Darras tome 34 p. 38
§ XI. DÉBUTS DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.
202. Les débuts de la Compagnie tiennent du prodige. Les jésuites ne sont que d'hier, et déjà l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la France, l'Irlande, l'Ecosse et l'Allemagne sont témoins de leur zèle aposto-
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lique. Le caractère, la marque de la grande hérésie des temps modernes, c'est le mépris de l'autorité pontificale, eux professent pour le Saint-Siège le plus inviolable dévouement. C'est à Rome, sous les yeux du Pape, que se tient leur général pour diriger et surveiller tous les mouvements de ses soldats. La petite troupe destinée à lutter corps à corps avec les mille têtes de l'hérésie, ne se contente point de repousser l'erreur loin des pays qu'elle menace d'envahir ; elle l'attaque au centre même de son domaine, lui dispute le terrain pied à pied et guerroie avec une activité que rien ne ralentit. Ranke lui-même est frappé de l'extension subite et rapide de la Compagnie de Jésus: « En peu d'années, dit-il, Ignace la vit se répandre dans tous les pays de la terre. Quels progrès extraordinaires avait faits la société. En 1551, les jésuites n'avaient encore aucune situation fixe en Allemagne; en 1556, ils occupèrent la Bavière et le Tyrol, la Franconie et la Souabe, une grande partie des provinces Rhénanes, l'Autriche ; ils avaient pénétré en Autriche, en Bohême, en Moravie1.» Ce que dit Ranke des jésuites en Allemagne peut s'appliquer à leurs prouesses dans les autres pays du monde chrétien. Les jésuites sont partout: ils confondent l'hérésie par la sainteté des mœurs, la pureté de la foi et la force de l'éloquence ; ils excitent le courage, soutiennent ceux qui chancellent ramènent ceux qui s'égarent, se font tout à tous pour gagner toutes les âmes à Jésus-Christ. Instruction des peuples, réforme du clergé, fondation de collèges, controverses, négociations diplomatiques, compositions d'ouvrages savants, œuvres de charité: il n'est rien que leur zèle n'embrasse, aucun obstacle dont il ne triomphe. Je ne dirai point que ce sont les temps héroïques de la Compagnie; ce serait supposer qu'elle n'a pas répondu à ses commencements ou croire qu'elle puisse défaillir autrement que par la mort. C'en est fait, dès qu'Ignace a lancé sa première phalange : la lutte s'engage sur tous les points; elle ne cessera qu'après l'extermination du dernier jésuite. Travaux, fatigues, outrages, persécutions, le glaive même, rien ne saura désormais arrêter dans leur marche les
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1. Hist. des Pontifes Romains au XVIe siè-lr, t. I, p. 310, et. t. III, p. tfO.
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défenseurs que Dieu a suscités à son Eglise. Aussi les sectaires les poursuivent-ils de la plus implacable haine. Les poisons de la calomnie sont distillés savamment contre leur institut ; des législateurs ourdissent, contre leur zèle, des lois féroces ; leur nom même est un crime et jusque sur les plages les plus lointaines, un titre au martyre. Heureux de souffrir pour la cause de Jésus-Christ, ils puisent dans ce nom même le courage et la force qui les feront triompher de toutes les tortures; parce qu'ils trouvent, dans ce nom seul, leur consolation et leur espérance.
