Bysance 45

 

Darras tome 20 p. 524


§ IV.   L'empire  grec.

 

   12. La vacance de l'empire, après la mort de saint Henri, ré­veilla l'ambition et les espérances des Grecs de l'Italie méridionale. On  se rappelle que les assiégés de Troja menaçaient l'armée allemande de la prochaine arrivée du grand monarque d'Orient, Basile IIqui forcerait l'empereur des Romains à lui baiser les pieds2. Cette bravade, malgré sa ridicule exagération et le démenti que

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l. Vita S. Cuneguwlis, Pair. Lai., tom. CXL, col. 210-214. 1 Cf. Innocent III. Bul/a ^anoniz, S. Cunegund. tom. cit. col. 219. -•» Cf. chapitre précédent, n 34.

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l'événement ne tarda guère à lui donner, n'était cependant pas entièrement chimérique. Le  nom de Basile II, illustré depuis cin­quante ans par des victoires sans nombre sur les Slaves, les Russes, les Petchénègues, les Sarrasins et les Abasges, venait de grandir encore dans l'imagination et la terreur populaires par un dernier massacre qu'il venait de faire des Bulgares et qui lui valut le sur­nom de Bulgarochtone. En 1022, libre enfin de tourner ses armes victorieuses contre l'empire d'Occident, il se disposait à passer en Sicile afin d'en expulser les Sarrasins, et à remonter l'Italie jus­qu'aux Alpes pour y rétablir la suzeraineté de l'empire de Constantinople. Ce projet gigantesque était, nous l'avons dit, l'objectif permanent de la  politique byzantine. Tous les césars  d'Orient avaient rêvé  sa réalisation, mais il faut convenir que nul d'entre eux ne fut jamais plus capable que Basile d'en venir à bout. La Providence qui se joue des desseins des hommes et arrête comme il lui plait les plus terribles conquérants ne permit point au vain­queur des Bulgares d'ajouter à tant de lauriers les triomphes qu'il se promettait sur les bords du Tibre. Une révolte du roi des Ibères le rappela aux extrémités orientales du Pont-Euxin, et pendant qu'il volait avec la rapidité de la foudre contre ces nouveaux enne­mis, deux de ses généraux, Phocas et Xiphias, se faisaient procla­mer  empereurs en Cappadoce. Basile II sortit à son honneur de cette double guerre étrangère et civile, mais il lui fallut du temps; ce fut seulement en 1034 qu'il retrouva sa liberté  d'action et put reprendre ses projets  interrompus. Les circonstances lui étaient beaucoup plus favorables. L'empereur saint Henri, le vainqueur de Troja, venait de mourir; l'Allemagne tout entière occupée à l'élection d'un nouveau roi ne pouvait transporter ses guerriers des rives du Rhin au détroit de Sicile. Enfin, un nouveau pape venait de s'asseoir  sur la  chaire apostolique, dans des conditions qui pouvaient offrir  une chance de plus à la politique  byzantine. Jean XX promu subitement du laïcisme au souverain pontificat se trouvait dans cette situation singulière que,  vis-à-vis des règles canoniques reçues en Occident, son élection  pour devenir légitime avait eu besoin d'une dispense spéciale, tandis que la pratique de

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l'église d'Orient autorisait de plein droit une promotion de ce genre. Enfin, le patriarche de Constantinople Sergius, qui avait refusé de suivre son prédécesseur dans ses errements schismatiques1, était mort depuis cinq ans. Basile l'avait remplacé par une de ses créatures, Eustathe, archiprêtre « du sacré palais. » De cet en­semble de conjonctures, Basile II espérait profiter habilement pour donner à l'expédition militaire qu'il préparait le double caractère d'une guerre politique et religieuse. Politiquement, il s'annonçait comme un libérateur, en Sicile d'où il expulserait les Sarrasins, et en Italie qu'il délivrerait de l'odieuse domination des Germains. Religieusement, il prétendait obtenir du nouveau pape la ratifica­tion du titre d' «œcuménique» pour les patriarches de Byzance et donner ainsi satisfaction aux prétentions orgueilleuses de l'église orientale. Eustathe entra pleinement dans cette voie, qui ouvrait à son ambition personnelle les perspectives les plus brillantes.


