St Jean Chrysostome 1

Darras tome 11 p. 99

 

58. « Vers le même temps, dit Sozomène, l'évêque de Constantinople, Nectaire, vint à mourir (27 septembre 397). Dans l'assem­blée qui se tint pour lui choisir un successeur, chacun mettait en avant le nom d'un candidat, sans pouvoir le faire agréer par la majorité, et le temps s'écoulait en pourparlers inutiles. Or, il y avait à Antioche, sur l'Oronte, un prêtre nommé Jean, d'une ad­mirable sainteté de vie, d'une naissance illustre, d'un génie plus grand encore, car il était maître dans l'art de l'éloquence, et le sophiste Libanius lui avait rendu ce glorieux hommage qu'il sur­passait tous les orateurs de son temps. En effet, à son lit de mort, Libanius, interrogé par ses disciples qui lui demandaient : Quel sera votre successeur? avait répondu : Je vous proposerais Jean ; mais les chrétiens nous l'ont ravi ! — Les multitudes se pressaient pour l'entendre. Il avait un tel charme que toutes les âmes s'élan­çaient à sa suite dans la pratique de la vertu et dans la route de la foi. Lui-même il donnait l'exemple d'une vie divine dans un corps mortel, et sa vue seule enflammait d'ardeur pour la perfection. On eût dit que sa parole, qui ravissait pourtant les cœurs, était sans apprêt et sans art. Il exposait les Saintes Écritures avec une sim­plicité touchante, uniquement préoccupé de la vérité, jamais de l'effet. Mais ses œuvres illustraient ses discours et les rendaient irrésistibles. Tel était Jean. Son extérieur, sa conversation, avaient quelque chose de grave et d'austère ; son langage était à la fois

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1. S. Paulin., Epist. inter Epist. Âugust.; Patr. lat., tom, XXXIII, col. 126.

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plein de profondeur et d'éclat. Dès son enfance, il avait laissé deviner ce que serait son génie. Il reçut les leçons des plus habiles maîtres, Libanius fut son professeur de rhétorique; Andragathius de philosophie. On le destinait au barreau, et sa famille comptait le voir s'illustrer dans cette carrière. Mais le jeune homme s'était mis à étudier les divines Écritures ; il commença dès lors à se tra­cer un plan de philosophie d'après les lois de l'Église. Dans cette nouvelle voie qui s'ouvrait à son intelligence, il eut pour maîtres les solitaires fameux qui gouvernaient alors les monastères d'Antioche, et entre autres Carterius et saint Diodore, plus tard évêque de Tarse. A cette école du Christ, nouvelle pour lui, il ne se rendait pas seul. Son exemple entraîna d'autres disciples de Libanius, tels que Maxime, devenu depuis évêque de Séleucie, et Théodore, évêque de Mopsueste. Ce dernier, après une étude sérieuse de la religion chrétienne et un commerce d'intimité longuement entre­tenu avec les pieux solitaires, se détermina à embrasser la vie monastique. Il quitta le monde et se renferma dans la solitude. Mais il ne persévéra point dans sa première ferveur. Ses pensées prirent un autre cours; il revint sur ses pas, reparut dans le monde et annonça l'intention de se marier. Jean lui adressa alors une épître qu'on eût pu croire dictée par un ange 1. »

 

59. « Qui m'ouvrira la source des pleurs? disait-il, qui donnera à mes yeux des torrents de larmes? Cher ami, j'emprunte ces pa­roles au prophète, bien que je n'aie pas comme lui à déplorer la ruine des cités, des nations ou des empires. Mais je pleure quelque chose de plus précieux que tout cela ; je pleure sur votre âme ! Qui connaîtrait, comme je l'ai connue, la splendeur dont elle brillait avant que le démon l'eût dévastée, comprendrait mon déses­poir. Des mains barbares profanant le saint des saints, brûlant les chérubins d'or, souillant l'arche d'alliance, le propitiatoire, les tables de la loi, n'auraient pas commis un plus épouvantable sacrilége ! Et maintenant le voilà, ce temple spirituel, naguère si écla­tant, dépouillé de sa divine parure, nu, vide, dévasté, ouvert par

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1. Sozomen., Hist. Etcletiast., lib. VIII, cap. il; l'aiïot. 'jrac, toia. LiVII, col 1514-1515.

