Darras tome 37 p. 246
136. Le 16 avril 1651, Innocent X nomma une congrégation composée des plus savants docteurs. Le Pape mit à la tête les cardinaux, Roma, Spada, Ginetti, Ceccini, Chigi : Roma, parce qu'il le croyait homme de bien, incorruptible, zélé pour le bien de la religion; Spada, parce qu'il connaissait sa capacité ; Ginetti, parce qu'il était doux, patient, laborieux ; Ceccini, parce qu'il était dataire ; Chigi, parce qu'il était secrétaire d'État. Aux garanties
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(1) Lettres de Lagault du 2 juin et du 26 août 1052, dans le Saint-Vincent de Paul, de Maynard, t. II, p. 840.
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qu'offraient ces cardinaux, Innocent X joignit d'autres précautions : il fit écrire aux universités d'Allemagne et d'Espagne pour avoir leur avis sur les cinq propositions. De plus, il avait adjoint aux cardinaux onze consulteurs pris parmi les plus célèbres théologiens. Le 11 juillet, l'établissement de la congrégation fut notifié aux députés; on ajouta qu'ils seraient entendus de vive voix ou par écrit, mais pas contradictoirement. On résolut ensuite d'examiner les cinq propositions en elles-mêmes et dans le sens de l'auteur d'où elles avaient été tirées, puisque c'était le livre de Jansénius qui avait excité ces troubles. Voici comment on procéda : on lisait la proposition qui devait être l'objet de la séance ; les consulteurs, par rang d'âge ou de dignité, la tournaient dans tous les sens dont elle était susceptible et finissaient par la qualifier. Un secrétaire écrivait sur un registre les qualifications données aux propositions par chaque orateur. Il serait trop long de les énumérer, car vingt séances n'épuisèrent ni le zèle, ni l'éloquence des consulteurs. Cependant les Jansénistes faisaient une grande dépense, marchaient par la ville à grands frais, ne faisaient leurs sollicitations qu'en carrosse suivi d'estafiers, logeant dans un beau palais, répandant de l'argent partout et vivant en grands seigneurs. Les autres, logés dans une maison modeste, n'allaient qu'à pied, sans bruit, et, par leur candide droiture, se conciliaient tous les suffrages. A leur arrivée, les grands hommes du jansénisme ne parlaient que de défendre la vérité, à la clarté des cieux; au moment de la lutte, ils n'emploient d'autres armes que la ruse, la flatterie, l'appel aux pouvoirs séculiers, des articles de gazette, des factums, des remontrances, des mémoriaux remplis d'injures, de fausse science et de calomnie. Rome vit pendant près de deux ans ces Hercule et ces Ajax manœuvrer pour entraver le jugement que le monde chrétien attendait du Saint-Siège. Leur première manœuvre fut de demander des contestations publiques, où ils pourraient faire parade d'éloquence et l'emporter sur leurs adversaires de haute lutte : on leur refusa licence de ces fanfaronnades. Ensuite ils s'efforcèrent de gagner du temps avec l'espoir que le Pape pourrait mourir et que quelque différend pourrait surgir
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entre la cour de Rome et la cour de France. Puis ils développèrent toutes les causes de récusation que Port-Royal inventait contre le secrétaire de la congrégation et les Jésuites. Par après, ils déployèrent leurs grands moyens d'intimidation et d'attaque ; ils cherchèrent à gagner l'opinion publique et à captiver l'Europe par les commérages d'antichambre qu'ils divulguaient dans leurs gazettes. En outre, ils soulevèrent la question d'opportunité et firent entrevoir les périls qu'entraînerait l'anathème contre les cinq proprositions ; ils menaçaient entre autres de voir les docteurs de Sorbonne passer au richérisme. D'autre part, ils agissaient en France près du procureur général Bignon, pour qu'il ne permît pas à la congrégation d'empiéter sur les libertés de l'Église gallicane ; ils firent d'ailleurs entendre que la France ne pourrait accepter l'arrêt d'une congrégation qu'elle ne pouvait pas reconnaître. On se croirait au concile du Vatican.