203. « Dans le calme plein d'activité que le premier Général imposait à sa volonté et à celle de ses successeurs, il y avait, dit Créti-neau-Joly, un fond de réflexion dont les faits ont toujours confirmé la prudence. Loyola savait que les capitaines expérimentés se tiennent à l'écart au jour de bataille, afin de suivre dans le repos de leur esprit le grand jeu qu'ils dirigent. Un chef d'armée doit, par ses ordres, être présent sur tous les fronts de ses troupes. Leurs mouvements, leur courage, leur vie même sont entre ses mains ; il en dispose de la manière la plus absolue ; il se condamne donc par le fait même à cette inaction du corps qui double les forces de l'intelligence. C'est lui qui pousse, lui qui retient, lui qui combine tous les ressorts, lui qui assume sur sa tête la responsabilité des événements. Le général d'armée adopte cette tactique : Loyola s'y astreignit, parce que les avantages en sont incalculables. Il dispersait ses compagnons sur le globe ; il les envoyait à la gloire ou à l'humiliation, à la prédication ou au martyre. Lui, de Rome, centre de ses opérations, il communiquait à tous la force ; et ce qui est plus que la force dans un corps, il en régularisait les mouvements. De Rome, Ignace suivait tous les pas de ses disciples. Dans un temps où les communications n'étaient ni faciles, ni rapides, et où chaque évolution militaire apportait une entrave de plus à ses communications, il avait découvert le moyen de correspondre fréquemment avec eux. Ils le tenaient au courant de leurs missions ; ils l'entretenaient de leurs joies ou de leurs peines ; ils l'associaient par la pensée à leurs dangers ou à leurs luttes ; ils demandaient ses ordres ; ils se conformaient à ses conseils. Plus calme qu'eux, car il
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ne s'impressionnait pas des passions locales, il jugeait les choses avec plus de discernement, il les coordonnait avec plus d'ensemble1.» Pendant ce temps, il organisait l'intérieur de la maison-professe, formait les novices, leur expliquait les points les plus minutieux de la discipline et tenait strictement à leur observation. D'autre part, il veillait à l'observance fidèle des règles de l'Ordre. Si on lui conseillait d'apporter des modifications, il répondait que le mieux est ennemi du bien et ordonnait de se tenir aux règles. Les ordres religieux, comme les états politiques, ne peuvent pas consacrer leur vie à la recherche de théories inapplicables ou d'un mieux que la nature humaine ne comporte pas. Ignace, après avoir créé, conservait.
204. Cette existence réfléchie n'épuisait pas l'âme de Loyola, ; il voulait soutenir son ordre religieux en sanctifiant Rome. Le premier fait qui attira son attention, ce fut la disposition des Juifs à se convertir. Loyola leur ouvrit un asile, une maison de catéchumènes, qui accepta aussi les Turcs et les infidèles de toutes nations. De I617 à 1842, il y est passé 3614 convertis. Après la propagation de la foi, la correction des mœurs, les pécheresses faisaient le scandale de Rome : le pape gémissait de la difficulté qu'on éprouvait à les retirer du désordre ; Loyola, pour répondre au vœu du pontife, fonda le monastère de Sainte-Marthe qui admettait sans condition toutes les converties. Une œuvre connexe, c'était la préservation des filles pauvres : Ignace fit construire, à leur intention, la maison de Sainte-Catherine. Une des plus vives afflictions de son cœur était de voir les orphelins abandonnés à la charité publique ; après avoir fait violence à toutes les bourses, il bâtit deux maisons : l'une, pour les garçons ; l'autre, pour les filles ; on les céda depuis aux frères Somasque. Tous les ans à la fête de Saint Ignace, ces enfants viennent à l'Eglise de Gésu, et, pour témoigner leur reconnaissance à celui qui fournit un asile à tant de générations d'orphelins, ils aident à servir les messes que l'on célèbre en son honneur. Où trouver dans la vie de Luther, de Calvin,
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1. Histoire <l<- tu C.nmpagnir île Jésus, t. I, p. 150.
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de Zwingle, de Henri VIII, de semblables actes de charité ? et, en dehors des déclamations des sectaires ou des libres penseurs, qui songe à leur témoigner la moindre reconnaissance?