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mille brèches à tous les honteux ennemis de l'âme : l'orgueil, la luxure, l'avarice. Qu'ils entrent, qu'ils foulent aux pieds ce sanc­tuaire ! Plus de gardes, plus de défenseurs. Voilà pourquoi je pleure. Voilà pourquoi les larmes inondent ma face. Je ne me con­solerai plus, jusqu'à ce que j'aie vu le temple de Dieu rendu à sa splendeur première. 0 mon ami ! ne désespérez pas de votre con­version. Puisque Satan a bien eu l'infernal pouvoir de vous préci­piter des sommets de la vertu dans cet abîme de honte et de péché; combien plus Dieu déploiera-t-il de puissance pour vous arracher à la servitude et vous rendre la liberté? N'en doutez pas, il vous relèvera plus haut que vous ne fûtes jamais. — Au lieu de cette lettre inerte et froide, je voudrais vous envoyer les larmes que je verse pour vous, les gémissements qui s'échappent de ma poitrine. 0 tête chérie, répondez à la grâce de Dieu qui vous solli­cite, et que bientôt, plein d'une force et d'une vie nouvelle, je vous revoie florissant parmi le troupeau de Jésus-Christ, mêlant vos prières à celles des saints 1 ! »

 

60. « En lisant cette épître, continue le chroniqueur, Théodore sentit son âme comme percée par les flèches du repentir. Il aban­donna soudain sa fortune et ses espérances terrestres, renonça au mariage qui se préparait, courut se jeter dans les bras de son ami, et concerta avec lui sa rentrée dans le monastère. Tel était Jean ; telle était la puissance de persuasion de sa parole et de son exemple. Le peuple d'Antioche, subjugué par son éloquence, ne se rassasiait jamais de l'entendre. Il reprenait, avec une indé­pendance et une vigueur intrépide, les pécheurs publics. Une injus­tice faite à autrui semblait devenir la sienne propre. Par ce côté, Jean avait toutes les sympathies de la multitude. Mais il se faisait aussi des inimitiés terribles parmi les puissants et les riches, dont il flétrissait l'oppression et les désordres. Quoi qu'il en soit, la renommée de son éloquence et de sa vertu avait dépassé les bornes de sa patrie. Il n'était pas une contrée de l'empire romain qui ne retentît de la gloire de Jean Chrysostome. Aors donc qu'à Cons-

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1 S. Joann. Chrysost., Ad Iheodorum lapsum; Patr. grœe., ton». ÏLYU, col. 277-316, passim.

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tantinople, le chambellan impérial Eutrope eut prononcé son nom dans l'assemblée réunie pour l'élection épiscopale, clergé et peuple, d'une seule voix, l'acclamèrent. L'empereur Arcadius approuva ce choix et dépêcha des officiers à Antioche pour ramener le nouvel élu. Les évêques d'Orient accoururent dans la capitale, afin de donner par leur présence plus d'éclat à un sacre qui était une fête universelle. Cependant les messagers impériaux étaient arrivés au terme de leur voyage. Ils s'adressèrent d'abord au comte d'Orient, Astérius, et lui confièrent l'objet de leur mission. Gardez-vous bien, leur dit-il, de laisser transpirer un mot de tout cela. Retour­nez à Parga (c'était le nom du premier relai de poste). Là vous m'attendrez ; je ne tarderai pas à vous y rejoindre. — Sur-le-champ, Astérius envoya prier Jean Chrysostome de se rendre à son palais, parce qu'il avait, disait-il, une grâce à lui demander. Cependant, comme s'il eût voulu faire une promenade, il fit atteler son char. Il avait l'air de se disposer à y monter, au mo­ment où Jean Chrysostome arriva sans défiance. Il l'invita à l'accompagner. L'homme de Dieu y consentit. Astérius fit prendre la route de Parga. Arrivé à ce relai, il remit le saint aux officiers impériaux, qui l'emmenèrent à Constantinople. Ces précautions n'étaient pas inutiles. Jamais, sans cela, le peuple d'Antioche n'eût consenti au départ de Chrysostome. Une insurrection au­rait certainement éclaté dans la ville, et des flots de sang pouvaient couler. Cependant Théophile, patriarche d'Alexandrie, était arrivé à Constantinople, à la nouvelle de l'élection de Jean. Cette élection lui déplaisait. Il aurait voulu faire asseoir sur le siège vacant un de ses prêtres, Isidore, qui avait le gouvernement des pauvres et des étrangers, dans le grand hospice d'Alexandrie. Isidore avait passé sa jeunesse dans l'intimité du grand Athanase; il avait été élevé à Scété par les illustres religieux qui habitaient alors cette solitude. Des témoins dignes de foi m'ont affirmé que sa vie fut toujours édifiante et sainte. Cependant, quelques personnes at­tribuent l’intérêt que lui portait Théophile à un tout autre motif. Elles racontent que, durant la guerre entre Théodose et Maxime, Isidore avait accepté de Théophile la mission de se rendre à Rome,