Malgré ces intrigues de Port-Royal, Innocent X, ferme, résolu, allait droit au but ; par ses ordres, la congrégation poursuivait ses travaux avec un redoublement d'activité. C'était un beau spectacle que ce pontife octogénaire, ces vénérables cardinaux, ces savants consulteurs préparant à la vérité un nouveau triomphe, sans se laisser distraire un instant par de misérables intrigues. On était à une de ces heures bénies où l'on voit manifestement l'action de l'Esprit saint sur l'Église. — Lorsque les consulteurs eurent fini de qualifier les cinq propositions, Innocent X ordonna, au cardinal Spada, de proposer aux jansénistes de venir devant la congrégation s'expliquer comme ils l'entendraient ; il lui recommanda même de les entendre plusieurs fois, si un seul jour ne suffisait pas pour leur défense. Mais Sainte-Beuve leur avait mandé, au nom de Port-Royal, que, vu la manière dont avait été composée la congrégation, ils devaient demander au Pape la nullité de ses actes. S'ils ne l'obtenait pas, il devaient se retirer. Que si l'on condamnait les cinq propositions, ils se retireraient et se consoleraient, ayant été trouvés dignes d'outrages pour le nom de Jésus. A son avis, la comparution donnerait lieu de dire qu'ils avaient été condamnés, après avoir été entendus. Saint-Amour et ses collègues répondirent
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donc au cardinal Spada qu'ils ne pouvaient outrepasser les bornes de leur commission, que les évêques les avaient envoyés à Rome seulement pour disputer. En vain l'ambassadeur de France les pressa de se rendre aux désirs du souverain pontife ; ils persistèrent dans leur refus.
L'affaire touchait à son terme lorsque les jansénistes, informés de leur prochaine défaite, envoyèrent à Rome de nouveaux députés et, parmi eux, le P. Desmares, le plus redoutable champion de la secte. A leur arrivée, Desmares et ses compagnons, admis à l'audience du Pape, demandèrent communication des écrits donnés des deux parts, et le droit de dispute avec leurs adversaires. « Il ne s'agit ni des écrits, ni de la personne des uns et des autres, répondit fort judicieusement le Pape, mais du livre de Jansénius, désormais suffisamment examiné. Mon prédécesseur Clément VIII a autorisé des disputes; aussi n'a-t-il rien conclu ; moi qui veux conclure, je les défends.» Et il les invita seulement à exposer leur sentiment dans une grande assemblée. Les avocats du jansénisme durent se soumettre. En cette circonstance solennelle, le P. Desmares déploya toute sa faconde. « Je ne me lasserai jamais de dire, rapporte Saint-Amour, que jamais je n'ai ouï le P. Desmares mieux prêcher à Paris qu'il prêcha en cette occasion. C'est tout dire à des gens qui ont été assez heureux pour entendre quelquefois quelque-unes de ses prédications. Enfin, il parla jusqu'à ce que, la nuit arrivant, il lui fût impossible de lire les textes dont il s'était muni et qu'on lui dit, malgré le charme de son éloquence, qu'il avait assez parlé. Néanmoins, il remit au Pape cinq ou six mains de papier où il exposait son sentiment (1). » Après avoir parlé trois ou quatre heures et remis au Pape cinq ou six mains de papier, le P. Desmares n'avait pas encore dit un mot du sujet, c'est-à-dire des cinq propositions. Le Pape refusa une seconde audience.
137. Innocent X ne laissa pas l'affaire traîner en longueur. La congrégation revit les suffrages; le secrétaire donna lecture de chaque proposition et des qualifications dont elle avait été l'objet ; les consulteurs approuvaient ou rectifiaient leurs qualifications
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(1) Journal de Saint-Amour, 6e partie, ch. XXII, p. iSi.
