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Liberté et vérité
Qu'est‑ce que la liberté humaine?
Après cette tentative pour comprendre l'origine du problème, il est temps de chercher des réponses. Il est maintenant clair que la crise de l'histoire de la liberté, à laquelle nous assistons aujourd'hui, repose sur un concept obscur et unilatéral de la liberté. D'une part, on a isolé, et donc faussé, ce concept: la liberté est un bien, mais elle l'est seulement en rapport avec d'autres biens, avec lesquels elle forme une unité indissoluble. D'autre part, on a réduit le concept de liberté lui‑même aux seuls droits individuels à la liberté, et on l'a
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ainsi dépossédé de sa vérité humaine. Je voudrais clarifier ce problème de la compréhension de la liberté à l'aide d'un exemple concret, celui de l'avortement. Dans la radicalisation de la tendance individualiste des Lumières, l'avortement apparaît comme un droit de la liberté: la femme doit pouvoir disposer d'elle‑même. Elle doit avoir la liberté de mettre au monde un enfant ou de s'en libérer. Elle doit pouvoir décider pour ce qui la concerne, et personne d'autre ne peut ‑ nous dit‑on ‑ lui imposer de l'extérieur une norme contraignante. Il en va du droit de libre détermination. Mais, dans l'avortement, la femme décide‑t‑elle vraiment d'elle‑même? Ne décide‑t‑elle pas précisément d'un autre ‑ de ce qu'on dénie la liberté à un autre, de ce que le lieu de la liberté la vie ‑ lui est pris, parce qu'il est en contradiction avec ma propre liberté? Qu'est‑ce donc qu'une liberté qui s'arroge le droit de supprimer dès son origine la liberté d'un autre?
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Mais si nous nous faisons attentifs, nous nous apercevons que cela n'est pas vrai seulement de l'enfant. Ce que l'enfant dans le sein de sa mère nous donne à voir, c'est l'essence de l'existence humaine
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tout entière. L'adulte, lui aussi, ne peut être qu'avec les autres et par eux, et il est toujours ramené à cet être‑pour qu'il voudrait justement exclure. Plus précisément, l'homme admet de lui‑même l'être‑pour des autres, tel qu'il s'est formé dans le réseau des services rendus, mais il voudrait lui‑même échapper à la contrainte de cette vie “par” et “pour”, pour devenir tout à fait indépendant, pouvoir faire et faire faire tout ce qu'il veut. Cette exigence de liberté radicale, qui s'est manifestée toujours plus clairement dans les Lumières et particulièrement dans la voie ouverte par Rousseau, et qui détermine aujourd'hui la conscience commune, voudrait ne provenir de personne et ne se destiner à personne, n'être de personne, ni pour personne, mais seulement être totalement libre. En d'autres termes, elle considère la structure fondamentale de l'existence humaine elle‑même comme un attentat contre sa liberté; elle voudrait être libérée de sa propre essence humaine pour devenir un “homme nouveau ». --------
Fondamentalement, c'est une promesse qui se tient derrière l'exigence radicale de liberté de la modernité: vous serez comme Dieu. -------- le but implicite de tous les mouvements modernes de libération est de devenir enfin comme un dieu, ne dépendre de rien ni de personne, n'être plus limité dans sa liberté par celle d'un autre. ---------- Être totalement libre, sans la concurrence d'une autre liberté, sans un “par » ou un “pour», ce n'est pas là l'image d'un dieu, mais celle d'une idole. L'erreur originelle de cette volonté radicale de liberté réside dans l'idée d'une divinité conçue sur un mode purement égoïste. Un dieu ainsi conçu n'est pas un dieu mais une idole, l'image de ce que la tradition chrétienne appellerait le diable ‑ l'anti‑Dieu‑, parce que c'est précisément là le contraire absolu du Dieu véritable: le Dieu véritable est par essence tout entier être‑pour (le Père), être‑de (le Fils), être‑avec (l'Esprit Saint). Et l'homme est à l'image de Dieu précisément en ce que ces « de », “pour” et «avec » forment la structure anthropologique fondamentale. Là où on essaie de se libérer
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d'elle, on ne se dirige pas vers la divinité, mais vers la déshumanisadon, vers la destruction de l'être par la destruction de la vérité. La variante jacobine de l'idée de libération (appelons ainsi les radicalismes modernes) est une rébellion contre l'être de l'homme lui-même, une rébellion contre la vérité, et elle conduit ainsi les hommes ‑ comme Sartre l'a vu avec perspicacité ‑ à une existence de la contradiction avec soi‑même, que nous appelons enfer.
Il devient donc clair que la liberté est liée à un critère, le critère de la réalité ‑ elle est liée à la vérité. La liberté de s'auto-détruire ou de détruire les autres n'est pas la liberté, mais sa parodie diabolique. La liberté des hommes est une liberté partagée, une liberté dans la coexistence des libertés, qui se limitent mutuellement et ainsi se portent. La liberté doit se mesurer à ce que je suis, à ce que nous sommes, faute de quoi elle se détruit elle‑même--------- Le droit n'est pas un obstacle à la liberté, il la constitue. L'absence de droit est absence de liberté.