   13. On vit donc, dit Raoul Glaber, arriver à Rome dans le cours de l'année 1024, une ambassade solennelle de l'empereur Basile. Elle  réclamait pour le patriarche  de   Constantinople, le  privilège de s'appeler  œcuménique dans l’église  grecque, comme le  pape se nommait le pontife universel du monde entier. Les envoyés  avaient des présents magnifiques pour le souverain pontife et  des sommes immenses à distribuer aux principaux du clergé de Rome afin d'acheter leur conscience. Nous vivons, ajoute le malin chroniqueur, en un temps où l'ar­gent est vraiment le roi du monde, mais c'est à Rome surtout que ce roi maudit a établi sa domination. Les ambassadeurs grecs exposèrent leur requête au pontife et il leur fut répondu qu'on l'examinerait. Les Romains, séduits par l'or de Byzance, cherchaient quelque subterfuge pour concéder secrètement ce qui leur était demandé. Mais ce fut en vain. On ne saurait faire mentir la parole de vérité, qui a dit de la chaire apostolique : « Les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle.» Les intrigues qui s'agitaient dans le conclave transpirèrent promptementau dehors: ce fut dans

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1. Cf. chapitre vi de ce présent volume, n. i.

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toute l'Italie une rumeur générale. L'indignation publique éclata de toutes parts.» Qu'y eut-il de vrai dans le prétendu complot des conseillers du pape Jean XX, tel que Raoul Glaber le fait con­naître sur la foi des bruits populaires ? Nous ne le savons pas au juste. Mais il résulte manifestement de son récit que l'émotion sou­levée en Italie à cette occasion fut énorme. La question politique engagée au fond de cette contrevorse, en apparence purement théologique, dut nécessairement contribuer à l'agitation des esprits. Il s'agissait, pour les provinces septentrionales de l'Italie, d'une alternative formidable. Le pape Jean XX continuerait-il à les pro­téger contre le retour de la domination byzantine, ou bien laisse­rait-il renverser une des barrières que ses prédécesseurs avaient jus­que-là maintenue si énergiquement contre l'ambition des patriarches de Constantinople? La brèche une fois ouverte sur le terrain de la discipline religieuse, ne serait-elle pas bientôt élargie dans le domaine de la politique par les armes de l'empereur Basile? « L'é­motion gagna promptement les Gaules, dit Hugues de Flavigny, dont le récit confirme en ce point celui de Raoul Glaber. Plusieurs évêques et abbés firent en personne le voyage d'Italie pour protester contre les prétentions des Grecs et faire échouer leur entreprise, D'autres se contentèrent d'adresser au siège apostolique des lettres où ils rappelaient la tradition de l'Église, conjurant le clergé de Rome de ne point consentir à des propositions dont l'énoncé seul était un scandale et un opprobre. Notre bienheureux père Richard, abbé de Saint-Vanne, fut du nombre de ceux qui partirent sur-le-champ pour Rome, afin de lutter de tout son crédit et de toute son influence contre les prétentions byzantines. Vrai fils de l'église romaine, il volait à la défense de sa mère 2. »

 

14. « Parmi  ceux  qui  écrivirent au pape à ce sujet, continue Raoul Glaber, je dois citer le vénérable Guillaume abbé de Saint-

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1 Rodulf. Glaber. Historiar., lib. IV, cap. i, Patr, Lit., tom. CXLIf, col, 671.

2. Hugo Flaviniacens. Chrome, lib. II, cap. xvn. Patr. Lat, tom. CLIV,eol. 241. Hugues de Flavigay écrivait dans les premières années du douzième siècle.

