Darras tome 10 p. 578
30 La cour de Milan, tenue jour par jour au courant des négotiations de Domninus, triomphait d'un succès aussi inespéré. Le général ambassadeur franchit les Alpes, à la tête de l'armée de Maxime. Il devait la conduire en Pannonie par la route de l'Italie
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p579 CHAP. V. — INVASION DE MAXIME EN ITAi.JE.
septentrionale. La sécurité de Justina et de ses conseillers était entière. Tout à coup, le 2 septembre 387, on apprit que Maxime, sans se faire annoncer, était venu, avec le reste de ses cohortes, rejoindre l'armée expéditionnaire et en prendre le commandement. Il marchait non point en Pannonie, mais sur Milan dont il n'était plus qu'à une vingtaine de lieues. Ce fut une panique épouvantable. L'impératrice n'eut que le temps de s'enfuir avec Valentinien et les trois princesses ses sœurs. Quelques officiers, entre autres le préfet du prétoire, Probus, les accompagnèrent. On gagna aussi rapidement que possible le port d'Aquilée, sur l'Adriatique. Les fugitifs s'y embarquèrent et vinrent aborder à Thessalonique, d'où ils envoyèrent des messagers à Théodose, le suppliant de prendre en main la défense du jeune monarque indignement spolié. Cependant l'Italie entière avait acclamé l'usurpateur. Sauf la petite cité d'Aemonia, en Illyrie, qui essaya une résistance de quelques heures, toutes les autres ouvrirent leurs portes et reçurent le nouveau souverain. La politique astucieuse de Maxime se dévoila bientôt. Arrivé à Rome, son premier acte fut de permettre aux sénateurs païens de rétablir l'autel de la Victoire. Symmaque se confondit, à ce sujet, en actions de grâces. Un autre décret de Maxime autorisait l'exercice public de la religion juive, et condamnait les chrétiens à rebâtir à leurs frais une synagogue qui avait été brûlée l'année précédente. Maxime n'était cependant ni païen, ni juif. Quand il avait eu besoin de l'influence catholique, il avait écrit au papa Siricius la lettre emphatique que nous avons citée. Maintenant il croyait, par ses avances au parti idolâtrique et à la race juive, se créer un noyau de résistance contre l'intervention de Théodose. Ses espérances devaient être cruellement déçues.
§ VI. Mort de Maxime.
30. La nouvelle de l'usurpation de Maxime arriva en Orient, au moment où la sédition d'Antioche venait de se terminer par l'acte solennel, si fameux sous le nom de «clémence de Théodose. »
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p580 wm'iFictr de saixï siricius (3S3-39S).
A l'occasion de quelques subsides extraordinaires, la capitale de la Syrie s'était révoltée. La ville avait été un instant livrée à tous les excès; les statues de l'empereur, arrachées de leurs bases, traînées dans la boue, avaient été abandonnées aux huées des enfants qui en portaient les débris dans les rues, au milieu des vociférations de la populace. Quand ce délire fut apaisé, une morne stupeur s'empara des coupables. La ville consternée attendait l'heure de la justice. Les habitants s'enfuyaient à travers les campagnes : la cité ressemblait à un vaste tombeau. Tout faisait prévoir que le châtiment serait terrible. A la première nouvelle de l'émeute, Théodose, d'autant plus irrité qu'il avait toujours eu plus de bienveillance pour Antioche, donna l'ordre de raser la ville et d'exterminer tous les coupables. Ses courriers arrivèrent au milieu de cette population désolée : tout espoir semblait perdu. Mais il restait, pour sauver Antioche, le dévouement de Flavien son évêque, et l'éloquence de saint Chrysostome. On obtint des magistrats que l'exécution des décrets impériaux serait suspendue jusqu'au retour du saint évêqne, lequel, par un hiver rigoureux, comptant pour rien ses infirmités et son grand âge, prit la route de Constantinople et voyagea sans s'arrêter ni jour ni nuit. Cependant Jean Chrysostome, qu'il avait chargé de consoler la multitude en son absence, du haut de la chaire chrétienne d'où sa parole persuasive et tendre attachait et séduisait les cœurs, abrégeait pour le peuple ces jours d'incertitude et de cruelles angoisses. Ce prêtre, dont le nom immortel est resté comme le symbole d'une éloquence surhumaine, comptait à peine trente ans. Il avait renoncé aux espérances d'une brillante jeunesse, il s'était arraché aux larmes de sa mère, pour s'enfuir dans la solitude. Flavien, par une exception justement motivée, l'avait promu au sacerdoce avant l'âge prescrit alors par la discipline ordinaire. Jean Chrysostome surpassa tout ce qu'on avait attendu de lui. Dans ces tristes conjonctures, il sut calmer les craintes du peuple et essuyer ses larmes. Ce fut à lui qu'on dut la tranquillité de la ville en proie à tant d'alarmes. Il prononça, dans cet intervalle, vingt discours que nous avons encore, et qui sont comparables à tout ce qu'Athènes et Rome ont produit de plus éloquent.
