Darras tome 28 p. 611
38. A l'autre bout de l'Europe, en Espagne, Grégoire IX n'avait rien négligé pour donner un surcroît de vie à la croisade nationale et séculaire contre les Musulmans, quand Frédéric venait d'en faire honteusement échouer une autre en Syrie. Il avait envoyé comme légat dans ce pays un des prélats les plus actifs de son entourage, Jean évêque de Sabine, qu'il félicitait, au commencement de l'année 1229, des éminents services qu'il avait rendus à l'Eglise dans sa mission, l'exhortant à poursuivre son œuvre si heureusement commencée2. Le légat avait à s'occuper surtout de deux affaires de haute importance : dissoudre le mariage du roi d'Aragon contracté en dépit de la raison et des lois canoniques ; ranimer l'élan de la croisade contre les ennemis de la foi. Or, cette année même, Alphonse de Léon avec son armée et une partie des troupes de son fils Ferdinand, roi de Castille, assiège et prend Cacérès, une des plus fortes citadelles des Maures. Ferdinand, de son côté, à la tête d'une armée nombreuse et vaillante, pénètre dans le territoire des Sarrasins, taille en pièces leurs troupes, et tout, hommes, animaux, demeures, arbres, vignobles et moissons, tombe sous le fer ou devient la proie des flammes. Puisque nous venons de nommer Alphonse de Léon, rapportons au passage un trait qui l'honore peut-être plus que ses brillants exploits militaires. Il aimait la justice, et il voulut la faire respecter dans son royaume. Il adjura tous les juges de ne recevoir des présents, ni grands ni petits, de qui que ce fût ; il leur faisait lui-même d'abondantes remises sur sa cassette privée, de peur qu'étant pervertis par le peuple, ils ne missent leurs
--------------------
1 Gregor., Epist., v, 75.
2 Greggr., Epist., n, 82.
=======================================
p612 PONTIFICAT DE GRÉGOIRE IX (1227-1241).
jugements et la justice à l'encan1. Grégoire IX tenait ce prince en la plus grande estime. Sa sollicitude paternelle n'en veillait pas moins aux intérêts des autres princes chrétiens d'Espagne. Jacques, roi d'Aragon, lui ayant demandé par l'entremise du légat de recevoir de ses mains la couronne royale, le Pontife s'excusa de ne pouvoir sur le champ accéder à son désir, à cause des difficultés de l'heure présente ; mais il lui promettait de lui donner volontiers cette satisfaction dès que les circonstances le permettraient. Il saisissait cette occasion pour lui recommander un filial attachement à l'Eglise, l'obéissance à ses lois, le respect de sa discipline, et le maintien parmi ses sujets de la plus grande déférence au clergé2.
39. L'année d'après 1230, fut féconde en glorieux exploits contre les Maures. Alphonse de Léon assiéga Emérita et la prit. Abenfuitan venait alors de chasser Almafadas d'Espagne, et de se faire proclamer sultan. Les siens l'avaient surnommé le roi de la vertu. Ayant rassemblé une armée innombrable, il se porta à la rencontre d'Alphonse qui venait avec peu de troupes. Alphonse, brave et hardi, passa de nuit avec sa petite armée la Guadiana, qui le séparait de l'ennemi. Les Sarrasins avaient planté leurs tentes le long du périmètre de leur camp. Au petit jour, ils virent les bataillons espagnols en ligne de bataille ; aussitôt ils se disposèrent eux-mêmes pour le combat. La vaillance et les efforts des chrétiens furent couronnés d'un plein succès. Les Sarrasins firent, dans la mêlée de ce jour et dans les engagements qui suivirent, des pertes si considérables, que plusieurs localités demeurèrent vides, tous leurs habitants étant morts ou prisonniers. Abenfuitan lui-même reçut une grave blessure. Repassant alors la Guadiana, le roi de Léon victorieux mit le siège devant Badajoz, dont il se rendit maitre en quelques jours. Les Sarrasins, en fuite de toutes parts, avaient abandonné plusieurs autres places ; les chrétiens, les trouvant sans défense, les livrèrent au pillage. Ils prirent ensuite le chemin de leur patrie, couverts de gloire et chargés d'un riche butin. À peine de retour dans son royaume, Alphonse réunit un grand appareil de guerre pour mener
-----------------
1 Luc. Tddeks., flist. llisp., ann. 1229.
2 Gregor , Epist. m, 9.
========================================
p613 CHap. x. — l'itahe, l'orient et l'esp-agne.