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Bénigne de Dijon. Sa lettre courte mais éloquente et vive était conçue en ces termes : Au pape Jean promu par la grâce de Dieu Et  l'autorité du bienheureux Pierre prince des apôtres sur le siége le plus auguste de l’univers,  Guillaume serviteur  de la croix du Christ, que votre règne soit celui de la justice apostolique afin de nous mériter la couronne de gloire. —L'apôtre des Gentils nous apprend à respecter les personnes constituées en dignité, ce qui ne l'empêche pas de s'écrier ailleurs : « Je sors peut-être des limites de la prudence, mais c'est vous qui m'y avez contraint : « factus sum insipiens, vos me coegistis1. Nous aussi, nous nous sentons pressé par un sentiment d'amour filial d'exhorter votre paternité à se rappeler en ce moment la conduite du Sauveur, et à poser à quelqu'un de vos amis la question que Notre Seigneur fit à saint Pierre quand il lui demanda : « Que disent de moi les hommes 2?» La réponse que vous obtiendrez, pourvu qu'elle soit sincère, mé­ritera toute votre attention. Si elle est nettement favorable, pre­nez garde à la justifier par votre conduite, si elle est embarrassée et obscure, priez le père des lumières de dissiper toutes les ombres, afin que vous guidiez dans la plénitude de la lumière et dans la voie des commandements divins tous les fidèles enfants de l'Église. Il nous est venu une nouvelle qui scandalise tous ceux qui l'enten­dent, et qui trouble profondément les âmes. Bien que l'ancien empire romain, qui s'étendait autrefois sur l'univers entier, soit aujourd'hui partagé en un nombre infini de monarchies particu­lières, la puissance suprême de lier et de délier sur la terre comme au ciel est restée une ; elle appartient maintenant comme toujours, par le don du Seigneur, au magistère inviolable de Pierre. C'est donc une présomption complètement injustifiable de la part des Grecs d'avoir revendiqué un privilège qu'ils auraient, dit-on, obtenu de vous. Nous vous supplions de montrer plus de vigueur pour la correction des abus et le maintien de la discipline au sein de l'Église catholique et apostolique,  c'est le devoir  d'un pontife

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1. II Cor., xu, H.

2. Le texte auquel fait allusion le vénérable abbè est celui-ci : Quem me dicunt esse homines? (Marc, vin, 27.)

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universel ; ainsi puissiez-vous régner heureusement ici-bas et dans l'éternité 1.» D'après la teneur même de sa lettre, on voit que le vénérable abbé croyait que le pape avait déjà cédé aux instances des ambassadeurs de Constantinople, tant la rumeur publique avait exagéré les faits. Dans la réalité, les Grecs n'avaient encore rien obtenu, et la manifestation qui se produisait contre eux dans tout l'Occident n'était pas de nature à leur valoir un succès. Jean XX n'avait pas un instant songé à leur faire la concession qu'ils solli­citaient. « Ils retournèrent donc à Constantinople, dit Raoul Glaber, avec la double honte d'avoir échoué dans leurs négocia­tions, et d'avoir vu leurs prétentions orgueilleuses réfutées par tous les docteurs de l'Occident 2. »

 

15. Cet échec ne fit que précipiter les résolutions belliqueuses de l'empereur Basile II ; il se fît précéder en Italie par une flotte considérable sous les ordres du patrice Oreste et comptait aller promptement la rejoindre avec le reste de ses troupes, mais il fut arrêté soudain par une maladie qui devait être mortelle. Durant tout le cours de l'année 1025, il se vit cloué sur un lit de douleur. Le patriarche Eustathe, dont la santé semblait florissante, mourut cependant avant lui. Basile se faisait apporter chaque jour quelque relique insigne qu'on plaçait dans son appartement. Vers la fin de décembre, l'abbé de Stude, Alexis, vint de son monastère apporter à l'empereur le chef de saint Jean Baptiste. C'était au moment où le patriarche  Eustathe venait de rendre le dernier soupir. Alexis fut aussitôt investi de sa dignité. Basile chargea son protosyncelle le patrice Jean d'aller sur-le-champ  et sans plus de formalités

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1 Rodulf. Glaber, loc. cit. col, 671. — Le texte de la lettre da saint Guil­laume a été reproduit par M. Pertz avec plus de correction, d'après divers manuscrits. Cf. Monument. Germa», tom. VII, p. 66 et Watterich. tom. I, p. 709.