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p581 CHAP. V. — MORT DE MAXIME.
L'art en est merveilleux. Incertain du parti que voudra prendre Théodose, l'orateur mêle ensemble l'espérance du pardon et le mépris de la mort, disposant par là ses auditeurs à recevoir avec soumission et sans trouble les ordres de la Providence. Il entre toujours avec tendresse dans les sentiments de ses concitoyens, mais il les relève et les fortifie. Jamais il ne les arrête trop longtemps sur la vue de leurs malheurs; bientôt il les transporte de la terre au ciel. Pour les distraire de la crainte présente, il leur en inspire une plus vive : il les occupe du souvenir de leurs vices, les presse de s'en corriger, et leur montre le bras de Dieu, levé sur leurs têtes, comme infiniment plus redoutable que celui des rois du monde. Cependant Flavien était arrivé à la cour de Théodose : il se présenta devant ce prince les larmes aux yeux. Le discours qu'il lui tint et que l'on suppose l'œuvre de saint Jean Chrysostome, est un modèle inimitable. Quand il ent achevé de parler, l'empereur eut peine à contenir son émotion. Laissant enfin échapper ses sanglots, il répondit : « Qu'y a-t-il de merveilleux si un homme pardonne à des hommes ses frères, quand Jésus-Christ, le maître du monde, crucifié par les Juifs, demanda lui-même pardon à son Père pour ses bourreaux? Allez, mon père, retournez au milieu de votre peuple, rendez le calme à la ville d'Antioche : elle ne sera rassurée, après une si violente tempête, qu'en revoyant un pilote tel que vous ! » Flavien reprit en toute hâte le chemin d'Antioche; mais, pour ne pas dérober à son peuple quelques instants de joie, il se fit précéder par des courriers, qui portèrent la lettre de l'empereur avec une promptitude incroyable. Quand on la lut dans la place publique, au milieu du silence général, et qu'on fut arrivé à l'endroit où Théodose révoquait les ordres précédemment donnés pour la punition de la ville et de ses habitants, une immense acclamation de joie s'éleva dans les airs. En un instant, toutes les rues furent décorées de festons et de guirlandes, on dressa des tables sur les places publiques; la nuit suivante égala la lumière des plus beaux jours : la ville tout entière était illuminée; et, quand arriva Flavien, quelques jours après, il fut porté en triomphe.
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p582 Saint sir.icics (38j-3'JS)
37. Cet événement, connu bientôt de l'univers entier, avait porté au comble la gloire de Théodose. Il n'était pas dans tout l'Orient un seul homme qui ne fût prêt à sacrifier sa fortune, son sang, sa vie pour un tel prince. Aussi, quand l'empereur annonça qu'il voulait venger enfin le meurtre de Gratien son bienfaiteur, et punir le rebelle qui venait de spolier le jeune Valentinien, ce fut à qui se rangerait sous ses étendards. On sollicitait comme une faveur inappréciable un enrôlement dans l’armée de Théodose ; ses soldats s'estimaient plus heureux que les généraux de Maxime. Le héros se rendit à Thessalonique pour y accueillir les augustes proscrits qui venaient implorer se protection. Tout le sénat de Constantinople voulut l'accompagner dans ce voyage. Théodose prit le jeune empereur dans ses bras et le serrant sur son creur, lui dit : «N'oubliez jamais, mon fils, la cruelle leçon qui vous est donnée en ce moment. Vous avez offensé Dieu; le Seigneur vous punit. La puissance ne se fonde pas sur les armes, mais sur la justice. Croyez-en mon expérience. Pour commander aux hommes, pour maintenir une armée dans la discipline, pour s'assurer la victoire, pour triompher des rebelles, pour sortir sain et sauf de tous les périls, il ne suffit pas d'être empereur, il faut être sincèrement pieux. C'est là ce qui fit la gloire de Constantin le Grand et de Valentinien I, votre père. Constance et Valens ont agi autrement, vous savez quel fut leur sort. Si l'usur-pateur Maxime triomphe de vous aujourd'hui, n'est-ce pas précisément parce qu'il s'est donné comme le vengeur du catholicisme que vous persécutiez? Soyez donc à l'avenir un chrétien fidèle, un fils dévoué de l'Église. Et comment voudriez-vous espérer la victoire si Jésus-Christ ne combat avec vous? » — Valentinien pleurait amèrement à ces paroles. Il était déjà en âge de comprendre ce qu'elles avaient de gravité sage et paternelle. Il entrait dans sa seizième année; plus d'une fois, il avait gémi de la tyrannie de sa mère Justina. Ce fut donc avec une conviction absolue et sincère qu'il promit de rester toujours fidèle aux principes de l'Église romaine et de n'avoir jamais, si Dieu lui rendait ses états, d'autre conseiller qu'Ambroise, l'illustre évêque de Milan.
