Époque de Grégoire VII 3

Darras tome 21 p. 246


POXTIFICAT DE VICTOR II.


   1. Hildebrand était en France et présidait le concile de Tours au moment où Léon IX, le pontife selon son cœur, mourait sur le tombeau de saint Pierre. Rappelé en toute hâte par le clergé et le peuple de Rome, il se vit l'objet d'une touchante démonstration. Chacun saluait en lui le nouveau pape. Bonizo de Sutri prétend qu'avant de mourir, saint Léon l'avait publiquement désigné pour son successeur 1. Le fait n'aurait rien que de très vraisemblable et

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' Coram omni clero et romano populo tradens amabili Deo Hildebvando Ec-clesùe curant, cœlo spiritum reddidit.

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nous ne ferions nulle difficulté à l’admettre s'il ne s'écartait un peu du texte authentique de la prière recueillie par Libuin sur les lèvres du pontife mourant. «Seigneur Jésus, avait dit Léon IX, c'est à vous seul que je recommande l'Église. » Quoiqu'il en soit Hildebrand trouva toute la ville résolue à lui conférer le pontificat suprême. « Clergé et peuple, continue Bonizo, s'accordaient pour son élection. A force de supplications et de larmes, Hildebrand réussit non sans peine à se soustraire à cet honneur; on céda enfin à ses exhortations et à ses conseils, et il fut chargé d'aller s'entendre avec l'empereur pour le choix du futur pape. Franchissant donc les Alpes, à la tête d'une délégation composée d'illustres et religieux personnages, il se rendit en Germanie 1. » Nous connaissons par un autre chroniqueur le nom de deux des députés adjoints à Hildebrand, c'étaient Boniface évêque d'Albano et le cardinal Humbert de Moyenmoutier, récemment arrivé de Constantinople. Le cardinal Frédéric de Lorraine qui revenait également de Byzance ne fit point partie de cette nouvelle ambassade. Il aurait été fort mal accueilli à la cour d'Allemagne, grâce à un événement auquel il était d'ailleurs personnellement étranger. Son frère le due Godefroi, le pénitent de Verdun, le glorieux vaincu de Dragonara, venait d'épouser Béatrix veuve du puissant marquis de Toscane Boniface. Ce mariage qui lui rendait en Italie une situation prépondérante soulevait alors toute la colère de l'empereur. Les états de Béatrix en Lombardie constituaient une véritable principauté ; entre les mains de Godefroi de Lorraine cette principauté pouvait facilement se transformer en royaume indépendant. On conçoit dès lors les appréhensions et les alarmes causées à Henri le Noir par cette fortune inattendue d'un ancien ennemi qui pouvait se venger en arrachant l'Italie à la domination allemande. Dans un premier mouvement de colère, l'empereur avait pris contre Frédéric lui-même une mesure non moins odieuse que violente. « Informé, dit Léon d'Ostie, que ce cardinal revenait de Constantinople avec des sommes considérables dues à la magnificence du césar

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1. Bonizo Sutricus. Ad amicum. lib. VI. Patr. Lat. T. CL, col. 825.

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byzantin, il donna des ordres en Italie pour le faire arrêter et amener sur-le-champ en Allemagne. Mais Frédéric prévenu à temps échappa à sa vengeance. Il rencontra en route l'abbé du Mont-Cassin Richer, lui confia tous ses trésors et lui déclara son dessein de renoncer au monde. Richer le conduisit à l'abbaye et lui donna l'habit monastique1. » Cette résolution spontanée de l'humble et pieux cardinal ne fit que redoubler l'irritation d'Henri le Noir. En de telles circonstances la députation romaine devait trouver plus d'une difficulté à la cour d'Allemagne. Hildebrand montra dans cette laborieuse négociation une largeur de vues, une prudence, une capacité qui n'eurent d'égales que son propre désintéressement.


2. On se rappelle que lors de son couronnement par Clément II Henri le Noir avait reçu, aux acclamations du clergé et du peuple, le titre de patrice des Romains avec le privilège permanent de présider les élections des papes. Religieux observateur des conventions précédentes, Hildebrand venait s'entendre avec l'empereur pour le choix d'un nouveau pontife. Il se réservait pourtant d'agir sur l'esprit du prince en le portant à renoncer de lui-même à un privilège qui compliquait les embarras d'une situation déjà pleine de périls et prolongeait outre mesure la vacance du saint-siége. Dans l'espace écoulé depuis la mort de Clément II jusqu'à celle de Léon IX, c'est-à-dire en moins de sept ans (9 octobre 1047 — 19 avril 1054), l'église romaine comptait trois vacances de siège dont chacune dura près d'un an. Henri III comprit la nécessité de revenir sur une mesure qui donnait des résultats si désastreux. « Acquiesçant aux sages conseils d'Hildebrand, continue Bonizo, il renonça à son privilège, rendit au clergé et au peuple de la ville éternelle leur liberté absolue d'élection, et pour confirmer dès lors la sincérité de cet acte solennel il pria les députés romains de choisir le pontife qui leur serait agréable, sans vouloir lui-même en désigner aucun 1. » Cette condescendance honorait singulièrement

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1.Léo Ostiens. Chronic. Cassin. Patr. Lat. T. CLXXIII, col. 602. 

