sur tout ce qui lui paraissait plus agréable ou plus conforme à la tournure de son esprit. Dès lors, toute son ardeur pour la secte des manichéens tomba, avec l'espoir de trouver dans cette secte un homme capable de répondre aux questions que l'incomparable Fauste n'avait pu résoudre. Une fois cela bien reconnu, il ne chercha plus à faire aucun progrès dans la secte. Son esprit flottait toujours hésitant dans ce même bourbier, mais son incertitude croissait de jour en jour, depuis le moment où Fauste n'avait pas répondu à son attente dans l'entretien qu'il lui avait accordé (5). Il nous semble qu'on peut placer à cette époque la fin de ces neuf années durant lesquelles Augustin nous dit qu'il est demeuré dans l'hérésie des manichéens, comme nous l'avons fait remarquer plus haut (6). Cependant, il ne se sépara pas entiè-

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(1) Ibid., ch. vii, n. 13. (2) Ibid., ch. vi, n. ii. (3) Conf., V, ch. vi, n. ii. (4) Ibid., ch.. vii, n.12. (5) De l'utilité de la foi, n. 20. (6) Voir ch. vi, n. 45.

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rement d'eux alors “ mais, dit-il, je me résignai pour le moment, faute de mieux, à rester là où je m'étais jeté en aveugle, attendant qu'une lumière nouvelle me fit faire un meilleur choix (1).” Il était dans cette disposition d’esprit quand il quitta l'Afrique et passa en Italie, pour

se rendre à Rome. Comme il fait mention de ce voyage aussitôt après son entretien avec Fauste, il est à croire que c'est à l'âge de vingt-neuf ans, vers la fin de l'année 389e de Notre-Seigneur, pendant les vacances scolaires qu'il entreprit ce voyage ; cependant rien n'empêche

qu'on le place au commencement de la même année.

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(1) Conf., v, ch. VII. n. 13

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LIVRE DEUXIEME

 

AUGUSTIN SE REND EN ITALIE : CE QU'IL Y FAIT JUSQU'A SON RETOUR EN AFRIQUE.

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

Augustin se rend à Rome. - 2. Il part secrètement et malgré sa mère. - 3. il tombe dangereusement malade.  4. Il fréquente les manichéens, ce qui le retient encore dans cette secte. - 5. Il enseigne la rhétorique à Rome.

 

1. Lorsque Augustin se décida à aller en Italie, il était assurément loin de prévoir les fruits, qu'avec l'aide de Dieu, il devait retirer de ce voyage. Il se rendait à Rome pour y enseigner la rhétorique: il n'était pas guidé par l'espoir d'avantages et d'honneurs plus grands, bien que ce motif, suggéré par ses amis ne fût point sans effet sur son esprit; la plus forte, presque la seule raison qui le décidait, c'est qu'il avait ouï dire que la jeunesse y était plus studieuse, plus régulière, et soumise à une discipline plus sévère. Si nous levons plus haut nos regards, nous apercevrons la volonté manifeste de Dieu, qui, dans ses vues secrètes, lui faisait sentir un aiguillon qui l'éloignait de Carthage et un vif attrait pour Rome, et l'amenait, par mille détours, au port du salut. Augustin le reconnaît lui-même : “ En cela, dit-il, on doit découvrir la profondeur de vos desseins secrets, y voir et y proclamer votre secourable miséricorde (1). ” Dans la suite, ses adversaires prétendirent que c'était un arrêt du proconsul Messien, contre les manichéens, qui l'avait forcé à quitter l'Afrique (2). Rien de plus absurde que cette version; car l'arrêt de Messien est de l'an du Christ 386, et Augustin était certainement à Milan avant l’année 385. Il (en?) avait lui-même en mains toutes les preuves nécessaires, et était assuré du témoignage d'hommes éminents pour confirmer ce fait, s'il en avait été besoin.