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consignées au registre. Ce travail de révision terminé, on porta le registre au Pape et l'on avertit les consulteurs de se tenir prêts à soutenir devant lui leurs sentiments sur les propositions, comme ils l'avaient fait devant les commissaires. En effet, à partir du 10 mars 1653, il se tint encore, devant le Pape, dix séances. Il y avait dans l'activité infatigable de ce vieillard, quelque chose de surnaturel. Les députés catholiques, invités à parler devant le Pape, s'abstinrent. Les jansénistes, voyant qu'ils ne pouvaient empêcher la bulle de paraître, s'entremirent encore pour qu'elle fût conçue en termes prudents, qu'elle ne donnât lieu à personne de s'en plaindre et que Port-Royal satisfait pût maintenir hautement la définition du Pape. Jusqu'au dernier moment, ils gardèrent l'espoir que la bulle serait examinée mûrement avant de paraître, tant par Sa Sainteté que par les Augustins que par les Jacobins. Dès lors, le Pape ne pensa plus qu'à promulguer une sentence définitive. En conséquence, il prit une dernière fois conseil des cardinaux, demanda à l'ambassadeur un tableau fidèle de l'état des esprits en France et prescrivit des prières publiques. Un matin, il se recommanda à Dieu, appela un de ses secrétaires et lui dicta la bulle Cum occasione en une matinée. La bulle fut lue jusqu'à trois fois devant les cardinaux, qui, «témoins que Sa Sainteté avait fait devant Dieu et devant les hommes tout ce qu'il pouvait, s'en remirent à sa prudence et aux lumières qu'il avait d'en haut, sur le dessein de cette constitution (1). » Les députés jansénistes, effrayés des bruits qui couraient la ville, firent une démarche désespérée. Saint-Amour fit offrir à Dona Olympia de grands présents, si elle voulait détourner le Pape de prononcer ; on offrit, au secrétaire, un service magnifique en vaisselle d'argent, s'il voulait empêcher la bulle ; on gagna le cardinal Pimentel, arrivé en toute hâte d'Espagne. Malgré tous les obstacles, le 31 mai 1653, veille de la Pentecôte, Innocent X signa la bulle qui condamnait, comme hérétiques, les cinq propositions. Pour ne point froisser les susceptibilités françaises, le Pape retrancha les clauses ordinaires de style, fit afficher la bulle au champ de Flore et l'envoya en France avec
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(1) Rapin, Mémoires, t. II, p. 105.
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un bref particulier pour les évêques et un autre pour le roi. Sur l'ordre du roi, la déclaration pour l'exécution de la bulle fut publiée, à Paris, le 7 juillet 1633, ensuite par tout le royaume. Les évêques, la Sorbonne, le clergé, les fidèles, reçurent la constitution d'Innocent X avec un empressement qui toucha le cœur de cet illustre pontife, et lui fit dire « que les Français étaient la fleur des catholiques et véritablement édifiants par leur obéissance envers le Saint-Siège. »
138. Nous devons revenir maintenant sur nos pas et rappeler des faits dont la connaissance est nécessaire pour la suite de l'histoire. Le 14 mai 1638, Saint-Cyran fut arrêté par ordre du roi et conduit au château de Vincennes. On a cherché longtemps les motifs de cette arrestation. Richelieu aurait d'abord estimé Saint-Cyran, ensuite lui aurait offert plusieurs évêchés et se serait irrité de ses refus. D'autres ont parlé du projet de divorce du duc d'Orléans, projet repoussé par De Hauranne ; du livre de la Virginité, de S. Augustin, traduit par l'oratorien Seguenot, ouvrage plein d'erreurs dangereuses, duquel Saint-Cyran avait fourni des notes. A quoi bon chercher au loin ce qui se trouve dans la connaissance de Richelieu et de Saint-Cyran. On connaît Richelieu et son absolutisme; il ne pouvait souffrir que rien s'élevât contre l'autorité, ni dans l'Église, ni dans l'État ; on connaît Saint-Cyran et son humeur plus despotique encore et plus envahisseuse : c'étaient deux puissances rivales ; l'une devait céder à l'autre. Quand il l'eut jeté à Vincennes, Richelieu justifia ainsi sa conduite : « Si l'on avait emprisonné Luther et Calvin quand ils ont commencé à dogmatiser, on aurait épargné aux États bien des troubles.» Un jour, pressé par le futur grand Condé de mettre le prisonnier en liberté : «Vous ne savez donc pas, répondit-il, qu'il est plus dangereux que six armées.» — Dès que Saint-Cyran fut au donjon de Vincennes, on saisit tous ses papiers. On porta, paraît-il, la valeur de trente ou quarante volumes in-folio chez le chancelier Séguier ; il s'étonna qu'un homme put tant écrire. Saint-Cyran qui s'attendait à une saisie, avait brûlé déjà beaucoup de papiers, surtout des lettres ; malgré cette précaution, il redoutait encore beaucoup, dans son cachot, qu'on
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trouvât contre lui quelque pièce accusatrice. Les archers en avaient assez saisi pour rendre plus que suspectes les doctrines de Saint-Cyran. Seize témoins furent interrogés, presque toutes les dépositions furent écrasantes. Dans une lettre à Vincent de Paul, Duverger avait parlé de quatre points ; on lui demanda quels ils étaient ; il ne s'en rappelait plus. Ne les trouverait-on pas dans les reproches que lui adressait l'abbé de Prières : plus d'Église depuis 600 ans ; l'Église présente n'est qu'une adultère ; le concile de Trente est un faux concile ; la cause de Calvin était bonne. A propos d'une lettre de la mère Anne de Lage, il paraissait aussi s'être mal exprimé sur l'usage des sacrements. Au sujet de la pénitence, il rejettait la confession des péchés véniels, disait l'absolution purement déclaratoire, et regardant la contrition parfaite comme absolument nécessaire, voulait qu'on différât indéfiniment l'absolution, jusqu'à ce que le pénitent prouvât qu'il avait cette contrition justifiante par elle-même. Pour recevoir l'Eucharistie, il voulait qu'on fût en état de grâce, qu'on eût fait pénitence de ses péchés et qu'on ne fût attaché, ni par volonté, ni par négligence, à aucune chose qui puisse déplaire à Dieu. C'est ainsi que Saint-Cyran ramenait aux principes de la primitive Église. Les sectaires, pour couvrir leur patron, s'efforcèrent d'établir que S. Vincent de Paul l'avait honoré de son estime, bien qu'il le connût tel qu'il était. La conduite de Vincent de Paul à l'égard de Saint-Cyran a été l'un des points les plus débattus dans le procès de sa canonisation et l'un des plus victorieusement établis en son honneur. Dès qu'il connut le sectaire et put s'apercevoir de son opiniâtreté, il brisa avec lui sans aucun respect humain et dénonça à tous le venin de sa doctrine : Sensit simul et exhorruit, dit très bien la légende du Bréviaire.