2. Benizo Sutr. Ad amie. loc. cit.

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Henri III, mais elle créait à la députation romaine une difficulté nouvelle. On n'ignorait pas les sympathies ardentes du peuple de Rome pour Hildebrand. En voyant celui-ci solliciter et obtenir de l'empereur l'abrogation du pacte conclu sous Clément II, les hommes d'état de la cour impériale purent croire qu'il agissait dans son propre intérêt. Ils furent bientôt détrompés. Le seul intérêt que prétendait servir l'illustre négociateur était celui de l'Église. Loin de chercher à affaiblir l'union qui existait entre le siège apostolique et l'empire, il travaillait au contraire à en resserrer les nœuds. Il ne tarda pas à en donner la preuve. En présence de la diète convoquée à Mayence (septembre 1054), Hildebrand se leva et déclara que l'église romaine choisissait pour pape Gébéhard évoque d'Eichstadt, archichancelier de l'empereur 2. Gébéhard était précisément le ministre dont l'influence toute puissante, en faisant échouer le projet d'expédition militaire, venait de causer indirectement le désastre de Dragonara. « Ce choix, dit Giesebrecht, laisse voir la profonde perspicacité d'Hildebrand. Gébéhard était à la fleur de l'âge; avec des sympathies réelles pour la vie monastique, il s'était vu de bonne heure mêlé au gouvernement des hommes et avait acquis une science profonde des affaires. L'administration de son évêché et le gouvernement du duché de Bavière qui lui fut confié par l'empereur dans des circonstances exceptionnellement difficiles, lui valurent les plus grands éloges. Tout dévoué qu'il fut à l'empire, il n'était pas homme à oublier sa dignité personnelle et ses devoirs envers l'Église. En un mot, tous s'accordaient à reconnaître en lui la plus haute capacité politique, un génie vraiment supérieur qui savait d'un coup-d'œil envisager tous les périls et les dominer tous. Incontestablement il était le plus apte à maintenir, au milieu des troubles de cette époque, l'union de l'Église et de l'État, à sauvegarder l'honneur du saint-siége et assurer l'avenir de l'Italie 1. »

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1. Giesebrecht, GeshicMe der Kaiserz. T. II, p. 469.

2. Anonyin. Haserens. Lib. de episc. Eichsletensibus, apud Watterich. Tom. I, p. 479.

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p250 PONTIFICAT  DE   VICTOR   II   (1033-1057).


    3. La déclaration d'Hildebrand fut accueillie à Mayence par un étonnement mêlé d'admiration. Il devenait évident pour tous que le sous-diacre de l'église romaine n'agissait point dans une arrière-pensée d'ambition personnelle, puisqu'il désignait un sujet dont la jeunesse florissante promettait un pontificat de longues années. On ne pouvait non plus le soupçonner de favoriser secrètement le parti du nouveau duc de Toscane, Godefroi de Lorraine, dont on redoutait alors si vivement l'influence, puisqu'il demandait pour pape le plus fidèle et le plus puissant des conseillers de l'empereur. Or ni l'empereur ni Gébéhard lui-même ne voulurent accepter le choix fait par Hildebrand. Peut-être convaincus par ce choix inattendu de la sincérité des intentions de l'illustre sous-diacre, espéraient-ils le déterminer à accepter pour lui-même le fardeau du souverain pontificat. L'empereur répondit qu'il ne se séparerait qu'avec le plus profond chagrin du plus intelligent et du plus dévoué de ses ministres. Quant à Gébéhard, il refusa catégoriquement la dignité qui lui était offerte. On pria donc la délégation romaine de désigner un autre personnage. « Mais après une longue délibération, dit le chroniqueur, Hildebrand reparut à la diète pour déclarer de nouveau que le clergé et le peuple de Rome n'accepteraient point d'autre pape que Gébéhard. La résistance de ce dernier n'en continua pas moins; mais plus elle fut vive, plus elle provoqua d'efforts en sens opposé. Gébéhard fit en secret partir pour Rome des affidés avec mission de détourner le clergé et le peuple de leur première pensée. Au peuple ils devaient représenter l'évêque d'Eichstadt sous les couleurs les plus odieuses et le rendre inacceptable. Au clergé ils devaient rappeler la série des anciens canons qui interdisaient les translations épiscopales d'un siège à un autre et défendaient de choisir le pape en dehors de la cléricature romaine. « Mais, ajoute le chroniqueur, nulle sagesse, nulle combinaison de prudence humaine ne sauraient prévaloir contre les décrets du Seigneur. Les envoyés de Gébéhard échouèrent dans leur mission. Une diète où assistèrent tous les grands de l'empire se réunit de nouveau à Ratisbonne (mars 1055), et Gébéhard se résignant enfin dit à César: « Me voici prêt à me dévouer tout entier, corps et âme, à saint