205. Un projet occupait davantage Ignace ; dans ses rêves prophétiques, il en attendait, pour l'avenir, les plus brillants résultats, et s'y consacrait avec sa puissante ardeur; c'était la fondation d'un grand collège. Le 16 février 1550, treize Scolastiques, conduits par le P Pelletier, se transportaient de la maison-professe à une petite demeure que Loyola venait de prendre à bail au pied du Capitole. L'habitation était étroite; le régime difficile ; la vie dure. A peine les classes furent-elles ouvertes que le nombre des élèves obligea de chercher une demeure plus commode ; Ignace en prit une près de la Minerve et commença à l'agrandir, pour l'approprier à ses grands desseins. Les jésuites ne prélevaient aucun impôt sur l'éducation qu'ils dispensaient, cette gratuité leur attira l'animadversion des autres docteurs. On les accusa de mauvaise foi, d'hérésie et même d'ignorance. Ignace, content de bien faire, laissa dire. En 1553, le jeune collège commençait à enseigner la théologie, suivant la méthode adoptée dans l'Université de Paris. Avec cette méthode, appliquée par de bons maîtres, la science devenait facile aux élèves ; ce n'était pas seulement un séminaire pour sa Compagnie que Loyola venait de créer, c'était une maison où tout jeune homme avait le droit de suivre les cours et d'y recevoir l'instruction. En 1555, les cent premiers élèves se disséminèrent dans les différents états de l'Europe ; deux cents autres prirent leur place. En 1556, Paul IV accordait à la maison tous les privilèges des Universités. En 1557, le collège représentait un drame : le maître avait jugé utiles ces jeux de scène pour former le corps et développer l'intelligence. Le collège comptait, parmi ses docteurs, Emmanuel Sa, Polanque et Ledesma; parmi ses maîtres, d'Avellanida et Tolet ; parmi ses élèves, Possevin, Bellarmin, et Aquaviva. On voyait, parmi ses Scolastiques, des hommes venus de tous points de l'Europe. Ces succès cependant n'étaient encore que des éventualités ; rien de fixe ne se préparait pour l'établissement du collège et pour sa dotation. En 1560, le Souverain Pontife chargea quatre cardi-
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naux de pourvoir à la fixité du collège. On le transporta dans un couvent de religieuses et on commença par l'érection de la chapelle où fut établie une Congrégation de la Sainte Vierge. « De cette maison, écrivait à Pie IV Ferdinand Ier, grand nombre d'hommes d'une vertu et d'une science signalée, ont été envoyés les années précédentes, non-seulement dans nos royaumes et nos domaines, mais encore dans tous les autres royaumes de la Chrétienté. » « Entre tous les Ordres, écrivait en 1561 Pie IV à Philippe II, la société de Jésus mérite une spéciale protection du Siège Apostolique. Quoique arrivés les derniers de tous et à la neuvième heure pour cultiver la vigne du Seigneur, ces laborieux ouvriers non-seulement en ont arraché les ronces et les épines, mais ils l'ont étendue et propagée dans d'autres contrées. Nous avons dans cette ville le premier collège de cet Ordre ; il est comme la pépinière de tous les autres qui s'établissent en Italie, en Allemagne et en France. De ce séminaire fécond le Siège Apostolique tire des ministres choisis et capables, comme autant de plantes pleines de sève et abondantes en fruits, pour les jeter dans les lieux où les besoins sont les plus grands. Ils ne refusent jamais quelque travail que ce soit pour l'honneur de Dieu et le service de ce Siège Apostolique ; ils vont sans crainte partout où ils sont envoyés, même dans les pays les plus hérétiques et les plus infidèles, et jusqu'aux extrémités des Indes. Nous devons donc beaucoup à ce collège, qui a si bien mérité et qui continue à bien mériter de la religion catholique et qui est si dévoué au service de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de la Chaire de Saint Pierre. Mais afin que, placé dans cette ville comme dans la citadelle de la Religion chrétienne et le centre de l'Église catholique, il puisse être utile à tous ses membres, il convient que non-seulement nous le soutenions, et nous ne manquions pas à ce devoir ; mais il réclame aussi le secours de tous les chrétiens pieux ; il a surtout besoin du vôtre et de votre protection. Nous avons donc voulu par ces lettres vous faire connaître le fruit très grand et si opportun que l'Église universelle en retire. » Les jésuites n'avaient pas seulement le don de rendre l'instruction aimable, ils trouvaient encore les moyens d'exciter l'émulation. En 1564, Laynès in-