2. Certainement il se résolut à ce voyage sans en parler à personne, Romanien lui-même, à qui il s'ouvrait d'ordinaire sur ses projets, n'en fut pas informé, quoiqu'il lui confiât ses fils en s'éloignant de Carthage. Toutefois, il ne semble pas qu'il aurait caché son départ à celui dont il avait reçu tant de bienfaits signalés, s'il ne se fût trouvé absent de Carthage en ce moment, aussi Romanien ne lui en fit-il pas le moindre reproche, et ne se départit-il en rien de sa bienveillance accoutumée (3). Car le cœur d'Augustin lui était trop connu, pour qu'il le soupçonnât d'oubli et d'ingratitude à son égard. Mais le projet de départ, dont Augustin nourrissait la pensée, ne put échapper à Monique. Comme toutes les mères, et même plus que beaucoup d'entre elles, Monique était heureuse de la présence de son fils; et ne pouvait supporter la pensée d'être séparée de lui. Elle résolut  donc de le suivre de Tagaste ou de Carthage, on ne sait lequel des deux, soit pour le ramener avec elle, soit pour l'accompagner dans son voyage, si Augustin persistait dans sa résolution. Augustin feignit de vouloir accompagner seulement, jusqu'à la sortie du port, un de ses amis qui s'embarquait, mais cette ruse n'endormit point sa pieuse et maternelle solli-

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(1) Conf., V, ch, viii, n. 14, (2) Contre les Iettres de Pétil.,, iii, n. 3. (3) Contre l'Académie, II, ch. n, 11. 3.

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citude; on ne put la décider à retourner seule dans sa maison, et, comme elle refusait avec force, Augustin eut grand'peine à la décider à passer la nuit dans une chapelle dédiée au martyr Cyprien et peu distante du vaisseau. Tandis que, dans ce sanctuaire, elle faisait monter d'ardentes prières vers Dieu, pour qu'il empêchât le départ de son fils, celui-ci partait à la dérobée , et le navire , poussé par des vents favorables, cinglait vers Rome. Le matin, en apprenant son départ, elle se répandit en larmes, et remplit le rivage de ses gémissements, tantôt déplorant son abandon, tantôt repassant dans son esprit la ruse et la cruauté de son fils. Enfin sa douleur s'adoucit un peu; elle devint plus calme, et se lassant de plaintes inutiles, elle se mit à recommander de nouveau à Dieu le salut de son fils, et revint dans sa demeure (1).

3. A peine arrivé à Rome, Augustin tomba gravement malade : le danger s'aggravait de jour en jour, et sa vie était en danger; néanmoins il ne songeait pas aux eaux salutaires qui purifient l'âme de ses souillures; car il en était venu à ce point de délire de se moquer de ce divin remède. Bien que sa pieuse mère ignorât le péril où se trouvait la vie d'Augustin, ses prières n'en montaient pas moins ardentes vers Dieu pour le salut de son fils. Aussi est-ce au secours des prières maternelles qu'il attribue, dans sa reconnaissance, le rétablissement de sa santé qui le conserva pour le Baptême. “ Je ne puis, s'écrie-t-il à cette occasion, assez dire à quel point elle m'aimait et combien les douleurs qu'elle ressentit pour m'enfanter à la vie de l'âme étaient plus cruelles que celles qu'elle endura pour m'enfanter à la vie du corps (2). ”