une nouvelle campagne contre les mêmes ennemis, pour renverser leurs forteresses et s'emparer de leurs cités. Comme auparavant il allait en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, il tomba gravement malade en Galice, à Délémos, où il fit peu de jours après une fin chrétienne1. A la nouvelle de la mort de son père, Ferdinand de Castille, qui faisait en ce moment la guerre aux Sarrasins, accourut en Léon pour recueillir l'héritage paternel, et réduire à l'obéissance la Galice et les Asturies en pleine révolte. A Tolède, un puissant seigneur appelé Diego, hostile à Ferdinand, s'était emparé de la tour et de l'Eglise Saint-Isidore ; il en avait fait le centre du soulèvement contre l'héritier d'Alphonse. Mais il tomba tout-à-coup si dangereusement malade que, se croyant frappé par le doigt de Dieu, il rendit la tour et l'église au monastère, fit amende honorable et sortit de la ville avec les siens. L'archevêque Rodrigues et les habitants pleins de joie mandèrent alors à Ferdinand de venir en toute bâte. La paix fut également conclue après de longues discordes entre le nouveau roi de Léon et ses sœurs Dulce et Sancha.
40. Ferdinand inaugura la réunion des couronnes de Léon et de Castille par d'éclatantes victoires sur les Infidèles. Les grands faits de la campagne furent la prise d'Ubéda et de Xérès, et la complète déroute du Sultan Abenhut. Les dépouilles enlevées à l'ennemi étaient considérables. En apprenant l'heureuse nouvelle de ces insignes victoires, Grégoire IX envoya de chaleureuses félicitations aux croisés de Léon et de Castille, exhortant tous les fidèles des deux royaumes à prendre les armes pour continuer l'œuvre de la Religion et de la patrie, ou bien à contribuer de leurs dons et de leur argent aux frais de cette guerre sainte1. Il était urgent de rétablir le culte catholique, l'adoration du vrai Dieu, dans les contrées nouvellement conquises et que les pratiques du Mahométisme avaient si longtemps souillées. L'archevêque de Compostelle reçut l'ordre de relever les antiques évêchés d'Emérita et de Badajoz, qu'Alphonse avait arra-
---------------------
1 Luc. Tddehs., Ilisl.
Hisp., ann. 1230. — Joan. Marias., de Reb. Ht'sp., j-ji,
13.
2 Gregor., Episl., iv, 80.
=========================================
p614 PONTIFICAT DE GRÉG0IHE IX (1227-1241).
chées aux Maures dans sa dernière campagne1. Vers ce temps Jacques d'Aragon s'illustrait aussi contre les Sarrasins. Il leur avait naguère arraché la possession de Majorque2, retombée depuis longtemps en leur pouvoir ; il avait sollicité à Rome pour cette île la création d'un évêché. Le Souverain Pontife ne voyait qu'un obstacle à l'accomplissement de ce pieux désir, la dotation de cette nouvelle Eglise; il s'empressa d'en informer son royal solliciteur3. La campagne de Majorque et la conquête des îles Baléares avait eu lieu au cœur de l'hiver, 1229-1230. La capitale avait été prise le jour de saint Sylvestre, et l'armée des croisés avait perdu dans ce siège un de ses plus vaillants capitaines, Guillaume de Mont-Cathane, père de Gaston de Béarn. Le roi Maure des Baléares était resté prisonnier ; son fils, converti peu de temps après au christianisme, avait embrassé la vie religieuse1. Afin que cette conquête demeurât aux Chrétiens, le Pape exhorta vivement les fidèles de plusieurs contrées à émigrer pour aller s'établir aux îles Baléares 5. Il était d'autant plus sage d'organiser rapidement la conquête, que la guerre entre les Chrétiens et les Maures prenait maintenant un caractère marqué de permanence. C'est ainsi qu'en 1231 nous trouvons Ferdinand faisant de nouveaux préparatifs. A cette occasion Grégoire nommait l'archevêque Rodrigues de Tolède légat de l'expédition8.
