La Trinité 38

Daras tome 27

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CHAPITRE XIII.

 

Mais est‑ce que Dieu le Père de qui est né le Verbe Dieu de Dieu, est‑ce que Dieu le Père dans sa sagesse à lui qui n'est autre que lui, apprend certaines choses par les sens de son corps et en apprend d'autres par lui‑même? Qui dit cela s'il pense que Dieu non‑seulement n'est point un animal raisonnable, mais encore est au-dessus de l'âme raisonnable, autant qu'il peut être l'ob­jet d'une pensée de la part de ceux qui le pla­cent au‑dessus de tous les animaux et de toutes les âmes, bien qu'ils ne le voient que dans un miroir, en énigme et par conjecture, non pas encore face à face, tel qu'il est ? Est‑ce que ce que Dieu le Père sait, non par le témoignage d'un corps qu'il n'a point, mais par lui‑même, il l'a appris ailleurs de quelque autre, ou a eu besoin, pour le savoir, de témoins ou de mes­sagers qui le lui apprissent? Non certes, car cette perfection se suffit à elle‑même pour sa­voir tout ce qu'elle sait. Sans doute il a des mes­sagers, je veux parler des anges, non point pour qu'ils lui annoncent ce qu'il ne sait point, car il n'y a rien qu'il ne sache, mais leur bonheur à eux c'est de voir sa vérité dans ses oeuvres, et quand on dit qu'ils lui annoncent quelque chose, ce n'est point pour l'en instruire, mais pour en être instruits eux‑mêmes par lui par le moyen de son Verbe et sans le secours d'aucun son cor­porel. Ils annoncent aussi ce qu'il veut, et sont envoyés à qui il veut, et tout ce qu'ils enten-­

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dent ils le tiennent de lui par le moyen de son Verbe, c’est‑à‑dire ils trouvent dans sa vérité ce qu'ils doivent faire, ce qu'ils doivent annoncer, à qui et quand ils doivent l'annoncer. Nous aussi nous le prions, mais nous ne lui apprenons point nos besoins. «Car, dit son Verbe, votre Père sait ce qui vous est nécessaire, avant même que vous le lui demandiez. » (Matth., VI, 8.) Et cela il ne l'a point appris à une époque, pour le savoir, mais avant tout commencement, il a connu d'avance toutes les choses qui doivent se faire dans le temps, et de toutes ces choses, il sait celles que nous lui demanderons, quand nous les lui demanderons, de même que ceux qu'il doit exaucer ou ne point exaucer et les choses qu'il doit leur accorder ou leur refuser. Ses créatures tant corporelles que spirituelles ne sont point connues de lui parce qu'elles sont, mais sont, parce qu'elles sont connues de lui, car il a connu tout ce qu'il a dû créer, et c'est parcer qu’il l’a connu, qu'il l'a créé, non point parce qu'il l'a créé qu'il l'a connu, et il ne l'a point connu d'une manière créé et d'une autre manière devant être créé, car sa sagesse n'en a rien reçu, mais tout cela étant quand et comme il fallait qu'il fût, la sagesse demeura telle qu'elle était. Voici ce qui est écrit dans le livre de l'Ecclésiastique : «Avant d'être créées, toutes choses étaient connues de lui et il en est de même après qu'elles l'ont été. » (Eccli., xxiii, 29.) « De même, » dit l'auteur de ce livre, non autre­ment, « de même donc qu'elles étaient connues de lui avant que d'être créées, ainsi le sont‑elles après avoir été créées. » Par conséquent il y a une grande différence entre notre science, et cette science. Mais ce qu'est la science de Dieu sa sa­gesse l'est également, et ce qui est sa sagesse, son essence et sa substance le sont aussi, attendu que dans l'admirable simplicité de cette nature ce n'est point autre chose d'être sage et d'être; pour elle, être c'est être sage, comme nous l'a­vons dit bien souvent dans les livres précédents. Mais notre science à nous est amissible et recou­vrable en maintes choses, parce que, pour nous, ce n'est pas la même chose d'être que de savoir et d'être sages, puisque nous pouvons être quand même nous ne saurions rien, et que nous ne se­rions point sages par les choses que nous aurions apprises ailleurs. Aussi de même que notre science diffère de la science de Dieu, de même notre verbe qui naît de notre science différe‑t‑il du Verbe de Dieu qui est né de l'essence du Père. Il en est de même que si je parlais de la science du Père, de la sagesse du Père, ou pour parler plus juste, du Père science, du Père sagesse.

