St Basile 2

Darras tome 10 p. 403

 

16. Sa règle, presque universellement suivie maintenant encore dans les monastères de l'Orient, fut embrassée, du vivant même du grand homme, dans les déserts de Nitrie, de Scété et des deux Thébaïdes. On venait de toutes parts à Césarée le consulter lui-même comme le suprême législateur de la vie religieuse. L'illustre Ephrem, le disciple de saint Jacques de Nisibe, quitta son désert de la haute Asie pour aller l'entendre. « Un jour, dit Ephrem, une

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1. S. Disil., Epist. xlvi ; Pair, gretc, tom. iXSII, col. 372.

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voix céieste me parla ainsi : Lève-toi, et va manger des pensées. — Où en trouverai-je, Seigneur?— Dans le vase royal (Basileion) que je me suis préparé moi-même. — A ces mots, je compris qu'il s'agissait de Basile. Je me rendis à Césarée. » En entrant dans l'église, Ephrem aperçut sur les marches de l'autel le saint évêque en habits pontificaux, adressant au peuple une de ces éloquentes homélies qui lui étaient familières. Le solitaire s'arrêta pour considérer l'orateur ; il vit alors un spectacle qui échappait à tous les autres regards et qui le frappa d'admiration. Une colombe blanche comme la neige se tenait sur l'épaule droite de Basile, et lui dictait à l'oreille chacune des paroles que sa bouche répétait. « Je contemplai quelque temps en silence cette vision merveilleuse, reprend Ephrem. Basile m'apparaissait rayonnant de gloire, orné et enrichi de paroles plus éclatantes que les pierreries. Je voyais l'assemblée resplendir sous les divines clartés de la grâce. Ne pouvant plus dominer mon enthousiasme, je proférai, en ma langue inconnue, des exclamations de surprise et d'attendrissement. » Le syriaque que parlait le vénérable étranger était en effet un idiome inconnu pour les fidèles de Césarée. On se pressa autour de lui, sans le comprendre. Les uns disaient : Quel est cet homme? — D'autres : C'est quelque mendiant qui vient implorer la charité de l'évêque. — Mais Basile, instruit par la colombe mystérieuse, s'adressant à l'inconnu, lui dit : N'êtes-vous pas le solitaire Ephrem, dont on raconte tant de merveilles? — Oui, répondit le vieillard, je suis Ephrem. Mais je comprends aujourd'hui qu'en préférant la solitude à tout le reste, je n'ai fait que m'écarter de la vraie route du ciel ! — Les deux saints se donnèrent alors le baiser de paix. Dans une série de pieux entretiens, Ephrem voulut apprendre de l'illustre évêque tous les secrets de la vie spirituelle. » 0 mon père, lui disait-il, ayez pitié d'un serviteur inutile du Christ! Je n'ai rien fait jusqu'ici pour la gloire de notre commun maître. Soyez impitoyable pour ma lâcheté et ma paresse ; conduisez-moi dans la droite voie; amollissez mon coeur de pierre. Le Dieu des ….es m'a amené à vous, afin que vous daigniez soulager mon navire du poids de ses iniquités et le conduire dans les pa-

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rages de la paix. » De son côté, Basile demeurait étonné de l'érudition du pieux diacre ; il admirait tant d'humilité jointe à tant de science et de vertu. Les deux saints prirent ensuite congé l'un de l'autre. Ephrem, de retour dans sa solitude, écrivit un éloge du grand évêque de Césarée que nous avons encore et qui ne contribua pas peu à étendre à tous les monastères de l'Orient l'influence de la législation basilienne.

 

17. Presque en même temps une intelligence non moins élevée, un autre maître de la vie spirituelle, plus jeune qu'Ephrem et destiné à un rayonnement considérable, se mettait sous la direction de saint Basile et établissait avec lui des rapports d'intimité et de déférence filiale. Nous voulons parler de saint Epiphane, évêque de Constantia (Salamine), dans l'île de Chypre. Né vers l'an 310, près d'Eleuthéropolis, ville épiscopale suffragante de la métropole de Césarée en Palestine, Epiphane fut le Jérôme de l'Orient. L'amour des saintes Écritures se joignait chez lui à une véritable passion pour la solitude. Afin de mieux comprendre le texte sacré, il avait étudié profondément l'hébreu, l'égyptien, le syriaque; il parlait suffisamment le latin et écrivait très-purement le grec, sa langue maternelle. De bonne heure il s'était fait disciple de saint Hilarion et devint digne d'un tel maître. Après plusieurs années passées sous sa direction dans le désert lybien, Epiphane revint en Palestine, sa patrie, résolu de la doter d'établissements religieux pareils à ceux qui florissaient en Egypte. Il fonda à Eleuthéropolis même un monastère qui devint bientôt célèbre; et il s'y ensevelit dans l'étude, la prière, la mortification et le jeûne pendant trente ans. Vers 370, un ordre d'Hilarion, son vieux maître, vint l'arracher à sa laborieuse retraite. Nous avons dit précédemment qu'Hilarion avait quitté le désert d'Oasis, où la foule des visiteurs le poursuivait, et qu'après avoir inutilement cherché un refuge plus tranquille sur la côte sicilienne, il avait abordé sur les rives de l'Adriatique non loin d'Epidaure (Raguse), où ses miracles l'avaient bientôt signalé à l'attention publique1. Fuyant