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Pierre. Bien que je me reconnaisse absolument indigne d'une fonction si éminente et si sainte j'obéis à vos ordres, à condition toutefois que vous-même vous restituerez au bienheureux Pierre tout ce qui fait partie de ses domaines, et qu'une élection canonique aura lieu à Rome pour valider ma promotion au saint-siége. » Le très doux empereur lui accorda cette requête; et Hildebrand put enfin conduire en Italie le pape de son choix1. »


4. L'historiographe anonyme des évêques d'Eichstadt qui nous fournit ces intéressants détails les fait précéder d'une notice non moins curieuse où il rappelle les antécédents de Gébéhard. « Plût à Dieu, dit-il, qu’il n’eut jamais été notre évêque puisqu on devait nous le ravir si tôt! Il eût mieux valu pour nous ne connaître jamais un pareil trésor que d'avoir pour toujours à pleurer sa perte. Gébéhard, fils d'Hartwig comte de Calw 2 et de la comtesse Beliza, naquit en Souabe 3. Sa famille était d'origine royale, circonstance que l'empereur Henri III aimait à rappeler, mais dont Gébéhard déclinait modestement l'honneur en disant que son père et sa mère, nobles sans doute, n'avaient cependant jamais porté le sceptre. Sa nomination à l'évêché d'Eichstadt eut lieu d'une façon fort singulière. L'évêque de Ratisbonne, oncle paternel de l'empereur, sollicitait le siège vacant en faveur d'un de ses cousins nommé Conrad, prévôt du chapitre de sa cathédrale. Henri III accueillit cette requête et Conrad recevait déjà les hommages et les félicitations du clergé, quand l'empereur apprit que Conrad était fils d'un prêtre, quod presbyteri filius esset. Il retira dès lors sa promesse. L'évêque de Ratisbonne s'en plaignit amèrement, il s'emporta jusqu'à dire à César que le vice de naissance reproché à son candidat n'était qu'un prétexte mis en avant pour dissimuler la volonté de lui être à lui-même désagréable. Henri III tenait à ménager son oncle. « Pour vous prouver, dit-il, que je n'ai nullement l'intention de vous re-

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1 Anonym. Haserens. loc. cit. p. 186.

2. Cette indication permettrait de croire que Gébéhard était frère du comte Adalbert de Calw, neveu par alliance de saint Léon IX. (Cf. Chapitre précédent N° 54.)

3. Novaês désigne la ville  d'Inspruck comme la patrie de Gébéhard. (Cf. Storia de sommipontifie. T. 11, p. 25. Victor II 159 papa.)