139. Du donjon de Vincennes, Saint-Cyran continuait à diriger son parti. Sa tête était de celles qui chauffent plus à l’ombre qu’au soleil; il écrivait une multitude de lettres, adressées presque toutes à des personnes de condition, soit que ce fut vrai, soit qu'il voulut par là se donner de l'importance (1). A ses nombreux visiteurs, il
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(1) On a publié, à Paris, en "1G98, les lettres chrétiennes et spirituelles de messire Jean Duverger de Hauranne, 2 gros volumes, petit in-8", dédiés aux
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annonçait la prochaine apparition d'un livre qu'il plaçait après S. Paul et S. Augustin et qu'il appelait « le livre de dévotion des derniers temps. » A peine l’Augustinus fut-il arrivé en France que Saint-Cyran voulut le lire ; il n'y souhaitait qu'une plus grande onction, pour soustraire le livre aux morsures de ses ennemis. Néanmoins il s'en fit le champion intrépide. Ayant appris que Richelieu songeait à le faire flétrir par la Sorbonne : « S'il fait cela, s'écria-t-il, nous lui ferons voir autre chose. » Une autre fois, il dit à Caumartin, évêque d'Amiens : « C'est un livre qui durera autant que l'Église ; quand le roi et le Pape se joindraient ensemble pour le ruiner, il est fait de telle sorte qu'ils n'en viendront jamais à bout. » Quand Habert se mit à prêcher contre : c'est le temps de parler, criait-il à Arnauld, qui venait de se mettre sous sa conduite. Deux mois après la mort de Richelieu, il sortit de prison, mais pas sans avoir signé une déclaration où il reconnaissait la suffisance de l'attrition avec le sacrement. Un peu plus tard, lorsqu'on lui remit la bulle d'Urbain VIII qui condamnait l'Augustinus il eut, dit Lancelot, dans ses Mémoires (£. II, p. 121) « peine à digérer ce procédé de la cour de Rome, qu'il savait fort bien distinguer de l'Église Romaine, ne put retenir son zèle pour la vérité et dit avec un certain mouvement intérieur, qui ne semblait venir que de Dieu : « Ils en font trop, il faudra leur montrer leur devoir. » Par où l'on peut juger, conclut Lancelot, de ce qu'il aurait fait, s'il avait vu ce qui est arrivé depuis. » Arnauld écrivit à sa place : il traita la bulle de molle, de subreptice et publia trois apologies de Jansénius. Ce fut une dernière joie pour Saint-Cyran, qui allait, après lui, laisser un si intrépide défenseur du jansénisme. Duverger eut encore le plaisir de voir, en 1643, paraître la Fréquente communion, qu'il avait inspirée et suscitée de son donjon de Vincennes ; puis il mourut le 11 octobre suivant. Comment mourut-il ? D'après Lancelot, il voulut recevoir tous les sacrements, de peur que ses ennemis ne l'accusassent d'être mort comme un huguenot, mais il paraît que la mort
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archevêques et évêques de France. C'est un chef-d'œuvre du plus pur galimathias, simple, double et quelquefois triple. On y trouve des phrases d'une longueur inouïe, et sous une grande affectation de piété, tout le venin de Jansénius.
