St Jean Chrysostome 3

Darras tome 11 p. 304

 

19. Mais peut-être qu'après son baptême, lequel eut lieu vers l'an 370 2, Jean Chrysostome, qui avait alors vingt-six ans, fut en­fin saisi «de cette passion indomptable pour la vie du désert, pour l'existence isolée et sauvage du mont Casius, avec ses folles austé­rités? » Non. Entendons-le lui-même. « Quand Basile me vit chré­tien, dit-il, tous ses vœux parurent satisfaits, comme après un long et laborieux enfantement. Il ne me quittait plus d'une minute. Il m'exhortait sans cesse à quitter la maison paternelle, résolu de son côté à en faire autant, afin de vivre ensemble de la vie com­mune sous le même toit. Il finit par me persuader. Notre projet allait aboutir; mais les touchantes instances de ma mère m'empê­chèrent de donner cette joie à mon ami, ou plutôt me privèrent du bonheur qu'il voulait me procurer. Ma mère avait soupçonné quelque chose de notre résolution. Elle me prit par la main, me conduisit dans son appartement, et m'ayant fait asseoir près du lit

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1. QOx 5xc'î ^- IJLe tstuoet, 3ti kote 'Iwdwvri;, 4ç' ci clttarisOi), î| wjiosev, î) Apxtcsv ^ xaïeWVijffev, ^ Y.XTi\oii«.zo, î) èur?:m;).(ov rjve^STO. Pallid., Dialog. de vit Chrysoi-t.;.Patr. greee, toen. XLVlI,col. 57.

2. L'ordre chronologique de la biographie de saint Jean Chrysostome a été dressé avec le  plus grand soin par Stilting, dans la collection des Bollandistes (Acta Sanctor., Mensis septemhris, tom. IV, die XIV). Nous le suivons ici. Le lecteur pourra contrôler nos indications dans le Compendium chronologicum gesiorum et scriplorum S. Joannis Chrusostomi, reproduit d'après Stilting, Patr. frœc, tom. XLYII  col. 263.

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où elle m'avait donné le jour, elle se mit à pleurer. Puis, en san­glotant, elle me dit des choses plus attendrissantes encore que ses larmes. Mon fils, disait-elle, je n'ai joui que bien peu de temps de l'appui que me donnait ton père. Dieu me l'a enlevé, au moment même où je te mettais au monde. Sa mort prématurée te laissait orphelin et moi veuve. J'avais à peine vingt ans. Ce qu'une jeune femme de cet âge, sans expérience des affaires, sans appui dans la monde, livrée à elle-même et à la faiblesse de son sexe, doit affron­ter de tempêtes et dévorer de chagrins, celles-là seules peuvent le comprendre qui en ont fait la triste expérience. Ma seule consola­tion parmi ces misères inexprimables était, ô mon fils, de te voir sans cesse, et de contempler dans tes traits l'image d'un époux qui n'est plus. Cette consolation a commencé pour moi dès le premier jour de ta vie, lorsque tu ne savais pas encore parler; c'est l'époque où les enfants donnent les plus grandes joies à leurs mères. Maintenant je ne te demande qu'une seule grâce : ne me rends pas veuve une seconde fois ; ne ranime pas une douleur assoupie ; at­tends au moins le jour de ma mort. Peut-être ne tardera-t-il guère ! Ceux qui sont jeunes peuvent espérer de vieillir ; mais, à mon âge, on n'attend que la mort. Quand tu m'auras ensevelie, quand tu auras réuni mes cendres à celles de ton père, entreprends alors de longs voyages : passe telle mer que tu voudras; personne ne t'en empêchera. Mais pendant que je respire encore, supporte ma présence et ne t'ennuie pas de vivre avec moi ; n'attire point sur ta tête l'indignation de Dieu, en m'accablant de si grands maux, moi qui ne t'offensai jamais1 ! » — Non-seulement Jean Chrysostome dompta cette prétendue  indomptable passion pour la vie du désert; » non-seulement il resta sous le toit maternel; mais il accepta du bienheureux pontife Mélèce l'ordre de lecteur, qui l'attachait au clergé séculier d'Antioche. Et comme Basile lui reprochait de s'éloigner plus que jamais par là de la vie monastique, Chrysos-

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1 On remarquera que Basile ne demandait encore à son ami que de vivre à eux deux sous le même toit dans la retraite. C'eût été le premier pas vers la profession religieuse, où Basile voulait conduire Chrysostome par degré». De Sacerdot., Hb. 1, cap. v, loc. cit.