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venta la distribution publique des prix, solennité si douce pour le cœur des mères, électrique pour les enfants, dont la magie se garde parmi les bons souvenirs de l'âge mûr. En 1576, Bellarmin inaugurait son cours de controverses. En 1584, le registre du collège portait 2, 107 élèves. Le pape Grégoire XIII fît construire l'immense édifice qu'avait tant souhaité Loyola et assigna des revenus tant pour payer les dettes que pour entretenir les professeurs. En 1623, un élève du collège Romain montait sur le siège de Saint Pierre. Depuis cette époque, le Collège Romain n'a pas cessé de produire des hommes distingués, soit dans les lettres, soit dans la politique, soit dans les sciences, soit dans la sainteté. Sept autres Papes : Innocent X, Clément IX, Clément X, Innocent XII, Clément XI, Innocent XIII, et Clément XII, qui marquent avec tant d'éclat dans les annales de l'Église, sortirent de cette Maison. Elle avait d'illustres élèves, mais ses professeurs n'étaient pas moins célèbres : on vit tour à tour dans ses chaires Sacchini, Maffei, Clavius, Mariana, Maldonat, Suarez, Azor, Vasquez, Cornélius a Lapide, Pallavicini, Conti, Kircher, Martinez et Casati. On y formait des savants, on y élevait des Saints tels que Jean Berchmans, saint Camille de Lellis, le bienheureux Léonard de Port Maurice et le vénérable Pierre Berna, martyr. Ce n'était plus le Collège des jésuites, il devenait le Collège du monde entier ; car tous les autres établissements de Rome se faisaient honneur de n'être qu'une de ses succursales. Rome avait la suprématie de l'éducation ; on prétendait néanmoins que l'Eglise Catholique était ennemie des lumières, et, dans cette seule ville, il existait quatorze écoles qui, en dehors de leurs cours particuliers, suivaient ceux des jésuites. Par la simple nomenclature de leurs noms, on verra de quelle manière le Saint-Siège répondait au reproche d'obscurantisme et d'ignorance que la mauvaise foi lui a si souvent jeté ; les Collèges des Anglais, des Grecs, des Ecossais, des Maronites, des Irlandais et des Néophytes ; les Collèges Capranica, Fuccioli, Mattei, Pamphili, Salviati, Ghislieri, le Collège Germanique et le Collège Gymnasio, composaient cette brillante pléiade.
206. Ignace venait de jeter les bases d'un monument, il ne s'ar-
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rêta pas dans ses créations. L'hérésie s'était implantée en
Allemagne, le général conçut l'idée d'un collège germanique, spécialement destiné à former des apôtres pour les contrées que ravageait l'hérésie. Ce
projet, communiqué aux cardinaux Moroni et Cervini,
puis à Jules III,
fut examiné en consistoire
et accepté par le Sacré-Collège. Le Pape et les cardinaux souscrivirent même, pour
les frais d'établissement, une somme de trois cent mille francs. Jules III donna,
en 1552, la bulle d'érection, avec de nombreux privilèges, entre autres, pour le recteur, le droit de promouvoir au doctorat. On
n'enseignait encore au collège romain, que le grec, le latin et l'hébreu ; par
ordre d'Ignace, on ouvrit, au collège germanique, des chaires de philosophie,
de théologie, d'Écriture Sainte, afin que les élèves eussent sous la main tous
les éléments d'une forte instruction. En 1532, le collège recevait dix-huit
élèves ; l'année sui-
vante, cinquante-quatre. On n'y entrait qu'après examen ; on revêtait les élèves
d'une robe rouge avec une ceinture noire ; ils signaient un formulaire de foi.
Au bout de quelque temps d'épreuves ils s'engageaient sous serment à se
conformer aux intentions du Souverain Pontife, aussi bien pendant leur séjour au collège qu'à leur
sortie. Le règlement était si parfait que le Concile de Trente l'adopta presque tout entier pour son décret sur les séminaires. Apès Jules III et Marcel II, Paul IV ne fut pas favorable à
l'établissement ; mais le
doyen du Sacré-Collège, Jean de Kellay, vint à son secours, en provoquant,
entre cardinaux, une cotisation de quatre cents écus et en léguant, à sa mort, un fond de terre. Ces secours
permirent aux étudiants allemands de
revenir à Rome ; Pie IV prit le contre-pied de son prédécesseur; Grégoire XIII le surpassa
encore. D'abord il envoya des légats pour intéresser les souverains à une œuvre dont l'Allemagne avait éprouvé la salutaire influence.
