Louis XV 3

Darras tome 38 p. 635

 

   37. Au moment d'abdiquer la couronne pour se retirer à Saint-Germain des Prés, Casimir V, roi de Pologne, dit aux magnats de Pologne, réunis, en 1668, à la diète de Varsovie : « Je prévois les malheurs qui menacent notre patrie ; et plût à Dieu que je fasse faux pro­phète ! Le Moscovite et le Cosaque se joindront au peuple qui parle la même langue qu'eux et s'approprieront le grand duché de Lithuanie. Les confins de la Grande Pologne seront ouverts au Bran­debourg, et la Prusse elle-même fera valoir les traités ou le droit des armes pour envahir notre territoire. Au milieu de ce démem­brement de nos États, la maison d'Autriche ne laissera pas échapper l'occasion de porter ses vues sur Cracovie. » Cette claire intuition des événements montre que la piété, loin d'obscurcir ou d'écourter l'intelligence, lui donne une pénétration que les passions ne peu­vent qu'altérer. L'idée de conspirer contre la Pologne  pour la

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détruire était, en quelque sorte, un legs de famille des rois de Prusse. Le grand électeur de Brandebourg avait été le vassal des rois de Pologne ; aussitôt affranchi, il se mit à tramer, avec le czar de Moscou, le démembrement partiel de l'empire des Jagellons. Ce Frédéric-Guillaume est le vrai fondateur de la puissance prussienne, l'organisateur de la politique ténébreuse des Hohenzollern, le type qui a servi de moule dynastique à tous les Frédéric et à tous les Guillaume. Tout le monde soldat, toutes les ressources du pays consacrées à l'entretien des forces militaires, ces forces consacrées à l'envahissement des principautés voisines, l'invasion destinée à la propagande des négations protestantes et des destructions phi­losophiques : tel est le programme de la nation prussienne, ou plutôt de ses rois. Le premier acte de cette politique, après la guerre de sept ans, c'est le partage de la Pologne. Le premier plan de partage avait été ébauché par Ilgen, ministre du Grand élec­teur ; il arrondissait, en Lithuanie, les provinces allemandes de la Baltique, appartenant à la Suède, en même temps qu'il cédait aux Russes la Podolie et la Vollynie, et reconstituait, au profit de sont maître, par la réunion des deux duchés de Prusse, le fief teutonique, brisé depuis la défaite des chevaliers à Tanneberg. Ce plan fut repris à la suggestion du czar Pierre Ier, une première fois, dans l'entrevue où il encourageait le fils du Grand électeur à prendre le titre de roi ; une seconde fois après les brillantes victoires de Char­ges XII en Pologne et en Saxe. Le même ministre Ilgen soumit son plan revu et augmenté, au vainqueur de Narva. Aux trois co-partageants se joignaient l'Autriche pour le pays de Sips ; la Saxe, qui obtiendrait la Petite Pologne et la royauté, héréditaire de la Grande amoindrie ; la Hollande, pour le monopole du commerce dans les contrées septentrionales, à la place de la ligue hanséatique. L'expé­dition aventureuse du héros suédois en Russie et en Turquie fit ajourner ce plan ; ses désastres aboutirent à dépouiller la Suède des provinces baltiques et à l'exclure de l'Allemagne. L'attitude subséquente de la France, de l'Autriche et de l'Angleterre, com­pliquée des révolutions du palais à Saint-Pétersbourg, ne permit pas aux aigles de Russie et de Prusse de déchirer la Pologne et

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d'inaugurer par ce grand crime leur entrée parmi les grandes puissances.

 