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tome lui répondait : « En fin de compte, cette perfection de la vie solitaire que tu admires tant, en quoi consiste-t-elle? A se retran­cher dans la retraite intérieure contre les occasions dangereuses, et à se mettre ainsi dans l'impossibilité de commettre des péchés graves, puisque la tentation manque. Mais n’est-t-il pas plus digne d'un grand cœur de savoir conserver l’innocence, de gouverner son âme dans le calme et la paix, au milieu des difficultés et des orages d'un ministère actif, où l'on travaille non-seulement à évi­ter soi-même le péché, mais à en préserver les autres? Voilà pour­quoi, depuis si longtemps que nous dissertons ensemble sur le choix d'une vocation, je t'ai constamment répété que si j'avais à choisir entre l'administration d'une église et la vie monastique, avec la certitude de pouvoir bien remplir les devoirs de l'une ou l'autre charge, je préférerais mille fois la première. Je le dis hau­tement, et ne prends pas cela pour de l'orgueil : tu sais toi-même que je déclinerais le fardeau de l'épiscopat, parce que person­nellement je ne m'en crois pas digne. Que de qualités ne faut-il pas à un évêque? Il doit être inaccessible à tout sentiment de vaine gloire, à tout mouvement d'irritation ou de colère; il doit être un modèle de prudence. Cette humilité, cette douceur, cette circonspection, il a l'occasion de les pratiquer à chaque instant. Mais le solitaire n'a personne pour l'applaudir ou pour l'outrager, il n'a ni hommes ni choses à administrer, et par conséquent, il n'a jamais l'occasion de mettre à l'épreuve sa modestie, sa mansué­tude et sa prudence 1. »

 

22. Chrysostome resta donc à Àntioche, lecteur de l'Église. Ce rang hiérarchique était le plus important et le plus considéré des ordres mineurs. « On n'y admettait que des hommes sûrs, recom­mandés par leur vertu et leur aptitude à la science. Ils vivaient dans la société de l'évêque, l'aidaient dans ses travaux bibliques, et lui servaient de secrétaires. Leurs fonctions ne consistaient pas seulement à lire en public, pendant la liturgie, le texte sacré ; ils avaient aussi dans leurs attributions la garde des saints livres. C'étaient comme les bibliothécaires de la communauté chrétienne,

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1. De Sacerdot., lib. VI, cap. vu, loc. cit.

