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Mais que dire, quand un chercheur aussi méritant que E. Schweizer se prononce sur notre question de la manière suivante: «Comme Luc ne s'intéresse pas au problème biologique, la limite en direction d'une interprétation métaphysique n'est pas franchie chez lui 49 »?
A peu près tout est faux dans cette phrase. Ce qu'elle a de plus stupéfiant, c'est l'équivalence qu'elle établit tacitement entre la biologie et la métaphysique.
Selon toute apparence, la filiation divine métaphysique (au niveau de l'être) est interprétée faussement comme une descendance biologique, et de ce fait totalement détournée de son vrai sens car elle est au contraire, comme nous l'avons vu, la négation expresse d'une conception biologique de l'origine divine de Jésus.
N'est‑il pas triste qu'il faille dire expressément que le plan de la métaphysique n'est pas celui de la biologie. La doctrine chrétienne de la filiation divine de Jésus ne se situe pas dans le prolongement de l'histoire de la naissance virginale, mais dans le prolongement du dialogue «Abba‑Fils », de la relation de la parole et de l'amour que nous y avons découverte.
L'idée d'être de la théologie chrétienne n'appartient pas au plan biologique, elle se rattache au « Je suis » de l'évangile de Jean, qui déjà, nous l'avons noté, voit exprimée dans cette formule toute la radicalité de l'idée de Fils, une radicalité qui comprend bien davantage et qui porte bien plus loin que les idées biologiques du mythe du dieu‑homme.
Nous avons déjà longuement réfléchi là‑dessus; il fallait le rappeler ici, car on a l'impression que l'aversion actuelle pour le message de la naissance virginale et pour la reconnaissance plénière de la filiation divine de Jésus repose sur une méconnaissance fondamentale des deux vérités, et sur la fausse connexion que l'on semble établir communément entre les deux.
Une question reste encore posée : quelle est la notion de fils dans le récit lucanien de l'Annonciation ? La réponse à cette question nous conduit en même temps à la vraie question qui se dégage des considérations précédentes.
Si la conception virginale
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de Jésus, opérée par la puissance créatrice de Dieu, n'a rien à voir, du moins immédiatement, avec sa filiation divine, quel sens a‑t‑elle alors?
Ce que signifie le mot « fils de Dieu” dans le récit de l'Annonciation peut être facilement déterminé à partir de nos considérations antérieures : contrairement à la simple expression « le fils”, il appartient, comme nous l'avons vu, à la théologie de l'élection et de l'espérance de l'Ancien Testament, et caractérise Jésus comme le véritable héritier des promesses, comme le roi d'Israël et de l'univers.
Or nous découvrons là le contexte spirituel à partir duquel notre récit doit être compris: l'espérance croyante d'Israël; celle‑ci a sans doute été marquée aussi, comme nous l'avons dit, par les espérances païennes, attendant des naissances miraculeuses, mais elle a donné à ces espérances une forme entièrement nouvelle et un sens tout à fait différent.
L'Ancien Testament connaît toute une série de naissances miraculeuses, toujours aux tournants décisifs de l'histoire du salut: Sara, la mère d'Isaac (Gn 18), la mère de Samuel (I S. 1,3) et la mère anonyme de Samson (Jg 13) sont stériles; tout espoir humain de fécondité est exclu.
Chez toutes les trois, la naissance de l'enfant, appelé à être sauveur d'Israël, est l'effet d'une action miséricordieuse de Dieu, qui rend possible l'impossible (Gn 18, 14; Lc 1, 37), qui élève les humbles (Is 2, 7; 1, 11; Lc 1,52; 1,48), et qui renverse les puissants de leur trône (Lc I, 52).
Chez Élisabeth, la mère de Jean-Baptiste, la même ligne continue (Lc 1, 7‑25.36), pour atteindre en Marie son point culminant et son but. Le sens de l'événement est chaque fois le même : le salut du monde ne vient pas de l'homme et de sa propre force; il faut que l'homme se le laisse offrir, il ne peut le recevoir que comme don gratuit.
La naissance virginale ne représente pas un chapitre d'ascétisme, et elle n'appartient pas non plus directement à la doctrine de la filiation divine de Jésus; elle est avant tout et en dernière analyse théologie de la grâce, message sur la manière dont le salut vient à nous dans la simplicité de l'accueil, comme don absolument gratuit de l'amour qui rachète le monde.
Dans le livre d'Isaïe, cette idée du salut qui ne peut venir que de la puissance de Dieu, est admirablement exprimée : « Crie de joie et d'allégresse, toi qui n'a pas eu les douleurs! Car plus nombreux sont les fils de l'abandonnée que les fils de l'épouse, dit Jahvé” (Is 54, 1; cf. Ga 4,27; Rm 4, 17‑22).
En Jésus, Dieu a posé, au milieu de l'humanité stérile et désespérée, un nouveau commen‑
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cement, qui n'est pas produit de l'histoire de cette humanité, mais don d'en‑haut.
Si chaque homme déjà constitue une nouveauté ineffable, s'il représente plus que la somme des chromosomes et plus que le produit d'un environnement déterminé : une créature de Dieu unique dans l'histoire, Jésus, lui, est la nouveauté véritable; il ne procède pas du propre fonds de l'humanité, mais de l'Esprit de Dieu.
C'est pourquoi il est Nouvel Adam (1 Co 15, 47), une nouvelle humanité commence avec lui. A l'encontre de tous les élus de Dieu avant lui, Jésus ne reçoit pas seulement l'Esprit de Dieu, il est, dans son existence humaine aussi, uniquement grâce à l'Esprit, et à cause de cela il est l'accomplissement de tous les prophètes: le vrai Prophète.