4. Augustin logeait à cette époque chez un auditeur manichéen, et il était en relations d’amitié plus suivies avec les auditeurs ou les élus qu'avec toute autre espèce de personnes qui ne faisaient point partie de la secte. Et, bien qu'il fût moins ardent qu'autrefois à soutenir leurs rêveries, son intimité avec eux (Rome en recélait un grand nombre), ralentissait beaucoup l’ardeur de ses recherches pour la vérité. Il ne s'était point encore affranchi de cette erreur d'après laquelle, suivant leurs principes, il était persuadé que le péché ne venait point de lui, mais d'une nature étrangère résidant en son être. Cette invention sacrilège flattait son orgueil, et il se croyait volontiers innocent de tout péché. «  Je croyais encore, dit-il, que ce n'est pas nous qui péchons, mais je ne sais quelle nature étrangère qui pèche en nous; et il plaisait à mon orgueil d'être en dehors de toute faute, et, tout en faisant le mal, de ne pas m'en reconnaître coupable devant vous, ô mon Dieu, pour obtenir de votre miséricorde la guérison de mon âme. J'aimais à l'excuser en accusant je ne sais quel être qui était en moi sans être moi (3). La principale ou plutôt la seule et invincible cause de son erreur venait de ce qu'il ne pouvait se représenter Dieu autrement que sous une forme sensible, en même temps qu'il ne pouvait croire à l'existence de tout ce qui n'était point corps; de cette source corrompue, découlaieut pour lui, comme autant de ruisseaux impurs, ces pernicieuses erreurs. Voilà pourquoi il termine ses livres contre Fauste par cet avertissement salutaire : “ Croyez et tenez pour certain que la nature et la substance de Dieu sont tout à fait immuables et incorruptibles, alors vous cesserez d'être des manichéens, pour devenir enfin des catholiques (4).” De plus, il était retenu par la conviction qu'il ne trouverait point la vérité dans l'Église catholique que, par leurs mensonges, les manichéens lui avaient rendue suspecte au point de lui persuader que les catholiques prêtaient à Dieu une figure corporelle, semblable à la nôtre, lui donnaient des membres d'homme, et le renfermaient dans un corps de chair; pensée qu'il lui semblait honteux de concevoir et d'admettre (5). L'amitié qui l'unissait aux manichéens le rendait moins ardent à la recherche de quelque chose de plus sûr; d'autant plus qu’il avait pris la résolution de s'en tenir à leur doctrine jusqu'à ce qu'il eût rencontré quelque chose de meilleur et de plus certain (6). Il pensait encore que les catholiques

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(1) Conf., V, ch. viii, n. 15. (2) Ibid., ch. ìx, n. 16.

 (3) Ibid., ch. x, n. 18. (4) Contre Fauste, XXXIII, ch. ix. (5) Conf., V, ch. x, n. 20; VI, ch. ii, n. 4. (6) Ibid., V, ch. x, n. 19.

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ne pouvaient défendre ce que les manichéens blâmaient dans les Écritures, quoiqu'il eût un ardent désir de rencontrer quelque docteur bien versé dans l’intelligence des saints livres, pour conférer avec lui sur les points controversés, afin de voir l'opinion de ce savant sur ce sujet (1). Comme il n'avait plus aucun désir de faire des progrès dans cette doctrine et avait résolu de s'en tenir aux dogmes tant qu'il ne trouverait rien de mieux et de plus clair, il ne les étudiait plus qu'avec tiédeur et indifférence, et en vint même au point d'ébranler sans hésitation la crédulité et la trop grande confiance que son hôte accordait aux fables dont Manès avait rempli ses livres (2). A peine le nuage étendu sur son esprit par les erreurs des manichéens fut-il dissipé, qu'une nouvelle tempête plus violente s'éleva pour lui, car il dirigea toute son ardeur vers la secte et les doutes des académiciens, les plus sages de tous les philosophes, selon lui, soit parce qu'ils doutaient de tout, soit parce qu'ils tenaient l'homme pour incapable d'arriver à la connaissance de la vérité (3). “ Je pensais, disait-il, que tel était, comme on le croit vulgairement, le fond de leur doctrine, dont alors je ne pénétrais pas encore le vrai sens (4). ”

5. D'ailleurs, comme l'enseignement de la rhétorique avait été l'unique ou la principale cause de sa venue à Rome, dès qu'il se vit guéri, il s'y livra avec zèle, et commença par rassembler chez lui quelques disciples par qui et de qui il était connu. Il reconnut bientôt que si la licence des jeunes gens de Carthage ne régnait pas à Rome, il y avait, dans la jeunesse de cette dernière ville, des désordres non moins grands. Il apprit, en effet, que les étudiants avaient comploté entre eux, pour frustrer leur maître de la récompense convenue, de le quitter et de se rendre chez un autre. L'indignation que lui causa une mauvaise foi si honteuse et d'ailleurs si préjudiciable à ses intérêts le détermina certainement à s'occuper d'une autre place qu'on lui offrait dans la province (5).

 

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