 

CHAPITRE XIV.

 

Le Verbe de Dieu est en toutes choses égal au Père de qui il est.

 

23. Par conséquent le Verbe Fils unique de

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Dieu le Père, est égal et semblable en toutes choses au Père, étant Dieu de Dieu, lumière de lumière, sagesse de sagesse, essence d'essence. Il est absolument ce qu'est le Père, mais n'est point le Père, puisque l'un est Fils et l'autre Père. Il suit de là qu'il connaît tout ce que connaît le Père, mais c'est du Père que lui vient le savoir, comme c'est du Père que lui vient l'être, attendu que là être et connaître est une seule et même chose. Et de même que l'être n'est point communiqué du Fils au Père, ainsi en est‑il également du connaître. Par conséquent, c'est comme en se disant lui‑même que le Père a engendré le Verbe qui lui est égal en toutes choses. En effet, il ne se serait point dit lui‑même entièrement et parfaitement s'il y avait dans son Verbe quelque chose de plus ou de moins dans le Verbe qu'en lui‑même. C'est là que se retrouve au suprême degré le « oui, oui, non, non. » Voilà pourquoi aussi le Verbe est vraiment vérité; c'est parce que tout ce qui se trouve dans la science dont il a été engendré se trouve aussi en lui, et que ce qui n'y est point n'est point non plus en lui. Jamais ce Verbe ne peut rien avoir de faux, parce qu'il est immuable comme l'est celui de qui il tient l'être; car « le Fils ne peut rien faire de lui‑même, il ne fait que ce qu'il voit faire à son Père. » (Jean, V, 19.) S'il ne peut rien de faux, c'est puissance, c'est une force, en lui, non une faiblesse de ne pouvoir être une fausse vérité. Ainsi Dieu le Père connaît toutes choses en lui-même, et il les connaît en son Fils, mais en lui il les connaît comme lui‑même, et dans son Fils il les connaît en tant qu'elles sont son Verbe qui tient l'être de toutes les choses qui sont en lui. Il en est de même pour le Fils, il connaît toutes choses, mais il les connaît en lui‑même comme il connaît celles qui sont nées des choses que le Père connaît en lui‑même; et il les connaît dans le Père, comme celles dont sont nées les choses que le Fils connaît en lui‑même, le Père et le Fils se savent donc réciproquement l'un l'autre; mais l'un sait l'autre en l'engendrant et le Fils sait le Père en naissant de lui, et chacun d'eux voit en même temps toutes les choses qui sont dans leur science, dans leur sagesse, et dans leur essence, non point en particulier et séparément, comme si leurs regards se portaient alternativement de l'un chez l'autre et de ce dernier chez le premier, et tour à tour d'ici ou de là sur une chose ou sur une autre, en sorte qu'il ne pourrait voir certaines choses sans cesser de voir les autres, mais comme je l'ai dit, chacun des deux voit toutes choses en même temps et il n'en est point une seule qu'il ne voie constamment.

 

24. Mais comme notre verbe à nous, celui qui n'a ni son ni image de son, mais qui est le verbe de la chose que nous nommons au dedans de

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nous en la voyant, n'appartient par conséquent à aucune langue, et par suite ressemble par cette énigme au Verbe de Dieu qui est Dieu, et nait de notre science de même que le Verbe de Dieu est né de la science du Père, il faut que nous ayons le courage de regarder combien ce verbe tel qu'il est étant le nôtre, et que nous trouvons doué d'une certaine ressemblance avec le Verbe de Dieu, est différent de ce dernier, autant qu'il est possible de le dire.

 

CHAPITRE XV.

 

Dissemblance du Verbe de Dieu et de notre verbe à nous.