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1 Cf. pag. 220 de ce volume.

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toujours devant sa renommée, Hilarion s'était dérobé à l'empressement des populations dalmates et jeté dans un navire qui le conduisit en Chypre. Au milieu de cette île restée fidèle au culte et aux voluptés de Vénus, le solitaire planta courageusement l'étendard de la croix. A côté du temple infâme, il éleva un sanctuaire de chasteté chrétienne. Ni les persécutions des païens, ni la rage des passions bravées jusque dans leur dernier asile, n'effrayèrent sa constance et ne ralentirent son zèle. Cependant l'heure approchait où il allait mourir. Cette perspective ne l'effrayait pas pour lui-même. « Mon âme, disait-il, pourquoi trembler? Il y a soixante-dix ans que tu sers le Seigneur ; tu ne dois donc pas craindre la mort ! » Préoccupé cependant du sort de sa chrétienté naissante, le patriarche voulait laisser dans l'île un gardien en état de la défendre contre les démons frémissants. Il écrivit à son disciple Epiphane, lui enjoignant, au nom de l'obéissance qu'il lui avait jurée, d'accepter le titre de métropolitain de Salamine. Epiphane se laissa consacrer, à la condition expresse qu'il conserverait son habit de moine et qu'il serait libre de revenir de temps en temps visiter son monastère d'Eleuthéropolis, dont il tenait à conserver la direction. L'entrevue entre Hilarion et son disciple bien-aimé, devenu son propre évêque, fut touchante. Comme ils étaient à table, on leur servit quelques petits oiseaux. Epiphane en présenta à Hilarion. Non, dit le solitaire ; depuis que je porte l'habit monastique, jamais je n'ai rien mangé qui ait eu vie. — Je n'en saurais dire autant, reprit l'évêque ; mais depuis que je porte l'habit de moine, je ne me rappelle pas m'être endormi ayant à me reprocher contre qui que ce soit une injure dont je ne lui aurais pas demandé pardon, ou un sentiment d'aigreur pour une offense que je n'eusse pas sincèrement pardonnée. — Hilarion se jeta aux genoux de l'évêque et lui dit : Mon père, la règle que vous observez est plus parfaite que la mienne. — Quelques jours après, Hilarion mourait plein de jours et de saintes œuvres. Epiphane l'ensevelit de ses mains et prononça en pleurant son oraison funèbre. Cette mort le laissa comme orphelin sur une terre nouvelle pour lui, où il devait être à la fois

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évêque et moine, passant tour à tour de l'état militant à l'état contemplatif, du gouvernement des hommes au tête à tête avec Dieu. Ce fut alors qu'il s'adressa humblement à saint Basile, pour lui demander le secret de l'alliance entre les deux vies active et méditative dont le métropolitain de Césarée offrait un si parfait modèle. Un commerce épistolaire s'établit entre les deux saints. Ils ne se virent jamais ici-bas, mais l'Esprit de Dieu, comme dit Basile lui-même, « se plut à les unir dans le lien d'un indissoluble amour, malgré la distance des terres et des mers, séparés de corps, frères de cœur, travaillant de concert à la gloire de Dieu et au salut des âmes 1. »

 