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circonstance qui, dans les temps orageux, ouvrait aux lecteurs la glorieux chemin du martyre. On leur confiait en outre l'école des catéchumènes, dont on sait la haute importance, et qui fut si sou­vent dirigée par des hommes éminents. Généralement, on les regardait comme des ministres secondaires de la parole de Dieu et du salut des âmes 1. » Si nous rappelons ici ces attributions des lecteurs de la primitive Église, c'est pour mieux faire comprendre la valeur du témoignage suivant de Palladius. « Jean Chrysostome, dit cet historien, demeura trois années dans la société assi­due (sunèxos) du bienheureux confesseur Mélèce, évêque d'Antioche, lequel, épris d'amour pour la beauté d'un tel génie et d'un tel cœur 2, prévoyait, dans un esprit prophétique, les éclatantes des­tinées du jeune homme. » Le cœur de Jean Chrysostome, ce grand cœur si méconnu par nos modernes critiques, ravissait par ses charmes le divin Mélèce, cet homme, dont Grégoire de Nazianze et Basile de Césarée ont comparé la douceur à celle du miel de l'Hybla3. Mélèce, le plus miséricordieux, le plus patient des évêques, quoique l'un des plus indignement persécutés, formait avec une tendresse particulière et un sentiment de prédilection la jeunesse de Chrysostome; il l'admettait dans son intimité (iœtfeîiEv autôi cwvexii» Tî/.ïioiâÇeiv). Nous voilà bien loin des « passions indomptables pour la vie du désert et des folles austérités» auxquelles se livrait, selon M. A. Thierry, l'échappé « des bancs de l'école. » Où trou­ver en tout cela le « solitaire farouche, jeté tout à coup, sans transition, sans noviciat, sans expérience du monde, sans habitude du maniement des hommes, sur la scène politique du « premier siège métropolitain d'Orient? » A force d'avoir raison contre un adversaire tel que M. A. Thierry, nous nous prenons à douter de nous-même. Nous nous demandons si nous entendons bien les textes historiques, si nous ne faisons pas quelque erreur de date ou quelque faute de traduction. Mais enfin, en relisant une fois de plus les paroles de saint Chrysostome déjà citées, nous sommes forcé(s)

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1 M. Martin d'Agde, Histoire de S. Jean CItrysoet., édit. ia-4°, pag. 28. — 2. 'E(Mc«*elî toO xi>.).ou? T7j; toOtou xapSi'ac — 3. Cf. tom. X de cette Histoire, p. toi.

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de convenir qu'il déclarait lui-même son penchant vers le minis­tère actif et sa répugnance pour la vie monastique. Nous sommes forcé de reconnaître qu'il résistait énergiquement aux sollicitations de Basile, son ami d'enfance, lequel voulait l'entraîner au désert. Nous sommes forcé d'avouer qu'il s'estimait heureux de son rôle de lecteur près de saint Mélèce, et que, s'il se déclarait humble­ment indigne de l'épiscopat, il ne voyait cependant rien de plus glorieux que le ministère épiscopal noblement accompli.

 

23. A l'époque de sa biographie où nous sommes arrivés, Chrysostome n'était plus ce que l'on peut appeler un échappé des bancs de l'école. Il avait vingt-huit ans. La date ne saurait ici nous induire en erreur. Palladius dit formellement que Chrysos­tome passa trois ans près de Mélèce. Or, Mélèce fut exilé d'An-tioche par la tyrannie de Valens, en 372. D'autre part, nous savons que Chrysostome s'était fait baptiser en 369, et, comme il était né en 344, il est impossible de récuser l'authenticité de ces chiffres. Mais enfin, voilà Mélèce traîné en exil, l'arianisme triomphant à Antioche, le massacre et la persécution des catholiques dans la capitale de la Syrie, et les fidèles de la cité contraints d'aller chaque dimanche assister aux saints mystères dans les campagnes isolées 1. Cette fois, rien ne saurait plus retenir Chrysostome dans un monde où tout est en hostilité avec sa foi, ses affections, ses habitudes et ses espérances. Il va partir enfin au désert. Non ! Mélèce avait confié le soin de son troupeau désolé au prêtre Flavien. Saint Jean Chrysostome demeure près du délégué épiscopal, comme il était demeuré près de l'évêque lui-même. Vainement Basile lui répé­tait que le moment était venu. Chrysostome comprenait que son poste d'honneur était de veiller sur la brèche, avec les courageux défenseurs de l'orthodoxie. Quatre années s'écoulèrent ainsi, pé­riode remplie de terreurs, de massacres et de sang. Outre sa persécution en permanence contre les catholiques, Valens égor­geait tout ce qui portait le nom fatidique de Théodose, tout ce qui se rattachait de près ou de loin à la magie1. Nous avons déjà

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1.  Nous avons raconté tous ces faits, tom. X de cette Histoire, p. 368-371.