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fuser une faveur, présentez-moi qui vous voudrez pour l'évêché d'Eichstadt, sauf ce Conrad à qui je ne saurais en conscience le donner. » L'évêque de Ratisbonne se confondit en actions de grâces. « J'ai, dit-il, près de moi un jeune parent qui serait à tous égards digne de cette faveur. Accordez-la lui, et vous aurez en moi le plus reconnaissant et le plus dévoué des serviteurs. » — «Faites-le venir, » répartit l'empereur. —Le jeune clerc ainsi recommandé était Gébéhard. « Il est bien jeune en effet, » dit César en le voyant. Son âge ne paraît guère en rapport avec la dignité épiscopale. » Or, continue le chroniqueur, il se trouvait un grand nombre d'évêques à cette audience impériale. Henri III les consulta tour à tour et leurs réponses furent contradictoires. Cependant saint Bardon archevêque de Mayence se tenait silencieusement à l'écart, la tête couverte de son capuchon. L'empereur finit par l'interroger. L'homme de Dieu jeta les yeux sur le jeune Gébéhard et le considéra longtemps. Puis se retournant vers l'empereur : « Seigneur, dit-il, vous pouvez sans crainte faire de ce jeune homme un évêque, vous en ferez un jour quelque chose de plus. »—« Quoi donc? mon père, demanda César. Que voulez-vous dire? » — « J'ai dit la vérité, répondit le saint. Je le répète, vous pouvez sans crainte donner à ce jeune homme l'évêché d'Eichstadt. » Saint Bardon qui tenait ce langage était le thaumaturge de l'Allemagne. Né sur la fin du Xe siècle, élevé à la fameuse abbaye de Fulda, il y avait puisé outre la science des lettres divines et humaines l'amour passionné du dévouement, de l'humilité et de la mortification. Devenu eu 1031 archevêque de Mayence, il étonna par ses austérités une société où l'ou trouvait malheureusement en grand nombre des dignitaires ecclésiastiques tels que celui de Ratisbonne, qui recommandait sans scrupule pour être promu à l'épiscopata le fils d'un prêtre.» Bardon ne mangeait jamais de viande, ne buvait point de vin, couchait sur la dure et portait un cilice. Les pauvres profitaient de son abstinence; son palais était leur demeure, il les servait de ses mains et leur distribuait en abondance les aliments qu'il se refusait à lui-même 1. On conçoit

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1.Saint Bardon archevêque de Mayence  mourut en 1051, le 11 juin, jour auquel l'Église célèbre sa fête. Cf. Bolland. Act. Sanct. die ciU

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que la parole prononcée par le serviteur de Dieu à propos de Gébéhard fut de nature à impressionner toute l'assistance. « L'empereur en fut si frappé, reprend le biographe, qu'il n'hésita plus ; il remit au jeune homme l'anneau et le bâton pastoral. Ce fut ainsi que notre seigneur et père Gébéhard fut promu au siège d'Eichs-tadt. Malgré sa jeunesse, il était consommé en maturité et prudence. Son mérite et ses vertus jetèrent un tel éclat que parmi les sommités de l'empire très peu l'égalaient, presque toutes lui étaient inférieures. Parmi les talents qui le distinguaient les plus remarquables étaient un discernement aussi prompt que sûr et une activité telle, que la pensée et l'exécution étaient pour lui même chose. Sous ce rapport aucun homme mortel ne le surpassa. Quelques années après sa promotion, le césar Henri III l'appela dans ses conseils et quand éclata la révolte du duc Conrad il lui confia l'administration de la Bavière. Gébéhard réprima en quelques mois le brigandage qui désolait ce pays dont il fit une terre de bénédiction. Le titre d'archichancelier lui fut donné pour récompense. En le voyant élevé à cette dignité, la première après celle d'empereur, on crut que la prophétie du saint archevêque de Mayence était réalisée. On se trompait. Le pape Léon IX étant venu à mourir ou plutôt ayant quitté cette terre d'exil pour aller prendre rang parmi les saints dans l'éternelle béatitude, on nous enleva notre évêque bien-aimé pour en faire le pontife de l'Église universelle 1. Il arriva heureusement à Rome où il fut accueilli avec enthousiasme. II fut promu sous le nom de Victor II et intronisé sur le siège apostolique (jeudi saint 13 avril 1035). Il régna glorieusement, mais contre toute espérance il devait deux ans plus tard terminer son pontificat et sa vie. Ce trop court intervalle suffit pour lui assurer une immortelle mémoire 2. Les Romains admirèrent de son vivant ses immenses vertus, son activité infatigable, sa profonde charité. Ils en conserveront à jamais le souvenir. Dès les premiers mois qui suivirent sa

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1 Anonym. Haserens. loc. cit. p. 178-179.

3 Les catalogues pontificaux de Watterich, du Codex Regius et de Zwellen se bornent à mentionner la date d'inauguration et celle de la mort de Victor II.

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préconisation il fit rentrer sous la juridiction de saint Pierre, de gré ou de force, les évêchés, châteaux et territoires injustement détenus par les représentants de l'empereur. L'église romaine recouvra son antique splendeur. S'il eût vécu plus longtemps, il se proposait une entreprise qui aurait fait tinter les deux oreilles à une foule de gens, » si diutius vivere licuisset, fortasse tale aliquod verbum incœpisset, quod ambae aliquorum aures tinnirent1