 

Est‑ce que notre verbe à nous ne nait que de notre science? Ne disons‑nous pas beaucoup de choses que nous ne savons pas? Et ne les disons-nous point, je ne dis pas en doutant, mais en pensant qu'elles sont vraies, bien que si par hasard elles se trouvent telles, c'est dans les choses même dont nous parlons, non point dans notre verbe qu'elles le sont, attendu que le verbe n'est vrai que lorsqu'il est engendré d'une chose sue? D'où il suit, que notre verbe est faux non pas seulement quand nous mentons, mais encore quand nous nous trompons. Lorsque nous doutons, notre verbe n'est pas encore de la chose dont nous doutons, mais il est le verbe de notre doute même, car bien que nous ne sachions point si ce dont nous doutons est vrai, cependant nous savons que nous doutons, et, par conséquent, lorsque nous le disons, notre verbe est vrai, puisque nous ne disons qu'une chose que nous savons. Mais quoi, ne pouvons‑nous pas mentir aussi? Quand nous le faisons, c'est le voulant et le sachant que nous avons un verbe faux, mais c'est un verbe vrai que nous mentons, attendu que nous le savons ; et lorsque nous avouons que nous avons menti, nous disons vrai, puisque nous ne disons qu'une chose que nous savons. Nous savons, en effet, que nous avons menti. Mais le Verbe qui est Dieu et plus puissant que nous ne peut point faire cela, attendu « qu'il ne peut faire que ce qu'il voit faire à son Père; » (Jean, V, 19) il ne parle point de lui‑même, mais c'est du Père qu'il dit tout ce qu'il dit, puisque le Père ne dit uniquement que son Verbe. Or, c'est une grande puissance dans le Verbe de Dieu de ne pouvoir mentir, attendu qu'il ne peut y avoir en lui « le oui et le non, » et qu'il n'y a que le « oui, oui, non, non. » (Il Cor., I, 19.) Mais on ne saurait appeler verbe le verbe qui n'est pas vrai. Je le veux bien, j'y consens volontiers. Mais quoi, lorsque notre verbe est vrai et que, pour cela, on l'appelle avec raison verbe, est‑ce que, de même qu'on peut l'appeler vision de vision, ou science de science, ainsi on peut le nommer science de science, comme on le dit et on doit le dire au

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p532 QUINZE LIVRES SUR LÀ TRINITÉ.

 

suprême degré du Verbe de Dieu? Pourquoi en serait‑il ainsi? car pour nous ce n'est pas une seule et même chose d'être et de connaitre. Nous connaissons, en effet, bien des choses qui ne vivent, en quelque sorte, que par la mémoire, meurent de même par l’oubli; et quand, par suite, elles ne sont plus à notre connaissance, nous ne laissons point d'être encore, et quand notre science a péri en s'échappant de notre esprit, nous, cependant, nous vivons.

 

25. Quand on considère que les choses que nous savons de manière qu'elles ne peuvent jamais nous échapper, puisqu'elles sont constamment présentes et touchent à la nature même de notre âme, comme de savoir que nous vivons, car cette science‑là persévère autant de temps que vit l'âme elle‑même, et comme l'âme vit toujours, elle dure toujours aussi; quand on pense, dis‑je, que cette chose‑là et toutes les choses pareilles qu'on peut trouver, et dans lesquelles on doit surtout considérer l'image de Dieu, bien qu'étant constamment connues, cependant ne sont pas constamment l'objet de nos pensées; il est bien difficile de trouver comment on pourrait dire que notre verbe est sempiternel, puisque c'est par notre pensée même que notre verbe est dit. Il est en effet donné à l'âme de vivre toujours et de savoir toujours qu'elle vit, mais elle ne pense pas toujours qu'elle vit ni qu'elle sait qu'elle vit, parce que dès qu'elle s'occupe d'une chose ou d'une autre, elle cesse de penser à cela, bien qu'elle ne cesse point de le savoir. Il arrive de là que s'il peut y avoir dans l'âme une science sempiternelle, l'âme ne peu sempiternellement penser à cette science, et comme notre verbe intime ne peut s'appeler vrai qu'en tant qu'il est dit par notre pensée, il n'y a que de Dieu qu'on puisse comprendre qu'il ait un Verbe sempiternel et éternel comme lui. A moins peut‑être qu'on ne doive dire que la possibilité même de la pensée, car dès qu'une chose est sue, quand bien même on n'y penserait point actuellement, peut cependant devenir véritablement l'objet de notre pensée, est un verbe perpétuel, au même titre que la science est elle-même perpétuelle. Mais comment est‑il un verbe quand il n'est pas encore formé dans la vision de la pensée? Comment sera‑t‑il semblable à la science dont il nait, s'il n'en a point la forme et s'il n'est appelé verbe que parce qu'il peut l'avoir? Car c'est comme si on disait qu'on doit l'appeler Verbe parce qu'il peut être verbe. Mais qu'est‑ce à dire, il peut être appelé verbe, et à cause de cela il est digne du nom de verbe? Oui, qu'est‑ce que ce quelque chose de formable, mais non encore formé, sinon quelque chose de notre esprit que nous agitons tantôt dans un sens tantôt dans un autre, par un mouvement rapide, quand