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raconté en détail ces scènes de barbarie. Ce fut durant cet inter­valle que Chrysostome faillit être emprisonné comme magicien; ce fut également à cette époque qu'il écrivait à son ami Théodore, le futur évêque de Mopsueste, la touchante épître que nous avons citée. De retraite au désert, il n'en était autrement question que par la persistance de Basile à en poursuivie le projet, et la fermeté du lecteur d'Antioche à le repousser 1.

 

24. On atteignit ainsi l'année 374, et Chrysostome, âgé de trente ans, n'avait, depuis sa naissauce, quitté Antioche que deux fois seulement; pour aller à Athènes dans un but littéraire et pour aller à Jérusalem visiter les saints Lieux. « Tout à coup, dit-il, le bruit se répandit dans la ville qu'on nous cherchait, Basile et moi, pour nous élever tous deux à la dignité épiscopale. A cette nouvelle, je fus saisi d'une terreur et d'une anxiété indicibles. Je tremblais qu'on vînt m'enlever de force; je ne pouvais m'expliquer com­ment les suffrages des électeurs avaient pu se tourner sur nous Plus je me considérais, plus je me trouvais indigne d'un tel honneur. En ce moment même, Basile, mon noble ami, accourut pour m'apporter la nouvelle que je savais déjà. Nous nous concer­tâmes ensemble ; il me pria de ne rien faire cette fois que d'un commun accord, prêt, me disait-il, à suivre le parti que je prendrais moi-même, c'est-à-dire à fuir ou à céder selon que je le jugerais à propos. De mon côté, je réfléchissais sérieusement aux qualités éminentes de Basile, je considérais devant Dieu que j'allais faire un tort immense à l'Église, en privant le troupeau de Jésus-Christ d'un pasteur si admirable et si bien fait pour le gouverner. Alors, pour la première fois de ma vie, je dissimulai ma pensée à ce saint ami, habitué depuis si longtemps à lire jusqu'au fond de mon cœur. Je lui répondis que rien ne pressait encore, que nous aurions le temps d'y réfléchir et de nous déterminer au moment opportun. Enfin, je lui fis entendre que, le cas échéant, je serais absolument du même avis que lui. Quelques jours après,

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1. ToO |<£v <ruvex<ùî krreûovTOC, 1(100 î' °6» Iwivcvovtoç. (Chrysost., Ik Sacerdoi,t 11b. I, cap. «.)

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l'évêque qui nous devait imposer les mains arriva à Antioche, et je me cachai si bien qu'on ne me trouva pas. Basile, ignorant ma fuite, demeurait en repos. On vint l'appeler dans sa maison, sous pré­texte d'une affaire quelconque à traiter. Il sortit sans méfiance : on s'empara de lui, on l'entraîna à l'église et on le conduisit aux genoux du pontife consécrateur. Il résistait, il voulait protester. Les assistants lui dirent : Eh quoi ! vous vous montrez si opiniâtre et si rebelle, quand votre ami, Chrysostome, dont la répugnance pour l’épiscopat était si connue, s'est soumis avec une docilité parfaite au jugement des Pères?—Ces paroles désarmèrent Basile. Il courba les épaules et se laissa imposer le fardeau redoutable, persuadé que j'en avais déjà fait autant. Mais, après sa consécration, quand il sut que j'avais pris la fuite, il me vint trouver dans ma retraite. Son visage reflétait l'abattement et la consternation de son âme. Il s'assit à mes côtés, et essaya de me raconter la violence dont il venait d'être l'objet. Les larmes étouffaient sa voix, la parole expirait sur ses lèvres, sa poitrine éclatait en sanglots. Quant à moi, triomphant du succès de mon stratagème, je me mis franche­ment à rire, et l'entourant de mes deux bras, je voulus l'embrasser. Mon éclat de rire lui fit comprendre que je l'avais trompé; il me repoussa, et, du ton le plus indigné, m'adressa d'amers reproches 1. » Ce fut alors que s'établit entre les deux amis ce dialogue immortel qui forme le traité De Sacerdotio, le plus beau peut-être des ou­vrages de Chrysostome qui a laissé tant d'autres chefs-d'œuvre. Nulle part tant d'élévation ne fut uni à tant de charme et de grâce 2. Sous l'influence de cette éloquence pleine de dou­ceur et d'onction, le courroux de Basile se dissipa peu à peu, sans que son émotion fût moins vive. Car, à la fin de cette conversation, il fondit de nouveau en pleurs. «Par la charité de Jésus-Christ notre Dieu, dit-il à Chrysostome, s'il te reste encore quelque ves­tige de la tendresse d'autrefois, par pitié pour l'état où je suis, je t'en conjure, tends-moi la main, aide-moi de ta parole et de ton