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p583 CHAP. V. — MCAT DE MAXIME.
Théodose reçut avec joie le serment du jeune homme. « Prenez courage ! lui dit-il. Avec l'aide de Dieu, nous viendrons à bout de votre agresseur.» —Quelques jours après, le mariage solennel de Théodose avec la princesse Galla, sœur du prince exilé, fut célébré avec magnificence. Le héros voulait, par son alliance avec une famille déchue qui était celle de son bienfaiteur, apprendre au monde que la reconnaissance était à ses yeux le premier des devoirs. C'était en même temps un moyen d'avertir Maxime que l'heure de la vengeance allait bientôt sonner pour lui. Afin de l'en mieux instruire, Théodose le fit sommer d'avoir à évacuer les états de Valentinien. La réponse fut négative; on s'y attendait. Toutefois Maxime, comprenant qu'il aurait à faire non plus à une femme ni à un enfant, mais à un grand capitaine, envoya à différentes reprises des ambassades chargées d'offrir la paix. Elles furent éconduites.
38. A cette époque, on n'avait point encore imaginé les campagnes d'hiver. Les expéditions commençaient au printemps et finissaient à l'automne : c'était une règle invariable. Théodose s'y conforma. Il passa donc l'hiver de l'année 388 à Thessalonique. Ce délai aurait pu singulièrement profiter à Maxime, en lui laissant la temps de se fortifier contre une attaque prévue. Théodose le savait, il n'omit rien pour dérouter complètement son ennemi. Nul de ses conseillers ne fut mis dans la confidence de son plan de campagne. Vainement les ambassadeurs du tyran se succédaient à Thessalonique, moins pour négocier que pour chercher à surprendre le plan de la campagne prochaine. Théodose restait impénétrable et ne communiquait sa résolution à personne. Pendant qu'il concentrait des troupes de terre, il faisait, à Thessalonique même, des préparatifs ostensibles d'embarquement, et réunissait une flotte considérable. Maxime, averti par ses espions de ce double mouvement contradictoire, ne savait de quel côté porter sa défense. Après avoir employé plusieurs mois à fortifier les passages de la Macédoine à l'Illyrie, craignant une attaque par mer, il enjoignit à Andragathius, son généralissime, celui-là même qui avait si lâchement assassiné Gratien, de faire embarquer ses meilleures troupes
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p584 PONTIFICAT DE SAINT SIRICIUS (385-308).
pour s'opposer à la flotte byzantine. Théodose était instruit des hésitations et des fausses mesures de l'usurpateur. Maître de son secret, il était bien près de l'être de son ennemi. Toutefois, sa politique vigilante et active ne laissait rien au hasard et ne négligeait aucun moyen légitime d'assurer le succès. Pendant que Maxime redoublait de complaisances pour le parti païen et juif, l'empereur d'Orient, afin de mieux accentuer le caractère exclusivement catholique qu'il voulait donner à son expédition, renouvelait ses précédents décrets contre les idolâtres, et en publia un nouveau qui interdisait aux femmes chrétiennes d'épouser un Israélite. Théodose avait soin d'associer le jeune Valentinien à ces actes dignes d'un prince vraiment catholique. Il voulut que le jeune prince y apposât sa signature, conjointement avec lui. C’était réparer, à la face du monde, les persécutions dirigées à Milan contre les catholiques par Justina. L'influence de celle-ci avait complètement disparu. Théodose s'était substitué à elle pour la direction du jeune empereur. Justina ne survécut que quelques mois à cette situation déshonorée ; elle s'éteignit dans le désespoir et l'impénitence finale.