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nous pensons tantôt ceci, tantôt cela, selon que ça se trouve ou se présente ? Et il devient vrai verbe, quand ce quelque chose dont j'ai dit tout à l'heure, que nous l'agitions dans un mouvement rapide, parvient à l'état de chose que nous connaissons et se forme sur cette connaissance en en prenant toute la ressemblance, en sorte que toute chose sue est une chose pensée, je veux dire, est dite sans aucun son, sans aucune imagination de son qui appartienne à quelque langue que ce soit. Par conséquent si nous accordons, pour ne point sembler disputer sur une question de mots, qu'on doit appeler verbe ce quelque chose de notre esprit qui peut se former de notre science, même avant qu'il en soit formé, parce que, pour ainsi dire, il est formable, qui ne voit quelle différence il y a ici entre ce verbe et le Verbe de Dieu qui est si bien en la forme de Dieu, qu'il n'a point été formable avant d'être formé et qu'il n'a point pu être un instant informe, mais a toujours été forme simple et simplement égale à celui de qui il est égal d'une manière admirable?

 

CHAPITRE XVI.

 

Aussi ce verbe est‑il appelé le Verbe de Dieu, non point la pensée de Dieu, de peur qu'on ne croie qu'il y a en Dieu quelque chose de susceptible d'être agité et qui reçoive tantôt une forme, tantôt une autre, pour devenir verbe, et puisse la perdre et se trouver en quelque sorte comme une chose informe qu'on roule dans sa pensée.  Il connaissait bien la force des mots et il avait bien senti toute la portée de la pensée, cet écrivain remarquable qui dit dans un de ses vers : « Il roule dans son esprit les événements divers de la guerre, » (Eneide, X, 159) c'est‑à-dire, il pense. Ce n'est donc point à la pensée de Dieu, mais au Verbe de Dieu qu'est donné le nom de Fils de Dieu; car notre pensée en parvenant à ce que nous savons et en en recevant la forme est notre véritable verbe. Aussi doit‑on entendre le Verbe de Dieu sans la pensée de Dieu, pour bien comprendre qu'il s'agit d'une forme simple qui n'a rien de formable, pouvant être encore informe. Il est bien vrai que les Ecritures saintes parlent de pensées de Dieu, mais c'est une manière de dire semblable à celle qui nous parle de l'oubli de Dieu, qui certainement n'existe pas en Dieu en tant que propriété divine.

 

26. C'est pourquoi, y ayant une telle diffé­rence entre Dieu et le Verbe de Dieu, dans l'é­nigme dans laquelle cependant il se trouve une certaine ressemblance, il faut reconnaître  aussi que lors même que nous serons semblables à lui, quand nous le verrons tel qu'il est, or, en

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p534 QUINZE LIVRES SUR LA TRINLITË.

 

parlant ainsi, il est évident que celui de qui sont ces paroles, a en vue la différence présente, nous ne serons point égaux à lui par nature, attendu que toujours la nature faite est moindre que la nature factrice. Mais alors notre verbe ne sera point un faux verbe, attendu que nous ne connaîtrons ni le mensonge, ni l'erreur. Peut-être même ne roulerons‑nous point non plus nos pensées en les portant d'une chose sur une autre, et embrasserons‑nous toute notre science d'un seul coup d'œil. Cependant quand il en sera ainsi, et s'il en est ainsi, il sera formé une créature qui était formable, et il ne manquera plus rien à la forme à laquelle elle devait parvenir; toutefois elle ne saurait être égalée à la simplicité où il n'y a rien de formable qui soit formé ou reformé, mais ou tout est formé, où il n'y a point de substance informe ou formée, mais une substance éternelle et immuable.