18. L'influence de saint Basile sur son siècle a quelque chose de prodigieux. Elle s'explique jusqu'à un certain point par l'éloquence ; mais il faut bien le dire, l'art oratoire tout seul ne produirait pas de pareils résultats. Loin de nous pourtant la pensée d'amoindrir ce talent presque inimitable qui savait rehausser tous les sujets, éclairer tous les horizons, et projeter la lumière divine sur tout ce qu'il touchait. Libanius ne pouvait lire les fameuses homélies de Basile sur l’Hexameron, sans pleurer de joie. Nous comprenons cette admiration de la part du célèbre rhéteur. « Si quelquefois, dit Basile, dans la sérénité de la nuit, portant des yeux attentifs sur l'inexprimable beauté des astres, vous avez pensé au Créateur de toutes choses ; si vous vous êtes demandé : Quel est celui qui a semé le ciel de telles fleurs? Si quelquefois durant le jour vous avez étudié les merveilles de la lumière, si vous vous êtes élevé par les choses visibles aux invisibles, alors vous êtes un auditeur bien préparé ; vous pouvez prendre place dans cet amphithéâtre. Venez ; de même que, prenant par la main l'étranger qui ne connaît pas une ville, on la lui fait parcourir, ainsi je vais vous promener à travers les merveilles de cette grande cité de l'univers 2. » Après ce début plein

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1. S. Basil., Epist. ad Ep'phan.; Pair, grœc, tom. XXXII, col. 950.

2. S. Basil., In hexameron, hoœil. VI, n° 1 ; Patr. grœc, tom. XXIX, col. 119.
Tiaduclion de M. Viliemain, Tableau de l'éloquence chrétienne au IV* sicae,
-•<<;   128.

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de grâce, Basile faisait passer sous les yeux de ses auditeurs une série de tableaux où la variété des points de vue, le charme du récit, la finesse de l'observation se succédaient, constamment rele- vées par des applications religieuses ou morales. «Quel gracieux spectacle vous offre la mer, disait-il, quand elle blanchit à sa surface ou que se ridant doucement sous le vent, elle se teint de pourpre et d'azur ; lorsqu'elle ne bat point violemment le rivage, mais qu'elle entoure la terre et la caresse de ses pacifiques embrassements! Mais ce n'est pas là ce qui a fait la grâce et la beauté de la mer aux yeux de Dieu ; ce sont ses œuvres qui l'ont rendue belle. Voilà bien l'immense réservoir des eaux qui arrosent et fertilisent la terre, et qui pénètrent dans son sein pour reparaître en rivières, en lacs, en fontaines désaltérantes ; car, en traversant la terre, elles ont perdu leur amertume et le chemin qu'elles ont fait les rend salubres et potables. Tu es belle, ô mer, parce qu'en ta vaste enceinte tu reçois tous les fleuves, et que tu restes entre tes rives sans les franchir. Tu es belle, parce que c'est de ton sein, attiédi par les rayons du soleil, que s'élèvent les nuages qui redescendent ensuite sur la terre pour la rafraîchir et l'engraisser. Tu es belle avec tes îles répandues à ta surface, que tu embellis et que tu défends à la fois. Tu l’es surtout, parce que tu réunis par la navigation les contrées les plus éloignées ; parce qu'au lieu de les séparer, tu joins les peuples et que tu apportes au commerçant ses ressources, à l'historien les récits qu'il ignore, au riche le moyen d'exporter ce qu'il a de superflu, au pauvre de quoi subvenir à ce qui lui manque. Mais si la mer est belle devant les hommes et devant Dieu, combien n'est-elle pas plus belle, cette foule, cette mer humaine qui a ses bruits et son murmure, comme celui des flots quand ils viennent se briser sur le rivage, voix d'hommes, de femmes et d'enfants qui retentissent pour s'élever jusqu'au trône de Dieu1 1 » Le génie pratique de saint Basile ne laisse pas échapper une occasion de transporter l'esprit de son auditoire du

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1.          Dasil., In hexamer., boinil. IV, n" 6 et 7 ; ibid., col. 02-OS. Traduction d* H. de Monta.eiuberl, les AJu.nes "Occident, toui. 1, d. l'JC-107.

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spectacle de la nature aux réalités du monde surnaturel. La création est pour lui un miroir qui reflète les cieux. « 0 femmes, dit-il, quand vous êtes assises au foyer, tissant ces fils que les Sères vous envoient pour en former des vêtements moelleux, pensez à la chrysalide qui s'est transformée, et vous a laissé sa soie comme une dépouille mortelle. Songez que vous avez sous les yeux un témoignage visible de la résurrection 1. » — « Si les choses créées sont si grandes, dit-il ailleurs, que seront les choses éternelles ? Si les choses visibles sont si belles, que seront les choses invisibles ? Si l'immensité des cieux dépasse la mesure de la pensée humaine, quelle intelligence pourra pénétrer dans les profondeurs de l'éternité? Ce soleil périssable et pourtant si beau, si rapide dans ses mouvements et dans sa grandeur proportionnée au monde, œil de la nature qu'il embellit de sa lumière, s'il nous offre une contemplation inépuisable, que sera, dans sa beauté, le soleil de la justice divine 2 ! »