Le 6 août 1573 , le Pape publie une
bulle par laquelle il accorde au Collège germanique les biens et l’église d’un
monastère au mont Aventin, et lui assigne une rente de trente-cinq écus d’or.
Par une autre bulle de 1574, le Souverain Pontife consacre, pour le Collège
germanique, l’église, le palais de l’Apollinaire et tous les monuments qui y
sont adjoints ; il l’exempte de tout impôt , lui
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achète une villa pour les promenades, lui donne des cardinaux protecteurs, enfin réalise tous les rêves dont un autre homme qu'Ignace de Loyola n'aurait pu concevoir la possibilité. Les plus grands noms de l'Allemagne sont inscrits sur les listes de ce collège. A la fin du XVIIIe siècle, on en avait vu sortir le pape Grégoire XV, vingt-quatre cardinaux, six électeurs de l'empire, dix-neuf princes, vingt-et-un archevêques, deux cent vingt-et-un évêques, quarante-six abbés et généraux d'ordres, onze martyrs. En voyant Ignace fonder ce collège, Chemnitz, l'un des coryphées du protestantisme, avait reconnu l'habileté de la stratégie : « Il ne se contente pas, dit-il, de nous faire attaquer par des étrangers ; le voilà qui nous jette sur les bras nos compatriotes eux-mêmes. » En effet, à leur retour en Allemagne, les élèves communiquaient à leur famille, à leurs amis, les fruits des leçons reçues. Plus tard, Jean de Muller reconnaîtra que les jésuites ont, par ce moyen, arrêté la réformation. « La doctrine théologique de la Papauté, dit Ranke, n'avait presque plus de croyants chez nous. Les jésuites vinrent pour la rétablir... Ils n'ont rien reçu des Allemands ; leurs doctrines et leurs constitutions étaient achevées et formulées avant qu'ils apparussent chez nous. Nous pouvons donc considérer les progrès de leur Institut chez nous comme une nouvelle intervention de l'Europe romaine dans l'Europe germanique ; ils nous vainquirent sur le sol de l'Allemagne ; ils nous arrachèrent une partie de notre patrie1. »
207. L'attaque était partout, mais nulle part aussi violente qu'en Angleterre : Henri VIII l'avait séparée de la communion romaine ; mais, en Irlande, il rencontra un peuple qui ne consentit pas à changer de foi aussi souvent que son souverain changeait de maîtresse. Pour réprimer ces protestations de la foi, Henri VIII avait organisé un système atroce de persécution. En apprenant ces boucheries, Paul III s'émut et envoya, en légation, Salmeron et Pasquier Brouet. Seuls, sans argent, sans provisions, ils partirent de Rome, ainsi que les Apôtres quand ils allèrent à la conquête du monde. Au départ, Ignace leur avait remis ces instructions :
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1 Ranke t. iv, p. i3.