 

CHAPITRE XVII.

 

En quel sens l'Esprit saint est appelé charité; est‑il seul charité?

 

27. Nous avons assez parlé du Père et du Fils, en tant que nous pouvons le voir dans le miroir que nous avons sous les yeux et dans l'énigme présente; il faut maintenant, autant que par la grâce de Dieu il nous sera donné de lumière sur ce point, traiter du Saint‑Esprit. L'Esprit saint dont nous parlent les saintes Ecritures, n'est l'Esprit ni du Père seul, ni du Fils seul, mais de l'un et de l'autre en même temps, et nous suggère la pensée de la charité commune dont le Père et le Fils s'aiment réciproquement. Mais pour nous exercer, la parole divine nous donne à chercher avec le plus grand zèle, non point des choses faciles à trouver, mais qu'on doit chercher dans le secret où elles sont cachées et tirer de leur obscurité. L'Ecriture n'a donc point dit : Le Saint‑Esprit est charité; si elle l'avait dit elle aurait fait disparaître une grande partie de la question qui nous occupe; mais elle a dit : « Dieu est charité, » (I Jean, IV, 16) afin de nous laisser dans l'incertitude et de nous forcer à chercher si c'est Dieu le Père qui est charité, ou Dieu le Fils, ou Dieu le Saint‑Esprit, ou le Dieu Trinité. Car nous ne saurions prétendre que s'il a été dit que Dieu est charité, c'est parce que la charité n'est point une substance qui soit susceptible du nom de Dieu, mais un don de Dieu au sens de cette parole adressée à Dieu lui‑même : «Car vous êtes ma patience, » (Ps. LXX, 5) qui n'a point été dite en ce sens que notre patience soit la substance de Dieu; mais seulement en ce sens qu'elle nous vient de Dieu,

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comme on le lit ailleurs en ces termes : «Car c'est de lui que me vient ma patience. » (Ps. LXI, 6.) La manière même de parler de l'Ecriture rejette ce sens. En effet, ces paroles: « Vous êtes ma patience,» sonnent de même que celles-ci: « Seigneur, vous êtes mon espérance, » (Ps. XC, 9) et ces autres : « Mon Dieu est ma miséricorde, » (Ps. LVIII, 18) et beaucoup d'autres semblables. Mais il n'a point été dit : Seigneur, vous êtes ma charité; ou: Vous êtes ma charité; ou bien encore : 0 Dieu qui êtes ma charité; mais il a été dit : «Dieu est charité, » comme il est dit : « Dieu est esprit. » (Jean, IV, 24.) Quiconque ne sent point la différence, doit demander de ces paroles, non l'explication à nous, mais l'intelligence à Dieu; car pour nous, nous ne trouvons rien de plus clair à dire.

 

28. « Dieu donc est charité, » et nous cherchons si ces paroles sont dites du Père, du Fils, du Saint‑Esprit, ou de la Trinité même, puisque la Trinité n'est point trois Dieux, mais un seul Dieu. Or, déjà j'ai fait voir un peu plus haut, dans ce livre, qu'il ne faut pas voir la Trinité qui est Dieu comme les trois choses que nous avons montrées subsistantes dans la trinité de notre esprit, en sorte que le Père serait comme la mémoire des trois personnes, le Fils l'intelligence des trois personnes, et le Saint‑Esprit la charité des trois mêmes personnes; comme si le Père n'avait en partage ni l'intelligence et l'amour, et que le Fils eût l'intelligence et le Saint‑Esprit l'amour pour lui, tandis que le Père lui‑même ne serait que sa propre mémoire à lui et la mémoire des deux autres; et que le Fils n'eût ni la mémoire ni l'amour en partage, et que ce fût le Père qui eût la mémoire et le Saint‑Esprit la charité pour lui, tandis que le Fils ne serait que sa propre intelligence à lui­ même et l'intelligence des deux autres; et que de même pour le Saint‑Esprit, qu'il n'eût point non plus la mémoire, ni l'intelligence en partage, mais que le Père eût la mémoire et le Fils l'intelligence pour lui, tandis que lui‑même serait sa propre charité à lui, et la charité des deux autres; mais il faut plutôt la voir cette même Trinité en ce sens que toutes les trois personnes ensemble et chacune d'elles en parti­culier ont ces trois choses dans leur nature; en elles il n'y a pas séparation entre ces trois choses, comme en nous où la mémoire est une chose, l'intelligence une autre, et la dilection ou charité encore une autre, mais elles ne font qu'un tout qui a la valeur des trois choses, telle est la sagesse même; telle est la nature de chacune des trois personnes divines qu'elles sont ce qu'elles ont, comme n'étant qu'une substance simple et immuable. Si donc ces choses sont comprises, et autant qu'il nous est permis de voir et de conjecturer dans un sujet de cette importance, si la vérité de tout cela a paru clairement, je ne sais point pourquoi, de même que tant le Père que le Fils et le Saint-