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1. Cbrytostom., De Sacerdot., lib. I, cap. vr. — 2.  M. Martin d'Apde, Hist. dé t. Joan. Chrysost., pag. 40.

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exemple. Jure-moi de ne plus me quitter; vivons ensemble plus étroitement unis que jamais. » — Jean lui répondit avec un affectueux sourire : « De quel secours te serai-je, parmi cette foule immense d'occupations et de devoirs qui vont t'absorber désormais? Cependant; ô mon bien-aimé, puisque tu attaches quelque prix à mon dévouement, prends courage. Tous les ins­tants dont tu pourras disposer, après les travaux d'un grand minis­tère, je les passerai près de toi : je te soutiendrai de mes consola­tions. Ma tendresse ne te fera jamais défaut. — A ces mots, poursuit Chrysostome, il se leva, le visage inondé de pleurs. Je le serrai sur ma poitrine et le baisai au front. Puis l’accompagnant, je l'exhortai à porter avec courage la dignité qui lui était imposée. Oui, lui dis-je, j'ai pleine confiance en la miséricorde de Jésus-Christ. C'est lui-même qui t'a appelé à la conduite de son troupeau. En récompense de ton saint ministère, tu jouiras d'un assez grand crédit auprès de lui pour me sauver moi-même, m'obtenir une sentence favorable au jour solennel de sa justice, et m'introduire avec toi dans les tabernacles éternels 1. »

 

25. On est fondé à croire que le Basile dont il est question dans ces récits était le même qui souscrivit, en 381, aux actes du con­cile de Constantinople deuxième œcuménique 2, avec la qualifica­tion d'évêque de Raphanée. Cette petite ville était située sur les bords de l'Oronte, à quelques lieues de la Méditerranée, et fort rapprochée d'Antioche. On ne sait pas le nom de la cité qui avait élu Chrysostome pour son évêque. Vraisemblablement c'était aussi une des villes épiscopales de la Séleucie maritime, qui relevaient du patriarcat d'Antioche. Quoi qu'il en soit, les électeurs maintinrent leur décision. Leurs recherches furent poursuivies avec une telle opiniâtreté que l'élu fugitif, craignant de se voir à son tour enlevé de vive force comme Basile, n'eut d'autre parti à prendre que d'aller se réfugier dans l'asile inviolable d'un monastère. Sa mère, la pieuse Anthusa, venait ce mourir 3. Rien ne le retenait plus à An-

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1. De Sacerdot., lib. VI, îoc. cit. — 2. Nous avons raconté en détail l'histoire de ce concile fameux, Ioiq. X de cette Histoire, pag. 459-480. — 3 Georg. Aleïindr., Vit. S. Jotn. Chrysost. Cf. BoiJv Act. Sanct. H sept.