Mais l'idée du partage de la république polonaise, une fois im­plantée dans la tête des avides Brandebourgeois et des insatiables moscovites n'en sortit plus : ce fut une idée fixe et une passion obstinée : pour arriver au but de son ambition, elle ne cessa d'ex­citer à la sédition, la turbulente noblesse du royaume. Dans le même but, les cabinets de Berlin et de Saint-Pétersbourg prirent fait et cause pour les dissidents qui personnifiaient le parti de l'é­tranger. Encore prince royal, Frédéric II avait dénoncé l'opportu­nité de s'emparer de la Prusse polonaise, de rectifier les frontières mal délimitées de la monarchie prussienne, et de relier, par un territoire continu, les possessions orientales, au centre du patri­moine des Hohenzollern. Les guerres de la succession d'Autriche et de Sept ans, l'hostilité personnelle de la czarine Elisabeth l'obligè­rent d'ajourner l'exécution de ses desseins. A la paix d'Hubertsbourg, voyant ses états saccagés et ruinés, Frédéric voulut s'épargner de nouveaux ravages. En présence du lit de mort d'Auguste II, il flatta le czar Pierre III, pour lui faire agréer l'exécution graduelle du partage de la Pologne. Ce dessein était considéré par eux comme une mission dynastique, par les héritiers de Pierre le Grand aussi bien que par les descendants de Frédéric-Guillaume Ier. Outre les avantages territoriaux qu'ils en attendaient, les deux césars héré­tiques et schismatiques avaient d'autres motifs de sceller leur union sur le cadavre de la Pologne. En sa qualité de successeur du grand maître des chevaliers teutoniques, Frédéric voulait venger la défaite sanglante de Tanneberg et les traités de Thorn. Comme chef d'une monarchie militaire et despotique, grand prêtre de l'hé­résie évangélique, généralissime de la conspiration anti-chrétienne, il ne pouvait qu'abhorrer le voisinage d'une royauté élective, d'une noblesse indépendante, d'un peuple croyant et la houlette du suc­cesseur de Saint-Pierre. Comme détenteur du premier fief ecclésias­tique sécularisé, par l'apostasie d'un cadet de sa famille, grâce au patronage des rois de Pologne, il devait faire sortir le châtiment de l'instrument du crime. De son côté, la papesse de Russie brûlait

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d'une vive passion de rendre au centuple les chagrins que les Polo­nais avaient causés aux Moscovites. Cracovie et Varsovie, en pré­sence de Moscou, c'était l'influence catholique et latine de Rome et de Paris opposée à l'influence gréco-schismatique de Constantinople en même temps qu'au souffle et à l'ambition protestante de Berlin. Nonobstant l'antagonisme des intérêts secondaires, tant de motifs rapprochaient les gouvernements de Prusse et de Russie, qu'ils devaient venir à une alliance intime et permanente des deux pays. Cette alliance touchait à quatre points: La ruine en commun de la Pologne, le despotisme militaire à l'intérieur des deux États, la révolution au dehors, la guerre à l'Église catholique. Depuis l'entrevue de Frédéric II et du czar Pierre, jusqu'aux entrevues de Frédéric-Guillaume et d'Alexandre II, les Hohenzollern et les Rou-manow se sont donnés la main, pour dépouiller ensemble leurs voi­sins ; pour affaiblir et détruire l'empire, tant spirituel que temporel, de la hiérarchie catholique ; pour s'aider à constituer, les uns sur le panslavisme, les autres sur le pangermanisme, deux gigantes­ques empires entre lesquels seraient partagés l'Occident et l'Orient.

 

   38. Le partage effectif de la Pologne fut l'œuvre commune de Frédéric II et de Catherine II, personnage dont le souvenir, avant d'être un attentat au droit des nations, est un outrage à toutes les vertus. Catherine était plus jeune, on a même dit qu'elle était la fille putative de Frédéric ; en tout cas, ses turpitudes et son ambi­tion faisaient le jeu du sodomite de Berlin.  Leur premier traité remonte au lendemain de la paix d'Hubertsbourg. Vers la fin de 1763, ils convinrent d'empêcher, par tous les moyens, la république polonaise de modifier sa constitution, de transformer la royauté élective en monarchie héréditaire, d'enlever aux magnats le liberum veto, principe d'anarchie et d'impuissance. Les dividents grecs et protestants devaient être également soutenus contre la majorité catholique. A la mort d'Auguste II, à coup de baïonnettes et de ducats, les deux souverains firent élire Stanislas Poniatowski, sou­verain méprisable, vendu aux ennemis de la Pologne. A la diète de 1666, quatre sénateurs, opposés à la tyrannie des dissidents et du roi calviniste, sont enlevés du milieu de l'assemblée et transport