2. Les historiens rationalistes de nos jours n'ont pas trouvé ce dénouement à leur goût. Ils ne sauraient admettra qu'un pape, dès qu'il est accusé, ne soit pas coupable. «Jean XX, disent-ils, accorda au patriarche grec le titre de patriarche œcuménique de tout l'Orient. L'Eglise latine découvrit cette intrigue, et força le pape à révoquer sa bulle. » (Comte de Ségur. Hist. du Bas-Empire, tom. II, p. 141)

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mettre l'abbé de Stude en possession du patriarchat. L'ordre de l'empereur moribond fut exécuté sans retard. Le protosyncelle eut le temps de revenir rendre compte de sa mission, et l'empereur expira. Nous recommandons aux admirateurs passionnés du sys­tème byzantin cette façon d'improviser des patriarches. Voilà pourtant à quel degré de servitude tomberont toujours les églises qui préfèrent l'autorité et la monnaie de César à l'autorité pater­nelle mais pauvre et persécutée du vicaire de Jésus-Christ ! Basile avait soixante-huit ans ; il en avait régné soixante-trois ; treize avec Nicéphore et Zimiscès, cinquante avec son frère et collègue nominal Constantin VIII, à qui il laissait le trône. « Fainéant dans son eniance, dit M. de Ségur, débauché dans sa jeunesse, bel­liqueux jusqu'à la fin de sa vie, avare et dur dans sa vieil­lesse, Basile II étendit ses frontières, releva le trône, dompta ses ennemis, opprima ses peuples et cependant replaça pour quelque temps l'empire sur des bases plus solides. » Cette ap­préciation en général assez juste ne pèche que par la con­clusion. La prétendue solidité des bases sur lesquelles Basile II aurait replacé l'empire est, ainsi qu'on va le voir, une pure chi­mère. Grand guerrier, et grand politique, Basile crut, comme beaucoup d'autres, que non-seulement il pouvait se passer du pape mais qu'il était de son intérêt de l'humilier et de l'amoindrir. Il se trompait grossièrement ; c'est un mécompte que tous ses imita­teurs ont eu et auront jusqu'à la fin des siècles.


   16. Constantin VIII que son frère, mort sans postérité, laissait maître du pouvoir, était lui-même depuis cinquante ans décoré du nom  d'empereur ; mais jamais titre n'avait été plus complètement honorifique. Durant un demi-siècle de règne nominal, Cons­tantin n'avait appris en fait de gouvernement qu'à dresser des chevaux, aménager une écurie de luxe, commander des festins somptueux et les manger aux sons d'une musique voluptueuse, en compagnie de débauchés et de parasites. Vrai monarque de sérail, il ne connaissait d'autres devoirs et d'autres affaires que les plaisirs. Des trois valets de chambre qui s'étaient partagé jusque là ce honteux ministère, l'un devint grand-maître du palais,   le

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second commandant des gardes, le troisième ministre de la guerre et tous reçurent le titre de   proëdres (présidents), qui leur donnait la préséance sur tous les sénateurs, patrices et autres di­gnitaires impériaux.  Deux scélérats qui avaient jadis  exercé la noble profession de  détrousseurs de grand chemin, Spondyle et Nicétas, furent crées celui-ci duc d'Ibérie, celui-là duc d'Antioche. Ils avaient mission de défendre les frontières contre les Sarrasins au midi et contre les barbares au nord : on comprend qu'ils ne défendirent rien, mais qu'ils profitèrent de leur élévation inespérée pour mettra les provinces au pillage. Les Sarrasins, de leur côté, sans se préoc­cuper de ce dérisoire duc d'Antioche, envahirent tout le littoral de la Cilicie ; leurs flottes victorieuses  parcoururent   impunément l'archipel, dévastant les Cyclades et menaçant d'aller incendier Constantinople elle-même. Au nord, les Petchénégues ne respectèrent pas mieux le duc d'Ibérie et franchirent le Danube. Ces revers dont chaque courrier entretenait l'empereur ne l'arrachaient point à son indolence. Il avait imaginé un  passe-temps qui absorbait tous ses loisirs et réveillait par l'attrait du sang ses appétits blasés.. On établit une cour de justice pour rechercher tous les grands-personnages qui, sous le règne de Basile, avaient manifesté l'hor­reur que leur inspiraient les débauches de Constantin VIII. La liste en fut fort longue ; elle comprenait à peu près toutes les il­lustrations de l'empire dans les deux ordres civil et militaire. Le nombre des victimes de cette impériale vengeance allait  chaque jour croissant. Pour tous, la confiscation des biens fut la pénalité préliminaire ; Constantin trouvait ainsi le moyen de grossir son trésor aux dépens de ces malheureux. Au début, il faisait sans mi­séricorde exécuter ceux qu'il venait de dépouiller, mais plus tard il changea de système et déclara par un édit qu'il se contenterait de leur faire crever les yeux. Le servilisme oriental appela cet acte « le décret de la divine clémence de César. » Le général Comnène, aïeul de l'illustre famille de ce nom, fut un des privilégiés auxquels on fit la grâce de crever les yeux.