Darras tome 29 p. 548
2. Précédemment, Mahomet roi de Grenade, profitant du voyage d'Alphonse de Castille à Beaucaire pour violer les traités et la foi jurée, avait appelé dans la Péninsule le calife du Maroc, Ben-Yousouf dont la puissance, les richesses, les vues larges, les talents d'administrateur et de capitaine faisaient un des plus grands princes du monde musulman. Le farouche Marocain mit la Chrétienté d'Espagne, devenue si florissante dans les derniers temps, à deux doigts de sa perle. Il était à la tête d'une innombrable armée, et les débuts de son invasion infligèrent aux chrétiens de terribles défaites. Don Sanche, frère d'Alphonse, trouva seul le moyen de mettre un arrêt aux progrès de l'ennemi, en refusant toute bataille en rase campagne, en réservant toutes les forces vives du pays pour la défense des places de guerre qui pouvaient soutenir de longs sièges. Le Père commun des fidèles ne pouvait demeurer indifférent à cette situation critique de l'Espagne chrétienne. Il chargea sur l'heure l'évêque d'Oviédo d'organiser la prompte collection du décime de guerre sur les revenus ecclésiastiques, dont Grégoire X avait accordé l'application aux frais de la guerre contre les
-------------------
1 Est. in Cod. Vaille, signât, lit. C, num. 49, pag. 137.
2 Antonin., p. ni, tit. xx, 3. — Bernard., Chron. Rom. Pont., ann. 1276.
=========================================
p549 CHAP. IX. — PONTIFICAT D'INNOCENT Y.
Maures. Il jeta ensuite le cri d'alarme dans une éloquente lettre adressée à l'archevêque d'Hispalis pour raviver dans tous les cœurs le feu sacré de la croisade nationale 1. La prudente tactique de don Sanche adoptée par Alphonse, de ne jamais risquer le sort de sa cause sur les chances douteuses d'une bataille générale, finit par user à la longue les forces de l'envahisseur. Une trêve de deux ans fut signée, et Yousouf ramena ses troupes dans le Maroc2. Durant cette guerre contre les Maures, Jacques d'Aragon s’appliquait à réprimer les soulèvements des Sarrasins sur plusieurs points du royaume de Valence; succombant sous le double fardeau des années et des fatigues, brisé de douleur à la nouvelle d la défaite des siens par le fait de leur précipitation téméraire, il tomba dangereusement malade.
3. Lorsque tout espoir de guérison fut perdu, il abdiqua le trône d'Aragon en faveur de Pierre son fils aîné, laissant à son autre fils Jacques le royaume des Baléares, avec les principautés du Roussillon et de Montpellier. Pénétré du repentir des égarements de sa vie, qui lui avaient attiré les réprimandes de Clément et de Grégoire, après avoir abdiqué, il se dépouilla de la pourpre pour se revêtir de la bure des Cisterciens et s'en alla finir ses jours dans un monastère à Valence, où il voulut être enseveli. Il y mourut chrétiennement le 20 juillet 1276, laissant une immortelle renommée pour les grandes choses accomplies pendant son règne. Homme vraiment grand, qui rendit à la cause du Catholicisme et de l'humanité les plus glorieux services. On porte jusqu'à deux mille les temples élevés par ses soins ; mais il faut évidemment comprendre dans ce nombre les mosquées qu'il fit purifier pour les rendre au culte de Jésus-Christ. Pour sa bravoure et ses talents d'homme de guerre, il soutient avantageusement la comparaison avec les plus grands capitaines d'autrefois. Il livra contre les Maures trente grandes batailles dont il sortit toujours victorieux, ce qui lui valut le surnom de Batailleur et d'Invincible. Son règne avait duré trente-six ans. Ses plus beaux titres de gloire sont la conquête et la con-
------------------
1 Cod. Vatic. signât, lit. C, num. 49, pag. 138.
2 Maman., de reb. Hispnnic, xiv, 2.
========================================
p550 INNOCENT V, ADRIEN V, JEAN XXI, NICOLAS III, MARTIN IY.
version au christianisme des royaumes des Baléares et de Valence. Sa mort fut une perte considérable non-seulement pour l'Espagne, mais aussi pour la Terre-Sainte, où il avait fait vœu de se rendre avec les autres rois chrétiens d'Occident, pour la tirer de ses ruines 1.