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fut presque subite et qu'il ne put recevoir que l'extrême-onction. Un solitaire de Port-Royal, qui marchait avec des béquilles, n'en eut plus besoin après avoir touché le corps du défunt ; les témoins y virent un miracle. Le cœur fut donné à Arnauld d'Andilly ; les intestins furent unis à part pour être enterrés à Port-Royal de Paris ; sur les instances de Lemaistre, Lancelot coupa lui-même les deux mains, «ces mains, disait Lemaistre, toutes pures et toutes saintes, que le défunt avait si souvent levées vers Dieu, qui avaient écrit tant de vérités, et qui combattaient encore pour l'Église lorsque Dieu l'avait rappelé à lui. » Les médecins admirèrent la capacité du cerveau; ils n'en avaient jamais vu un si grand pour la quantité, un si blanc pour la substance. Le reste du corps fut inhumé à S. Jacques-du-haut-Pas, dans le sanctuaire, au milieu d'un grand concours d'évêques. C'est un signe du temps.
140. En 1643, avait paru le livre de la Fréquente communion, dont voici l'origine. La marquise de Sablé, avant de passer aux jansénistes, se confessait aux Jésuites et communiait souvent. Anne de Rohan, princesse de Guéménée, s'adressait à Port-Royal et ne communiait jamais. Interrogée par son amie, la marquise lui envoya une espèce de consultation qu'elle avait demandée à son confesseur, le P. de Sesmaisons ; la princesse n'eût rien de plus pressé que de le dénoncer à ses directeurs. Ceux-ci, profitant d'une double indélicatesse, voulurent rendre la dénonciation publique : l'ouvrage d'Arnauld fut l'acte d'accusation. Ce livre fut certainement composé sur des notes recueillies par Saint-Cyran dans sa prison de Vincennes. D'autres personnages du parti y mirent probablement la main. De sorte que cet ouvrage peut-être considéré, après l’Augustinus, comme un manifeste du parti, le résumé de sa doctrine en matière de sacrements. Arnauld, jeune encore, actif, prédestiné au rôle de fondateur du jansénisme, y mit son nom en vedette, comme un nom de guerre. Rien ne fut négligé pour que la machine fut redoutable : on la munit d'approbations d'évêques et on la lança contre la tradition de l'Église. Il est vrai que, pour surprendre l'approbation des évêques on avait présenté le livre sans préface ; le livre du reste dans l'ensemble avant toute définition de
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l'Église, portait, affectait même les apparences de la piété. Or, dans la préface, Barcos, neveu et héritier de Duverger, avait exprimé formellement cette hérésie : S. Pierre et S. Paul sont les deux chefs de l'Église, qui n'en font qu'un. » C'était ruiner la monarchie pontificale et la constitution de l'Église. Barcos voulut justifier cette proposition par deux écrits : La grandeur de l'Eglise romaine.... et De l'autorité de S. Pierre et de S. Paul ; il envoya à Rome deux docteurs pour la soutenir. L'intervention de Vincent de Paul et les écrits du docteur Lemaistre contrebarrèrent ses intrigues. Au mois de janvier de l'année suivante, la proposition des deux chefs, fut flétrie par le Saint-Siège apostolique.
