Littré et le positivisme

Darras tome 42 p. 286

 

14. Pendant que Renan divinisait Jésus pour nier la divinité de Jésus-Christ et s'efforçait de prouver, par les saintes Écritures, que Dieu n'existe pas, mais doit être remplacé par l'idéal, d'au­tres philosophes dont Renan est le disciple, exerçaient dans les esprits de plus profonds ravages. Auguste Comte, répétiteur à l'École polytechnique et Emile Littré, de l'Institut, éditeur des œuvres d'Hippocrate, traducteur de la Vie de Jésus de Strauss, auteur d'un dictionnaire de la langue française et de savants ouvrages sur les langues romanes, inauguraient, en France, le positivisme. L'emploi trop exclusif de la méthode expérimen­tale, les tendances matérialistes des mœurs, l'esprit positif du siècle, le scepticisme mis en vogue par la critique de Kant, avaient préparé les voies à cette école. Son principe fondamen­tal, c'est qu'il n'y a de réel et d'accessible à la connaissance que le fini; que l'absolu, le parfait, l'infini n'est qu'une idée, un idéal, une abstraction, dont la connaissance réelle est inaccessible à l'esprit, et qui dès lors, en tout état de cause, ne saurait être, au regard de la science, qu'une hypothèse, une fiction, une chimère. « L'immutabilité des lois naturelles, dit Littré, à l'encontre des théologies qui introduisent des interventions surnaturelles ; le monde spéculatif, limité, à l'encontre de la métaphysique qui poursuit l'infini et l'absolu, telle est la double base sur laquelle repose la philosophie positive (1) ». « Essence des choses, fins dernières, questions théologiques et métaphysiques, dit encore Littré, tout cela est en dehors de l'expérience. L'esprit humain,

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(1) Conservation, Iiécolution, positivisme, \i. Gl.

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de quelque manière qu'il s'ingénie, n'a aucun moyen d'y attein­dre. — L'esprit positif a successivement fermé toutes les issues à l'esprit théologique et métaphysique, en dévoilant successive­ment la condition d'existence de tous les phénomènes accessibles et l'impossibilié de rien atteindre au delà. — L'absolu est inacessible à l'esprit humain, non seulement en philosophie, mais en toutes choses ». En d'autres termes, les positivistes n'admet­taient qu'une source de nos connaissances réelles, l'expérience, et qu'une méthode, pour y atteindre l'induction, strictement bornée aux choses sensibles. Sur ces principes exclusifs, Comte établissait une classifications de sciences et déterminait la loi de l'histoire. Comte ramenait les connaissances possibles à six sciences, rigou­reusement enchaînées l'une à l'autre et se complétant par un apport réciproque: les mathématiques, l'astronomie, la physi­que, la chimie, la biologie et la sociologie. La biologie, annexe de la chimie, était constituée par la matière et ses forces imma­nentes; elle remplaçait la physchologie par la physiologie. Quant à la sociologie, Comte la ramenait à trois états : l'état théologique ou fictif; l'état métaphysique ou abstrait, l'état scientifique ou positif. Le premier est le point de départ nécessaire de l'intelli­gence humaine; le troisième son état fixe ou définitif; le se­cond est une transition pour conduire du point de départ au point d'arrivée. Le régime positif une fois établi, plus de cro­yance ni philosophique, ni religieuse au monde surnaturel et di­vin. L'état politique sera en parfaite correspondance avec l'état mental et le socialisme achèvera d'établir l'harmonie des insti­tutions avec la science. Les positivistes prétendaient d'ailleurs « ne rien nier, ne rien affirmer sur les causes premières et finales, sur Dieu et la Providence, sur l'âme, la liberté et l'im­mortalité » ; ils laissaient chacun libre d'admettre, d'adorer, de prier qui lui plaît et comme il lui plaît, ils condamnaient même l'athéisme comme une dernière forme de théologisme ; et com­me ils n'ignoraient pas la grande force du sentiment religieux, ils s'efforçaient de lui créer un culte, le culte de l'humanité. Mais,  à prendre le   système dans sa crudité, il se bornait au

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p288  PONTIFICAT DE PIE  IX (184G-187S)

 

pur matérialisme; et dans sa logique, il se contentait de consi­dérer l'homme comme un pur animal, ne voyant dans le monde que ce qu'y peut découvrir l'œil de la bête ; seulement l'hom­me s'élevait un peu plus haut, puisqu'il peut classer les phéno­mènes extérieurs, mais, dans le fait, il ne dépassait pas les frontières de l'animalité. Pour les poisitivistes, le monde des esprits n'existe pas. C'est ce qu'il faudrait prouver; on en tire des  conséquences, mais on ne démontre pas le principe.

 

A cette grossière et absurde théorie se rattachèrent Renan, Sainte Beuve, Taine, Vacherot, chacun la diversifiant selon ses goûts et l'appropriant à ses idées. Mais outre que le positivisme repose sur une affirmation gratuite, en amenant cette erreur monstrueuse sur le terrain de la logique, de la science, de la morale, de l'histoire, de la religion, il n'offre à l'esprit que la néga­tion la plus impie de toutes les certitudes qui portent l'édifice de l'esprit humain. En logique, il part de l'ignorance, pour aboutir, de négatiun en négation, au scepticisme. Dans le domaine de la science, les solutions qu'il est réduit à donner au triple problème de l'origine des choses, du mouvement des êtres et de la vie, sont en opposition formelle avec les lois les mieux constatées de la science. Malgré ses efforts pour maintenir la morale indépen­dante, il anéantit du même coup la responsabilité morale et la liberté, érige le fatalisme en loi suprême de la volonté, envelop­pe dans la même négation le principe des mœurs et la sanc­tion morale, et professe, de la sorte, le code de l'immoralité, avec non moins de témérité que la logique de l'absurde. Dans sa théorie esthétique, il ramène les principes éternels du beau, aux procédés vulgaires d'un réalisme sans noblesse, tarit les sources de l'inspiration en niant l'idéal et dépose ainsi, au sein des lettres et des arts, le germe d'un abaissement irrémédiable. De l'ordre moral, il transporte la fatalité dans l'ordre social, bride le ressort de l'autorité non moins que celui de la liberté, ané­antit le principe du droit aussi bien que celui du devoir et ne laisse possibles que des alternatives de violence et d'oppression. Enfin, méconnaissant tous les enseignements de l'histoire et toutes

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les conditions morales de l'humanité, il supprime, avec une sacrilège audace tout ce dont ont vécu les générations humaines et croit avoir fondé la religion de l'avenir en étouffant les plus nobles aspirations de l'âme sous le poids de la matière et ané­antissant cet élan vers l'infini, cet amour de l'immortalité, qui est le fond de la vie et le principe de toute grandeur. — Comte mourut à peu près fou, après des incidents qui feraient peu d'honneur à sa probité, s'ils ne s'expliquaient par le détraque­ment de son cerveau. Littré se fit baptiser sur le lit de mort et obtint ainsi, par la grâce de Dieu, la couronne dont le rendaient si digne ses talents, son savoir, ses travaux et sa vertu. La foule des positivistes, conscients ou non, n'est plus qu'un trou­peau sans pasteur et une cohue sans doctrine.

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