   5. Le projet conçu par Victor II et signalé en termes si énergiques par le biographe était celui que nous verrons bientôt exécuté par Grégoire VII. En sondant pour la guérir la double plaie de la simonie et de l'incontinence des clercs, les vicaires de Jésus-Christ n'avaient pas tardé à reconnaître que tous leurs efforts resteraient inutiles tant que les souverains laïques se croiraient le droit, comme Henri le Noir l'avait fait pour Gébéhard lui-même, de conférer de toutes pièces par la tradition de la crosse et de l'anneau le pouvoir spirituel aux évêques ou aux abbés. Dans les gouvernements laïques la plupart des nominations s'achètent sinon directement à prix d'or, du moins indirectement par l'intrigue, le servilisme politique, l'hypocrisie du dévouement, l'appui d'une recommandation mendiée. La valeur personnelle du candidat peut quelquefois servir d'appoint, mais en général elle compte fort peu ; la faveur fait tout. Les formes gouvernementales changent, ceci ne change jamais, par la raison fort simple que la justice distributive pour être exercée soit par un souverain unique soit par une fiction de souveraineté collective demande un discernement des hommes et un désintéressement personnel qui dépassent la moyenne ordinaire de vertu que possèdent les chefs d'Etat. Que de révolutions sociales consommées depuis un siècle sur tous les points de l'Europe avec le programme invariable de faire place au mérite! Maintenant que tout est nivelé, qu'on a accumulé ruines sur ruines, le favoritisme reste plus vivant que jamais. On peut dire même qu'il est devenu plus ignoble, parce qu'il va chercher plus bas les objets de ses préférences. L'Église seule a reçu de Jésus-Christ son divin fondateur

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1 Anonym. Haserens. toc. cit. p. 181.

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le secret de la vraie justice distributive. Tout honneur, pour un vrai fidèle de Jésus-Christ, est un fardeau qu'il repousse avec autant d'ardeur que les ambitieux mettent à le poursuivre. Dans le fait, tous les grands papes, tous les grands évêques, tous les grands saints dont jusqu'ici le lecteur a vu passer sous ses yeux l'éclatante figure, tous, Léon IX comme son successeur Gébéliard, avaient repoussé énergiquement les dignités qui leur étaient offertes. Mais à côté de ces héroïques résistances, en profitant même parfois sans les imiter jamais, se pressait la tourbe des ambitieux pour lesquels tous les moyens d'arriver étaient bons. La simonie devenait donc incurable et le désordre des mœurs se perpétuait par les sujets indignes qui devaient leur élévation à la simonie. Dès lors surgissait d'elle-même la grande question qui allait bientôt agiter l'Occident « et faire tinter, comme dit le chroniqueur, les deux oreilles à une foule de gens intéressés. » Sous le nom de « querelle des investitures, » une question de vie ou de mort pour l'Église allait se poser entre les papes et les empereurs. « Pour en comprendre la nature et la gravité, dit Mgr Palma, il faut se rappeler que sous le régime féodal les évêques et les abbés particulièrement en Allemagne, possédaieut à titre de fief non-seulement des terres et des forêts, mais encore des châteaux et des villes qui relevaient de l'empire. D'après la législation du moyen-âge, les vassaux de la couronne ne pouvaient prendre possession d'un fief sans venir auparavant prêter le serment de foi et hommage entre les mains de l'empereur. Cette mesure obligeait également et en toute justice les seigneurs ecclésiastiques aussi bien que les autres grands vassaux . Mais l'abus était tout prêt.» Les princes confondant avec la juridiction domantale la puissance spirituelle prétendirent conférer l'une et l'autre par l'investiture. Ils ordonnèrent qu'à la mort d'un évêque ou d'un abbé on remît entre leurs mains le bâton et l'anneau, insignes du pouvoir spirituel, et s'arrogèrent le droit de les donner à qui bon leur semblerait : c'est là ce qu'on appela l'investiture par la crosse et l'anneau. On enlevait ainsi, contrairement à toutes les règles canoniques, l'élection des évêques au clergé du diocèse et au métropolitain, et celle

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des abbés aux religieux de chaque monastère. L'empereur qui remettait les insignes du pouvoir fut censé conférer le pouvoir lui-même : la barrière qui sépare les deux juridictions spirituelles et temporelle fut ainsi rompue. On conçoit facilement ce que durent être les élections épiscopales et abbatiales sous des princes irreligieux ou même simplement cupides. On acheta à prix d'argent les charges et les dignités ecclésiastiques; il se fit comme un grand trafic d'évêchés et d'abbayes. Etudiée à ce point de vue, la question des investitures n'est pas comme l'ont prétendu quelques historiens hostiles, une question d'amour-propre, une guerre sanglante à propos de misérables hochets; c'est la lutte de l'Église pour l'indépendance de son ministère, pour le droit qu'elle réclame dans tous les siècles comme sous tous les gouvernements de sauver les âmes et de prêcher la doctrine de l'Évangile. 

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