Quant au livre De la fréquente communion, il prétendait exposer les sentiments des pères, des papes et des conciles, touchant l'usage des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie, pour servir d'adresse aux personnes qui pensent sérieusement à se convertir à Dieu, aux pasteurs et aux confesseurs zélés pour le bien des âmes. L'Augustinus, avec ses trois volumes in-folio n'aurait jamais pu devenir populaire. Le réduire à des proportions plus maniables, vulgariser les principes connus des seuls initiés: tel était le dessein du livre. Abandonnant les sommets peu agréables de la théorie augustinienne de la grâce et du libre arbitre, l'auteur se plaçait au cœur même de la vie chrétienne et reprenait, au point de vue sacramentel, l'accusation doctrinale et disciplinaire de Jansénius et Saint-Cyran contre l'Église. Arnauld l'accusait d'avoir déserté la tradition apostolique et de n'être plus qu'un époux infidèle. La comparant à un fleuve, « or, dit-il, comme on ne doit pas seulement considérer un fleuve dans une petite partie de ses eaux, ni un homme dans sa vieillesse, ni un jour dans son couchant, ni un royaume dans sa défaillance, ainsi nous ne devons pas seulement considérer l'Église en ce temps présent, qui est le temps de son altération et de sa vieillesse, de sa défaillance et de son couchant. » (Préface) Montrer que cette Église vieille et défaillante s'était laissé corrompre dans l'administration du sacrement de Pénitence, et qu'elle avait besoin d'être réformée sur ce point : tel était l'objectif d'Arnauld. L'auteur prétendait donc que c'était un abus, qui s'était glissé dans la
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discipline, depuis les cinq ou six derniers siècles, de donner l'absolution sacramentelle après la confession et qu'il fallait la différer, selon l'usage des premiers siècles, jusqu'à ce que le pénitent se fut disposé par une peine proportionnelle au péché. Arnauld confondait la pénitence publique avec la confession privée. Par cette confusion il allait à peu près à la suppression du sacrement de pénitence. Après un pompeux étalage d'érudition, une interminable énumération de canons pénitentiaux, d'histoires contées à la janséniste, de textes patrologiques détachés de leur contexte, l'auteur concluait que le délai d'absolution, étant d'ordonnance divine et de tradition apostolique, était indispensable même dans un danger évident de mort, parce qu'il était essentiel au sacrement ; que l'absolution du prêtre n'était capable de communiquer au pénitent tout au plus que la grâce d'une réconciliation extérieure et que c'est la satisfaction canonique qui purifie l'âme. De là passant à la communion, il en détournait les chrétiens. Par un art perfide de citer et de grouper les textes, il paraissait établir, avec l'autorité des pères et des siècles primitifs, que la communion n'est permise qu'aux parfaits, qu'elle doit être longtemps attendue et justifiée par une privation qui est le plus grand hommage à Dieu. En apparence cette doctrine visait à entourer de respect la plus ineffable des miséricordes de Dieu, l'union du Christ à l'homme racheté. Dans le fait, elle tendait à préconiser l'abstention et l'éloignement de la table sainte en réprouvant la pratique de l'Église qui pousse les fidèles à la communion fréquente. Communier souvent, d'après Arnauld, c'était une tentation du diable et une luxure spirituelle.
De déduction en déduction, après avoir divagué sur la Pénitence et l'Eucharistie, l'auteur venait à conclure :
1° Que le prêtre renferme en lui seul avec éminence toute l'Église.
2° Que les évêques sont les successeurs des apôtres et les héros de leur principauté céleste sur la terre ;
3° Que la principauté du Pape sur les évêques n'est pas de droit divin ;
4° Et enfin que S. Pierre et S. Paul sont les deux chefs de l'Église.
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Par ce livre de la Fréquente communion, écrit par un jeune auteur, sous l'inspiration de Duvergier, mais avec une clarté, une précision dont son maître n'avait pas le secret, le jansénisme franchissait d'un seul bond l'enceinte de la Sorbonne, des universités et des académies théologiques ; il faisait son entrée dans le monde. L'éclat de son apparition, sous une forme française fut considérable. «Outre, dit le P. Rapin, qu'on avait encore rien vu de mieux écrit dans notre langue, il y paraissait quelque chose de l'esprit des premiers siècles, et, un caractère de sévérité pour la morale, qui ne déplaît pas tout à fait au génie de notre nation, quoiqu'un peu libre dans ses manières. Un livre si bien écrit ne peut pas éblouir les yeux sans surprendre les esprits: il fut d'abord bien reçu de la plupart du monde, en ayant été répandu avec ostentation dans Paris et dans tout le royaume par les soins et par la diligence de ceux du parti, on peut dire que rien n'attirait tant de crédit et de sectateurs à la cabale, que cet ouvrage.» (1).
La condamnation d'un ouvrage si malheureux souffrit des difficultés. Le livre avait été revêtu de plusieurs approbations épiscopales. Parmi les approbateurs, les uns avaient été séduits par les artifices de Barcos et d'Arnauld ; les autres s'étaient laissé prendre à l'air de zèle et de piété ; deux ou trois avaient approuvé sans lire. Quelle que fût la valeur et la signification de ces approbations épiscopales, leurs auteurs écrivirent au Pape pour couvrir l'ouvrage. Pour ce motif, le jugement de Rome fut suspendu, mais repris après la mort des prélats. Quand Arnauld en fut informé, il écrivit à l'abbé de Vaucel, agent du parti à Rome : « Ils se feront plus de mal qu'à moi. » Rome passa outre ; la condamnation, projetée sous Innocent XI, fut portée en 1690, sous Alexandre VIII, qui condamna trente et une propositions, dont cinq d'Arnauld et deux relatives aux erreurs capitales sur la pénitence et la sainte communion.