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tioche. Le vénérable Mélèce était toujours en exil. Cependant Chrysostome éprouvait une immense angoisse à la pensée d'aller se confiner dans la solitude. « Je me demandais à moi-même, dit-il, comment je pourrais me procurer tout ce qui m'était nécessaire; comment je ferais pour avoir mon pain frais tous les jours; je m'effrayais à la pensée qu'il me faudrait peut-être n'avoir d'autre huile à manger que celle dont on se servirait pour ma lampe. Com­ment me réduire à n'avoir d'autre alimentation que de détestables légumes? On me forcera peut-être à quelque dur travail, fouir la terre, fendre du bois, porter de l'eau, et toutes les viles fonctions d'un mercenaire. Enfin, pour tout dire, je me préoccupais extrê­mement de ces détails matériels 1. » Ainsi parlait Chrysostome, poursuivi par ceux qui le voulaient élever à l'épiscopat. L'illustre docteur avait alors trente et un ans. En présence de ces faits, de ces dates, de ces paroles authentiques, recueillis par l'histoire sé­rieuse et vraie, que devient l'affirmation de M. A. Thierry : « Le jeune Chrysostome, au sortir des bancs de l'école, s'était vu saisi d'une indomptable passion pour la vie du désert. Réfugié dans une grotte du mont Casius, il y avait mené l'existence la plus isolée et la plus sauvage ! » Est-ce donc ainsi qu'on respecte de nos jours la vérité historique, les souvenirs les plus glorieux du passé, et le droit qu'ont les générations présentes et futures de conserver in­tègres les sources de la tradition?

 

26. Nous l'avons dit, et nous le prouverons jusqu'au bout, il n'y a pas un seul mot de vrai dans l'odieux tableau de saint Jean Chry­sostome, tracé, sous je ne sais quelle inspiration, par une main qui nous avait accoutumés à plus d'exactitude, et que nous voudrions d'autant plus respecter qu'elle a sous d'autres rapports plus de titres sérieux à la considération pudique. Mais à Dieu ne plaise que jamais nous abdiquions, en présence d'une renommée hu­maine, si grande soit-elle, le droit supérieur et imprescriptible de la vérité! Voilà donc qu'en 375, Chrysostome, âgé de trente et un

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1. S. Joann. Chrysost., De Compunclione, lib. I, cap. vi (Pair, grtxc, touii 1LVU, col. 404;.

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ans, ne sortant par conséquent point «des bancs de l'école,» ayant résisté jusque-là à toutes les sollicitations de son meilleur ami qui voulait l'entraîner au désert, et n'étant par conséquent en aucune manière saisi d'une «indomptable passion pour la solitude, » voilà, dis-je, que Jean Chrysostome a réussi, par un stratagème fort inno­cent d'ailleurs, à pousser sur un siège épiscopal l'ami qui lui prê­chait la retraite, et à éviter personnellement cet honneur pour lui-même. Il est maintenant avéré que, sans son humilité excessive, Jean d'Antioche eût préféré mille fois le gouvernement d'une église à la vie solitaire. C'est lui-même qui nous l'a dit, et en termes assez francs et assez énergiques pour que nous le puissions croire. Il n'est pas moins avéré que ce fut à son corps défendant qu'il crut devoir, pour se dérober à l'épiscopat, fuir Antioche et embrasser la profession monastique qui lui souriait si peu. Mais en­fin, quand il eut pris cette grande détermination, quand il fut sorti de la capitale qui l'avait vu naître, où il avait enseveli sa pieuse mère, et où il laissait tant d'amis, courut-il s'enfouir dans une grotte du mont Casius, pour y entamer cette série de « folles aus­térités » dont on nous a entretenus? Non. Il n'en était pas encore là, et cette âme qu'on nous a peinte si altière, si farouche pour les autres, n'avait même pas, vis-à-vis d'elle-même, de ces soubresauts impétueux qui prouvent la faiblesse intime par l'exagération inté­rieure. «Le Liban et l'anti-Liban, dit M. Martin d'Agde; l'Amanus qui sépare la Syrie de la Cilicie ; le Casius qui domine Antioche du côté du Midi et que les anciens appelaient aussi « le mont du soleil, » parce que le grand astre, d'après eux, y était visible trois heures avant de se montrer à l'horizon de la plaine; le Telmissus dont les bras allongés, couverts de lauriers, de myrtes, de térébinthes, enceignaient de leur vaste croissant une plaine superbe, où de nombreuses villas et une admira­ble végétation rivalisaient de splendeur et de luxe; tout cela était couvert de monastères et de cellules, et, suivant l'expression de Théedorat, « émaillé comme une prairie de fleurs célestes 1. »

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1 Théodoret., ftcttgitta historia, cap. IV (Pair, grœc, t. LXXÏII, col. 134»); X. Martin d'Àgde, Hilt. de S. Jean Chryaost., pag. 53, 5i).