39. Théodose avait recommandé le succès de ses armes aux prières des cénobites, dans toutes les thébaïdes égyptiennes. Un messager impérial s'était rendu à Lycopolis, où vivait dans une grotte, au flanc d'un rocher, le fameux solitaire Jean d'Egypte. Depuis soixante ans, ce héros de la solitude s'était enfermé dans sa prison volontaire, et n'en était jamais sorti. Une petite fenêtre grillée le mettait en communication avec le monde extérieur. De tous les points de l'Orient, on venait recevoir ses avis : l'huile qu'il bénissait était portée aux malades et leur rendait la santé. On racontait des choses merveilleuses de l'humilité et de la puissance du thaumaturge. Quand, à l'âge de vingt-cinq ans, il était venu pour la première fois au désert, il s'était mis sous la direction d'un ancien anachorète, qui soumit son jeune disciple à une série d'épreuves capables de décourager la foi la plus robuste. Ainsi le vieillard planta un bâton dans le sable et commanda à Jean de venir deux fois par jour arroser ce morceau
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de bois sec. Durant une année entière, cet ordre en apparence si déraisonnable fut ponctuellement exécuté. L'obéissance du disciple fut récompensée par un miracle ; le rameau prit sève, refleurit et devint un palmier vigoureux 1. Théodose fit demander à Jean de Lycopolis quel serait le sort de l'expédition contre Maxime. « Allez sans crainte, répondit l'homme de Dieu. La victoire vous est assurée. Il n'y aura presque pas d'effusion de sang; l'Orient reverra Théodose vainqueur. »
40. La prédiction fut accomplie. Au mois de juillet 388, une première rencontre eut lieu à Sescia (Sisceg) en Pannonie, sur les bords de la Save. L'armée de Théodose venait en quelques jours de franchir une distance de quatre-vingts lieues. On la croyait embarquée à Thessalonique et la flotte d'Andragathius l'attendait sur les côtes de l'Adriatique. Marcellin frère de Maxime, avec quelques légions, soutint d'abord le choc ; mais la rapidité de l'attaque fut telle que ses soldats lâchèrent pied et traversèrent le fleuve à la nage. Marcellin se replia sur Aquilée, où Maxime venait de se porter en personne. Théodose arriva presque aussitôt et investit la place. La résistance ne pouvait être longue ; chaque jour des cohortes entières abandonnaient l'usurpateur pour venir se ranger sous les étendards du héros. Cependant une émeute éclatait à Constantinople ; les ariens, profitant de la distance où se trouvait l'armée, répandirent tout à coup le bruit de la défaite de Théodose. Ils se portèrent en masse sur le palais épiscopal qu'ils incendièrent, et se mirent en devoir de reprendre aux catholiques les églises dont ceux-ci étaient en possession. Le jeune Arcadius, resté à Byzance, n'épargna rien pour rétablir l'ordre. Il attendait impatiemment des messages d'Occident qui lui permissent de répondre aux rumeurs ariennes par des affirmations victorieuses. Quelques jours après, un courrier lui apportait la nouvelle que Maxime avait été tué par ses propres soldats (27 août 388). Andragathius, le meurtrier de Gratien, s'était fait justice à lui-même en se précipitant à la mer.
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1.Cassian., Institut., lib. IV, cap. xim; Patr. lat., tom. XLIX, col. 184.
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p586 PONTIFICAT DE SAI.NT SIUICIUS (365-3138).
Enfin Arbogast, au nom de Théodose, venait de soumettre les Gaules, et de tuer le jeune Victor, fils de Maxime. La rébellion de l'Occident était étouffée et l'émeute de Constantinople finie. Arca-dius expédia sur-le-champ à son père un message où il le priait de pardonner aux révoltés de Byzance. « Je serais désolé, disait-il, que le début de mon règne fût marqué par des rigueurs ! » Théodose trouvait, dans cette parole du jeune prince, l'écho de ses propres sentiments. Il accorda volontiers l'amnistie qu'on lui demandait.
41. Ce fut un moment solennel pour le monda entier que l'arrivée du héros à Milan. Il déclara qu'il ne voulait rien garder pour lui-même de ses conquêtes, et remit Valentinien II en possession de tout l'empire d'Occident. Le jeune prince méritait cette marque de confiance. Débarrassé de la tutelle de Justina, il montrait dans l'adolescence les qualités sérieuses de l'âge mûr. En revoyant Ambroise, il l'avait embrassé tendrement. «Autrefois on m'amena à vous, dit-il. Aujourd'hui j'y viens de moi-même. On vous confiait un orphelin; maintenant l'empereur se met sous votre direction ! » Il devint bientôt le modèle et les délices de ses sujets, par sa bonté, sa prudence, sa chasteté et son zèle pour la foi. Justina avait habitué les Milanais aux jeux du cirque; elle voulait corrompre les mœurs pour arriver plus aisément à déraciner le catholicisme. Valentinien fit tuer toutes les bêtes sauvages qu'on engraissait dans les arénaires, et abolit ces représentations sanglantes. Du reste, il ne prenait aucune mesure qu'avec l'assentiment de Théodose. Ce grand prince voulut passer près de deux années avec lui, pour asseoir, par sa présence et son autorité, le nouveau gouvernement de son jeune beau-frère sur des bases inébranlables. Ce fut une période de prospérité et de gloire, comme l'Occident n'en connaissait plus depuis longtemps. Il semblait que l'empire romain retrouvait sa force et sa splendeur passées; on pouvait croire que le IVe siècle allait s'achever dans le triomphe pacifique du catholicisme, après s'être ouvert, sous Dioclétien, au milieu des sauvages fureurs de la dixième persécution.