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Esprit est appelé sagesse et que tous trois ensemble ne font point trois sagesses mais une seule sagesse; ainsi le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient appelés charité, de telle sorte que tous trois ne fassent qu'une seule et même charité; car c'est de la même manière que le Père est Dieu, le Fils est Dieu, et le Saint‑Esprit est Dieu, et que tous trois ne font qu'un seul Dieu.

 

29. Et pourtant ce n'est pas en vain que dans la Trinité on ne donne le nom de Verbe de Dieu qu'au Fils, celui de Don de Dieu qu'au Saint‑Esprit, et qu'il n'y ait que du Père qu'on dise que le Verbe a été engendré et que le Saint‑Esprit procède principalement. Je dis principalement parce qu'il procède également du Fils. Or, le Père a donné cela au Fils, non pas comme s'il eût existé déjà sans l'avoir, mais tout ce qu'il a donné au Verbe unique, il le lui a donné en l'engendrant. Il l'a donc engendré de telle sorte que le Don commun procédât aussi de lui et que le Saint‑Esprit fût l'Esprit de l'un et de l'autre en même temps. Il ne faut donc point prendre dans un sens transitoire, mais considérer avec soin cette distinction de l'indivisible Trinité. C'est en effet ainsi, qu'on a pu appeler proprement le Verbe de Dieu sagesse de Dieu, bien que le Père et le Saint‑Esprit fassent également sagesse. Si donc la charité doit être le nom propre de quelqu'une des trois personnes, à laquelle convient‑il mieux qu'au Saint‑Esprit? Mais c'est en ce sens que dans cette nature simple et suprême, la substance ne soit point une chose et la charité une autre; mais que la substance même soit charité, et que la charité soit substance, tant dans le Père, que dans le Fils et dans le Saint‑Esprit, et que néanmoins ce soit proprement le Saint‑Esprit qui prenne le nom de charité.

 

30. De même le mot loi désigne quelquefois tout l'ensemble des saintes Ecritures de l'Ancien Testament. En effet, l'Apôtre en citant ce passage du prophète Isaïe : « Je parlerai à ce peuple en des langues étrangères et inconnues, » (Isa., XXVIII, 11) commence par dire : « Il est écrit dans la Loi. » (I Cor., xiv, 21.) Le Seigneur lui‑même dit également: «Il est écrit dans leur Loi : ils m'ont haï sans sujet, » (Jean, XV, 25) paroles qui se lisent dans les Psaumes. (Ps. XXXIV, 19.) D'autres fois, par le mot Loi, on entend proprement celle qui a été donnée par le ministère de Moïse, et c'est en ce sens qu'il est dit : « La Loi et les prophètes jusques à Jean, » (Matth., XI, 13) et ailleurs : « Toute la Loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux commandements. » (Matth., XXII, 40.) Or, en cet endroit c'est évidemment la Loi donnée

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sur le mont Sinaï qui est proprement désignée par le mot loi. Cependant dans un autre endroit le Seigneur dit lui-même: « Il fallait que tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi, dans les prophètes et dans les Psaumes s'accomplît. » (Luc, XXIV, 44.) Là encore il a voulu faire entendre la même chose par le mot prophète, outre les Psaumes. La Loi s'entend donc en général des prophètes et des Psaumes, et au propre, de celle qui a été donnée par Moïse. De même on entend communément par les prophètes, les prophètes et l’auteur des Psaumes mais au propre on sépare l'auteur des Psaumes, des prophètes. On peut montrer par beaucoup d’autres exemples encore qu'il y a bien des mots de choses qui se prennent en général, et qui se disent au propre, de certaines seulement, à moins qu’on ne veuille, en choses claires, éviter des longueurs de discours. J'ai fait cette remarque, de peur qu'on ne pense que c'est improprement que nous donnons au Saint-Esprit le nom de charité, attendu que Dieu le Père et Dieu le Fils peuvent également être appelés charité.