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   Ce point de la Syrie était devenu une seconde Thébaïde. Nous l'avons déjà fait observer, la Providence disposait les ordres reli­gieux, comme une avant-garde et un rempart, autour des frontières et des principales cités du monde romain. Plus solide que les mu­railles des forteresses, ou les légions armées de fer, ce rempart devait protéger la civilisation véritable contre la barbarie et conquérir les vainqueurs de Rome à la foi de Jésus-Christ. Telle était, dans les desseins de Dieu sur son Église, la raison profonde de l'expansion monastique au Ve siècle. Nous avons déjà parlé de ce fait considérable; nous n'y reviendrons pas. Il nous suffit de le rappeler ici et d'ajouter qu'Antioche, la capitale de la Syrie, le second patriarcat de l'Orient, le siège fondé primitivement par Pierre, prince des apôtres, n'était pas restée étrangère au mou­vement religieux qui peuplait de cénobites les sables de Nitrie et de Scété, les nômes d'Alexandrie, les rochers du Sinaï et de Jéru­salem, les rives de l'Euphrate, les plaines de la Cappadoce, les îles de la Grèce, les côtes du Péloponèse, les campagnes de la Si­cile et de Rome, les environs de Milan et de Marseille, les îles de Lérins, de Capraria, les provinces de Tours et de Lugdunum : im­mense ceinture de vertus qui se déployait à travers le monde pour régénérer le passé et préparer l'avenir ! Ainsi que nous l'avons fait observer, toutes ces institutions, de nationalités, de langues et de climats divers, reproduisaient un type uniforme, celui des Thébaïdes d'Egypte fondées par le patriarche du désert saint Antoine, et depuis organisées régulièrement par le grand législateur des solitudes, saint Athanase. La vie cénobitique, ou commune, dans l'enceinte d'un monastère, y était com­binée avec la vie érémitique, dans une cellule ou grotte isolée, de telle façon que le noviciat dans la première préparât le passage à la seconde. Or, saint Chrysostome en quittant Antioche alla frapper à la porte d'un des monastères du mont Casius. Il y fut admis en qualité de cénobite, absolument comme un novice qui entre de nos  jours dans un couvent de Dominicains, de Chartreux, ou de Trappistes. Nous ne savons s'il y trouva du pain frais à chaque repas, comme il le souhaitait. Cela serait fort possible, car, dès

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cette époque, les monastères étaient pourvus de vastes ateliers se fabriquait tout ce qui était nécessaire à la consommation des religieux. Mais, dès le premier soir, à la fin du repas pris en com­mun, son âme nageait dans l'allégresse, quand il entendit les frères réciter cette prière d'actions de grâces qu'il nous a con­servée : «Béni soit le Dieu qui a pris soin de moi dès ma jeunesse, et qui donne à toute chair sa nourriture ! Seigneur, abreuvez-nous aux torrents de vos délices, et qu'ainsi fortifiés par votre grâce, nous abondions en œuvres de sainteté, en Jésus-Christ Notre-Seigneur. A lui la gloire, l'honneur et l'empire dans les siècles des siècles. Gloire à vous, ô Tout-Puissant ! Gloire à vous, ô Saint ! Gloire à vous, Roi des rois, qui nous donnez notre pain de chaque jour dans une joie pure! Donnez-nous aussi votre Esprit vivifiant, afin que nous soyions agréables à vos yeux, et que nous n'ayions point à rougir devant le tribunal où vous viendrez rendre à chacun selon ses œuvres 1. » Cet hymne d'action de grâces avait fait une si profonde impression sur l'âme de Chrysostome, que plus tard il l'apprenait à ses auditeurs de Constantinople, et leur re­commandait de le réciter eux-mêmes, dans leurs demeures, après le repas 1.

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