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« Je vous recommande d'être avec tout le monde en général, mais surtout, avec vos égaux et vos inférieurs, sobres et circonspects dans vos paroles, toujours disposés et patients à écouter, prêtant une oreille attentive jusqu'à ce que les personnes qui vous entretiennent vous aient dévoilé le fond de leurs sentiments. Alors vous leur donnerez une réponse claire et brève, qui prévienne toutes les instances. Afin de vous concilier la bienveillance des hommes dans le désir d'étendre le royaume de Dieu, vous vous ferez tout à tous, à l'exemple de l'Apôtre, pour les gagner à Jésus-Christ. Rien, en effet, n'est plus propre que la ressemblance des goûts et des habitudes, à se concilier l'affection, à gagner les cœurs. Ainsi, après avoir étudié le caractère et les mœurs de chaque personne, vous chercherez à vous y conformer autant que le permettra le devoir ; en sorte que si vous traitez avec un caractère vif et ardent, vous secouiez toute lenteur ennuyeuse. Il faut, au contraire, devenir un peu lents et mesurés, si celui auquel vous parlez se montre plus circonspect et plus pesé dans son discours. Du reste, si celui qui doit traiter avec un homme de tempérament irascible a lui-même ce défaut, et s'ils ne s'accordent pas en tout l'un et l'autre dans leurs jugements, il est grandement à craindre qu'ils ne se laissent emporter à quelque accès de colère. C'est pourquoi celui qui reconnaît en lui cette propension doit s'observer avec le soin le plus vigilant et munir son cœur d'une provision de force pour que la colère ne le surprenne pas ; mais qu'il supporte plutôt avec égalité d'âme tout ce qu'il souffrira de la part de l'autre, fût-il même son inférieur. Les contestations et les querelles sont bien moins à craindre de la part des esprits tranquilles et lents que de celle des personnes vives et ardentes.» Pour attirer les hommes à la vertu et combattre l'ennemi du salut, vous emploierez les armes dont il se sert afin de les perdre ; tel est le con-seil de saint Basile. Lorsque le démon attaque un homme juste, il ne lui découvre pas ses pièges, il les cache au contraire et ne l'attaque qu'indirectement sans combattre ses pieuses inclinations feignant même de s’y conformer; mais peu à peu il l'attire le surprend dans ses pièges. Ainsi convient-il de suivre
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une marche semblable pour retirer les hommes du péché. Commencez par louer avec prudence ce qu'ils ont de bon, sans attaquer d'abord leurs vices ; lorsque vous aurez gagné leur confiance, appliquez le remède propre à les guérir ; à l'égard des personnes tristes ou troublées, montrez, en leur parlant, autant que vous le pourrez, un visage gai et serein ; usez de la plus grande douceur dans vos paroles, afin de les ramener plus aisément à un état d'âme tranquille, combattant un extrême par un extrême.
Non-seulement dans vos serments, mais encore dans vos discours particuliers, surtout lorsque vous réconcilierez entre eux des ennemis, ne perdez pas de vue que toutes vos paroles peuvent être publiées, ce que vous dites dans les ténèbres manifesté au grand jour. Dans les affaires anticipez le temps plutôt que de différer ou d'ajourner, si vous promettez quelque chose pour demain, faites-le aujourd'hui.
Quant à l'argent, ne touchez pas même à celui qui serait fixé pour les dispenses que vous accorderez. Faites-le distribuer aux pauvres par des mains étrangères et employez-le en bonnes œuvres, afin que vous puissiez, si besoin était, assurer avec serment que dans le cours de votre légation vous n'avez pas reçu une obole. Lorsqu'il faudra parler aux grands, que Pasquier Brouet en soit chargé. Délibérez entre vous dans tous les points sur lesquels vos sentiments seraient partagés ; faites ce que deux sur trois auraient approuvé ; écrivez souvent à Rome durant votre voyage, aussitôt que vous serez arrivés en Ecosse, et aussi quand vous aurez pénétré en Irlande ; ensuite rendez tous les mois compte des affaires de la légation. »
En Ecosse, les deux légats n'avaient qu'à étudier la situation ; en Irlande, ils devaient fortifier et relever. Déguisés, presque mendiants, changeant chaque nuit de résidence, ils parcoururent l'Irlande en trente-quatre jours; ils ranimèrent partout la confiance. A la vue des fronts qui ne se courbaient plus sous le bâton des tyrans, l'ennemi soupçonna leur présence. À l'instant leur tête est mise à prix. La confiscation des biens et la peine de mort sont prononcées contre quiconque accordera asile aux deux légats. Le
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Barbe-bleue de la Grande-Bretagne se sentait faible devant deux jésuites : il ne pouvait rendre, à leur vertu, un plus bel hommage. Un instant, les deux proscrits songèrent à se rendre à Londres, pour reprocher au tyran, face à face, ses abominables crimes. Un ordre du Pape les rappela en Italie. L'Ecosse avait été encouragée contre la séduction ; l'Irlande se sentit forte depuis qu'elle avait reçu la bénédiction du Saint-Siège.