 

17. Pendant que Constantin VIII replaçait l'empire sur de telles basses, le patriarche Alexis réunissait en 1027 à Constantinople un

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cconseil connu dans l'histoire sous le nom de Synodos evdèmousa (synode provincial).  Les  actes  de cette assemblée nous révèlent le pitoyable état où se trouvait réduite alors l'ambitieuse église de Byzance. Les Césars  distribuaient au gré de leurs  caprices  les évêchés et les abbayes, mais ils entendaient se faire payer des titu­laires en proportion de la valeur des bénéfices dont ils les grati­fiaient. Les biens ecclésiastiques étaient en conséquence grevés de contributions et de charges énormes. Les évêques, pour se soustraire aux impôts dont les métropolitains étaient personnellement responsa­bles, s'absentaient de leurs églises, en détournaient les revenus, affermaient des terres et s'occupaient servilement de l'adminis­tration temporelle de leurs biens. Ils n'observaient plus les limites de la juridiction ecclésiastique, ils entreprenaient sur les droits les uns des autres  et ordonnaient des clercs étrangers. Les ecclésias­tiques, de leur côté, passaient sans permission d'une provinee à une autre ; ils abondaient surtout à Constantinople, où il n'était pas rare de voir des clercs déposés, ou revêtus de l'habit clérical sans avoir été ordonnés nulle part, exercer impunément les fonctions sacrées. L'ordre monastique autrefois si florissant en Orient, où il avait pris naissance, depuis longtemps affaibli par l'esprit d'erreur, de schisme  et de discorde, se précipitait encore plus rapidement que l'ordre clérical vers une ruine entière. Les empereurs s'étaient accoutumés, surtout depuis l'hérésie des iconoclastes, à mettre les monastères et les hôpitaux entre les mains de laïques puissants et constitués en autorité. On s'était proposé, par l'institution de cette espèce de commende, de ménager des protecteurs et des bienfai­teurs à ces maisons, et de rétablir celles qui avaient été ruinées en si grand nombre par  l'impie Copronyme. Mais on les conféra in­sensiblement à toute sorte de personnes,  à des femmes, même à des païens, qui les regardèrent comme leur bien propre. Ces con­cessions se faisaient à vie. On donnait à des hommes des monas­tères de femmes, à des femmes des monastères d'hommes. On peut se figurer quels désordres en résultaient. Le concile de Constanti­nople s'efforça de remédier aux abus les plus criants. Il défendit de donner un monastère à des personnes de l'autre sexe, de trafi-

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quer sur les commendes comme sur des biens profanes, et d'en aliéner le fonds sans la permission du patriarche ou du métropo­litain. Mais ces règlements, quelque sages qu'ils pussent paraître, n'en étaient pas moins d'avance frappés d'impuissance et de sté­rilité par le despotisme césarien que l'église grecque préférait à l'autorité du siège apostolique.