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avec des lettres de félicitation et des présents adressés à chacun des deux princes; d'y attendre le résultat de la lutte, et de remettre argent et dépêches à celui des deux qui se trouverait vainqueur. Arrivé à Rome, Isidore s'effraya pour lui-même des suites que pouvait avoir cette hypocrite ambassade. Il s'enfuit précipitamment et revint à Alexandrie. Théophile, on le conçoit, avait intérêt à ménager un homme qui possédait un secret si compromettant pour le patriarche. C'eût été là le motif qui l'aurait, dit-on, poussé à mettre Isidore en avant pour le siège de Constantinople. Quoi qu'il en soit, car cette allégation n'est rien moins que prouvée, il est certain que Théophile s'opposa d'abord à l'élection de Jean Chrysostome. Mais il céda devant l'influence d'Eutrope. Ce cham­bellan impérial lui signifia d'avoir à se rallier au suffrage de ses collègues, ou à faire connaître publiquement les griefs qu'il pou­vait avoir contre l'élu du clergé, du peuple et de l'Orient tout entier. Théophile n'insista pas davantage : il sacra lui-même Jean Chrysostome, au milieu de l'allégresse universelle 1. »

 

61. « A peine assis sur la chaire épiscopale, ajoute Sozomène, Jean consacra tous ses soins à la réforme du clergé de Byzance. Il s'informait de la conduite de chacun de ses prêtres, les repre­nant, les corrigeant, quelquefois même les chassant de l'église. Le zèle qu'il avait toujours montré contre les désordres et le vice s'accrut encore, depuis sa promotion à l'épiscopat. Son ardeur pour ie bien, l'indépendance de son langage, l'indignation qu'excitait dans son âme le spectacle des mœurs dégénérées de son temps, parurent plus vives à Constantinople qu'elles ne l'avaient été à Antioche. Il ne bornait pas sa sollicitude à son propre dio­cèse. Son grand cœur se préoccupait du sort de toutes les églises. An début de son épiscopat, il se concerta avec le patriarche Théo­phile pour mettre un terme aux difficultés que soulevaient toujours à Antioche les restes de la faction paulinienne. Ensemble ils réso- lurent d'envoyer une députation à l'évêque de Rome, Siricius, afin qu'il tranchât la question par son autorité apostolique et ré-

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1.  Sozomen., Rist. Eccles., lib. VIII," cap. u.

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p104 rCoIIUCAT PC SAINT SIRICIUS  (8S3-398).

conciliât définitivement Flavien soit avec les rebelles d'Antioche, soit avec ceux des prélats d'Occident qui conservaient encore Ieurs anciennes défiances. Acace de Bérée et le prêtre Isidore, celui-là même qui venait d'être en concurrence avec Jean Chrysostome pour le siège épiscopal de Constantinople, furent chargés de cette mission. Le pontife romain les accueillit favorablement, leur remit des lettres apostoliques enjoignant à tous les évêques en générai, et aux fidèles d'Antioche en particulier, d'avoir à communiquer avec Flavien. Cette décision mit fin au schisme si opiniâtrement prolongé d'Antioche1. »

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