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tés en Sibérie comme gages de bénédictions du protectorat mosco­vite. Les catholiques, exaspérés par des vexations intolérables, pour sauver l'indépendance nationale et la foi catholique, eurent recours à des mesures défensives ; ils formèrent la confédération de Bar, sainte ligue approuvée par Clément XIII. Les puissances pro­testantes, Suède, Danemarck, Angleterre, enchantées de voir périr un peuple  catholique,  autorisèrent Catherine à transformer ses caprices en lois. Une prise d'armes s'ensuivit. La France, impuis­sante à entrer en ligue, excite les Turcs à soutenir leurs alliés ; elle envoie des officiers de génie fortifier les Dardanelles. Catherine soulève les Grecs, bat les Turcs, fait empoisonner le Khan de la petite Tartarie, envahit la Moldasie, s'empare de la Crimée, écrase les confédérés polonais et contraint, par ses menaces, l'Autriche à subir le partage. Cependant Frédéric intrigue à Versailles, pour neutraliser les velléités belliqueuses du duc de Choiseul, et pousse Voltaire à une guerre furieuse contre le catholicisme.  En même temps il presse Joseph II de consentir au partage ; mais  Marie-Thérèse détournait son fils d'une si violente iniquité. La peur de voir les Russes maîtres des bouches du Danube et la certitude de l'inaction du cabinet de Versailles, arrachent enfin à Marie-Thérèse, le consentement qui imprime une grande tache à son règne. La prin­cesse, confesse avoir résisté longtemps ; elle ne s'est résignée  que faute de moyens pour arrêter seule les projets de deux puissances sans principes, guidées uniquement par le despotisme, le bon plaisir et la violence. (1)

 

   Avant même que le partage l'ut arrêté, le Prussien avait envahi son lot, comme un vulgaire voleur. Dès 1770, il pénétrait dans le diocèse d'Ermeland, dans les districts de Kalich et de Posen, pillait les églises et les couvents, leur extorquait trois millions de ducats, enlevait les jeunes gens valides et les incorporait dans son armée, ravissait les filles nubiles, forçait les parents à les doter, les mariait aux premiers venus de Poméranie et transplantait, dans les provinces allemandes, douze mille familles polonaises. De leur côté, les troupes et les émissaires de Catherine ne restaient pas dans

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(I) Lettre de Marie-Thérèse aux ministres Breteuil et Marie-Antoinette.

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l'inaction. Après avoir dispersé à coups de canons les confédérés Bar, on soulevait les paysans contre les propriétaires, les juifs et les hérétiques contre les catholiques. Une jacquerie épouvantable causa la mort de plus de deux cent mille Polonais. Douze cents confédérés furent transportés en Silésie. Les cosaques du Don reçu­rent l'ordre de se rendre en Ukraine et d'y exercer leur brutalité en saccagant les villes et les campagnes. Treize cents églises sur dix-neuf cents de cette province furent confisquées, et, en violation de l'acte de partage, livrées aux schismatiques. A la fureur de ces troubles et de ces massacres, la Russie s'appropriait trois mille lieues carrées et un million et demi d'âmes ; en Autriche, deux mil­lions et demi d'âmes sur deux mille cinq cents lieues ; la Prusse n'obtint que neuf cents lieues carrées et huit cents soixante mille âmes. La csarine, cédant à l'instigation de l'Angleterre dont la neutralité hostile à la France et à l'Espagne, avait contribué à la sécurité des co-partageants, refusa de lui abandonner Thorn et Dantzick. Ces horreurs, commises pendant l'occupation russe, furent sanctionnées par un simulacre de diète et s'appelèrent la paci­fication de la Pologne. Les preneurs de théories humanitaires n'eu­rent, pour les victimes, que le Vae victis, et entonnèrent l'hosannah des bourreaux. Mais ce que j'admire le plus, c'est la haute imbécillité des impies français. « Vous voilà, Sire, écrit Voltaire, le fondateur d'une très grande puissance ; vous tenez un des bras de la balance de l'Europe, et la Russie devient un nouveau monde. Comme je me sais bon gré d'avoir vécu pour voir tous ces grands événements !... Je ne sais quand vous vous arrêterez, mais je sais que l'aigle de Prusse va loin. » (1) En effet, Bismarck a continué l'œuvre de Fré­déric et comblé les vœux de Voltaire ; l'aigle de Prusse a volé jus­qu'aux rives de la Seine ; et l'empire a été restauré dans Versailles même, par un vainqueur athée au bénéfice d'un Charlemagne protestant. Que n'eut pas dit Voltaire, s'il eut vu la France et l'Au­triche abattues, Rome livrée à la Révolution cosmopolite et l'Alsace et la Loraine arrachées à la France, cinq milliards enlevés à notre

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(1)   Voltaire à Frédéric, 16 oct, 1772.

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