 

31. De même donc, que c'est proprement le Verbe unique de Dieu que nous appelons du nom de sagesse, bien que généralement parlant, le Père et le Saint‑Esprit soient aussi eux-mêmes sagesse; ainsi est‑ce le Saint‑Esprit que nous désignons proprement par le nom de charité, bien que généralement parlant, le Père et le Fils soient aussi charité. Mais le Verbe de Dieu, je veux dire le Fils unique de Dieu a été ouvertement appelé sagesse de Dieu par l'Apôtre lui‑même quand il dit : « Le Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu. » (l Cor., I, 24.) Quant au Saint‑Esprit, si nous parcou­rons avec attention les écrits de l'apôtre saint Jean, nous trouvons en quel endroit il a été appelé charité, c'est lorsque après avoir dit : « Mes bien‑aimés, aimez‑vous les uns les autres, car l'amour vient de Dieu, » il poursuit en ces termes : « Tout homme qui aime est né de Dieu, celui qui n'aime point, ne connaît point Dieu, car Dieu est amour. » (I Jean, IV, 7.) Il a voulu montrer par là que la charité qu'il appelle Dieu est celle qu'il dit venir de Dieu. Par consé­quent, la dilection est Dieu de Dieu. Mais comme le Fils aussi est né de Dieu le Père, et que le Saint‑Esprit également procède de Dieu le Père, on se demande avec raison laquelle de ces deux personnes nous devons de préférence regarder comme celle dont il est dit que Dieu est charité. En effet, il n'y a que le Père qui soit appelé Dieu, de manière qu'il ne soit point Dieu de Dieu, et par conséquent, la charité qui est Dieu de telle sorte qu'elle soit Dieu de Dieu, est ou le Fils ou le Saint‑Esprit. Mais après avoir parlé, dans les lignes suivantes, de la cha­rité de Dieu, non point de celle par laquelle nous l'aimons, mais de celle par laquelle «lui-­même nous a aimés et nous a envoyé son Fils

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en sacrifice pour nos péchés, » et en avoir pris occasion de nous exhorter à nous aimer aussi les uns les autres, pour que Dieu demeure ainsi en nous, attendu qu'il avait dit que Dieu est charité, voulant aussitôt nous parler d'une manière plus explicite sur ce sujet il s'exprime de la sorte : « C'est donc en ceci que nous reconnaissons que nous demeurons en lui, et que lui demeure en nous, c'est qu'il nous a faits participants de son Esprit. » (Ibid., 13.) C'est donc le Saint‑Esprit dont il nous a faits participants qui fait que nous demeurons en Dieu et que lui demeure en nous. Or, c'est la charité qui fait cela. Enfin, un peu plus loin, après avoir répété et redit : «Dieu est charité, » il poursuit aussitôt en ces termes : « Et celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu et Dieu demeure en lui,» ce qui lui avait fait dire auparavant : «C'est donc en ceci que nous reconnaissons que nous demeurons en lui, et que lui demeure, en nous, c'est qu'il nous a faits participants de son Esprit. » C'est donc de l'Esprit saint qu'il est parlé quand il est dit : «Dieu est charité. » Par conséquent, lorsque le Saint‑Esprit qui procède de Dieu est donné à l'homme, il l'enflamme de l'amour de Dieu et du prochain, et c'est lui qui est la charité. L'homme, en effet, n'aurait point l'amour de Dieu s'il ne le tenait de Dieu même. Voilà pourquoi le même Apôtre dit encore un peu plus loin : « Quant à nous, aimons‑le, car il nous a aimés le premier. » (Ibid., 19.) L'apôtre saint Paul dit aussi : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint‑Esprit qui nous a été donné. » (Rom., X, 5.)

 

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