 

18. Constantin  VIII n'était guère  disposé à seconder les efforts du patriarche dans sa réforme religieuse. Loin de songer à diminuer les impôts exorbitants qui frappaient non-seulement les ecclésiastiques mais indistinctement tous les sujets de l'empire, il se  préoccupait au contraire du moyen de les augmenter. Basile II,  pour subvenir aux frais de ses expéditions militaires, avait ima­giné toute une série jusque là inconnue de taxes et de redevances ; le public se vengea en le surnommant Basile l'Avare. Constantin ne faisait pas la guerre; il s'était empressé de rappeler la flotte d'Italie, mais comme il payait aux barbares des sommes fabuleuses sous forme de tribut annuel pour acheter honteusement la paix, il trouvait insuffisants les impôts établis par son frère et les augmenta de près du double. Le mécontentement était à son comble et la situation allait sans aucun doute se dénouer par une révo­lution de palais ou par quelque émeute dans la rue, lorsque l’« im­bécile vieillard,» c'est l'expression d'un chroniqueur contemporain, tomba malade. Les médecins annoncèrent qu'épuisé par la débau­che il n'aurait pas la force de résister à l'atteinte du mal et que sa mort était imminente. Constantin n'avait point de fils. Le trône allait donc manquer d'héritier. Les courtisans, préoccupés de cette situation, proposèrent au moribond de se choisir lui-même un successeur, auquel on ferait épouser l'une des trois prin­cesses ses filles, Eudoxie, Théodora ou Zoé (9 novembre 1028). La pensée de l'empereur se porta sur le général Dalassène, qui venait de remporter quelques victoires en Arménie. Il lui députa sur-le-champ un officier du palais, avec ordre de se rendre au plus tôt à Constantinople. Le choix était excellent, mais les ministres et les favo­ris, craignant de perdre leur pouvoir sous un prince habile et ferme, circonvinrent tellement le malade que l'ordre fut révoqué.

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Un second courrier partit aussitôt pour rappeler le précédent, et l'on amena au palais le patrice Romain-Argyre, sur lequel les eu­nuques avaient jeté les yeux pour en faire leur empereur. Cons­tantin lui offrit le titre de César et la main de la princesse Théodora. Or, le patrice était marié à une femme vertueuse, nommée Hélène; il fit observer que les lois de l'Eglise s'opposaient au di­vorce, que dès lors il lui était impossible d'accepter la proposition. «  Je vous laisse le choix, répondit Constantin en retrouvant en ce moment sa cruauté habituelle. Ce soir vous épouserez ma fille, ou vous aurez les yeux crevés. » De retour dans sa maison, le pa­trice semblait disposé à braver tous les périls, plutôt que de répu­dier une épouse digne de toute son affection. Mais Hélène, se jetant à ses pieds, le conjura d'obéir; pour le mieux déterminer, elle se coupa les cheveux en sa présence, puis courut s'enfermer dans un monastère en disant : « Je sauve la vie et peut-être les yeux de mon époux. Que m'importe l'empire?» En apprenant ce trait d'héroïsme, la princesse Théodora refusa à son tour la main du patrice. « Vive Hélène ! s'écria-t-elle. Je n'épouserai point un homme capable de sacrifier une telle femme. » Zoé, moins généreuse que sa sœur et plus ambitieuse qu'elle, accepta la main de Romain-Argyre et le titre d'augusta. Eudoxie avait pris le voile et s'était faite religieuse. Le patriarche grec ne montra ni les mêmes scru­pules que Romain-Argyre, ni la même délicatesse que Théodora. Il ratifia purement et simplement le divorce, et ce qui caractérise encore mieux la religion hypocrite des Byzantins, c'est qu'en pas­sant si facilement sur le crime d'adultère, on se fit scrupule de quelque degré fort éloigné de parenté, qui se rencontrait entre les deux nou­veaux époux. Cette question subalterne fut agitée sérieusement et décidée en faveur du second mariage par le patriarche Alexis, de

concert avec son clergé. Cette importante affaire fut résolue et ter­minée dans les trois derniers jours de la vie de Constantin, qui mourut le 12 novembre 1028 à l'âge de soixante-huit ans. Le suc­cesseur qu'il s'était donné dans des circonstances si étranges fut accueilli par le peuple byzantin et régna sous le nom de Romain III Argyre. Prince faible et dépourvu de talents, il vécut sans gloire

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p535 CHAP.  VIII. — L'EMPEREOH  CONRAD   II LE   SALIQUE.               

 

et mourut empoisonné par la princesse Zoé, sa nouvelle femme (1031).

 

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