 

19. Certes, il faudrait plaindre un siècle qui n'aurait pas d'admiration pour cette beauté littéraire et vraiment classique où la pensée, les images, le style, tout est également irréprochable. « Jamais, disait Libanius, j'en suis convaincu, jamais je n'écrirai rien de pareil ! Quoi ! c'est vraiment devant des Cappadociens qu'un tel langage est tenu? Ce n'est point à Athènes ! Basile est-il bien sûr de ne pas se tromper et de ne pas habiter, sans le savoir le séjour des Muses 3? » — « Non, répondait Basile. Je n'habite point le séjour des Muses. En dépit de votre louange attique, je fais mon unique gloire d'être le disciple des pêcheurs 4. » Ce mot explique le génie de Basile et nous donne le secret de son influence sur son temps. Libanius s'amusait à des périodes poétiques, à des joutes d'éloquence, à des assauts de parole. Il n'était pas le seul. Les époques de décadence sont fertiles en rhéteurs. Saint Jérôme lui-même, ce vigoureux génie qui prosterna plus tard  toute

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1 Basil., In hexameron, bomil. VIII. — 2. Basil., In hexameron, horail. VI, n°3; Pair, grœc, Iog. cit.; Iradaet. de M. Villemain. — 3. Libanius, Ad Busi/ium epist.; Patr. grœc., toia. XXXII, col. 1087, 1094, 1098. — 4. Basil., ad Liban.; Patr. grœc, tom. XXXII, col. 1098.

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la littérature païenne aux pieds de l'Évangile, avait d'abord commencé par être épris des poètes et des orateurs grecs et romains. Au fond de son désert syrien, il avait emporté leurs œuvres. «C'était là, dit-il, la bibliothèque que j'avais emportée dans la solitude. Dire adieu à mes parents, à ma sœur, à mes frères, quitter Rome, sa gloire et ses délices, tout cela ne m'avait rien coûté. Mais ces chers livres, acquis l'un après l'autre au prix de tant de recherches et de sacrifices, je ne pouvais m'en séparer. Ainsi j'allais jeûner au désert, mais je voulais lire Tullius. Après les veilles de la nuit et les larmes qu'arrachait du fond de mes entrailles le souvenir de mes péchés, je prenais mon exemplaire de Plaute. Parfois rougissant de moi-même, j'essayais la lecture des prophètes, mais leur styie me semblait hérissé et inculte, mes yeux aveuglés ne voyaient pas la lumière ; j'en accusais non pas mes yeux, mais le soleil. Tandis que l'antique serpent se jouait ainsi de moi, vers le milieu du carême (375), une fièvre brûlante, qui me dévorait jusqu'à la moelle des os, envahit mon corps épuisé. Je ne pouvais plus goûter un instant de repos, mes membres semblaient se disjoindre. On apprêtait déjà mes funérailles ; tout mon corps était glacé; la chaleur vitale s'était retirée au cœur qui conservait seul un léger mouvement, lorsque tout à coup, ravi en esprit, je fus traîné au tribunal du souverain juge. La clarté qui rayonnait de toutes parts, réfléchie par les objets environnants, me terrassa. Je demeurais prosterné sans oser lever les yeux. Interrogé sur ma condition : Je suis chrétien, répondis-je. — Tu mens, me dit le juge. Tu es cicéronien, non chrétien. Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. — Dans la frayeur que me causèrent ces paroles, je me tus. Sur un ordre du juge, je me sentis vigoureusement flagellé; mais le remords qui torturait ma conscience était plus dur que les verges elles-mêmes. Je m'écriai alors en sanglotant : Seigneur, ayez pitié de moi ! Ma voix retentissait à chaque coup. Enfin les assistants se prosternèrent devant le juge, le priant de faire grâce à ma jeunesse, d'accorder à mon erreur le temps de la pénitence, sauf à me châtier sans miséricorde si je revenais jamais à la littérature des gentils.  Dans

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l'horrible situation où je me trouvais, j'aurais fait des promesses bien autrement difficiles à tenir. Je m'écriai donc, en invoquant le nom sacré de Dieu: Seigneur, si désormais je prend un livre profane, si je le lis, je consens à être traité comme un apostat ! — A peine eus-je articulé ce serment que je fus délivré et renvoyé sur la terre. J'ouvris les yeux, à travers un torrent de larmes; ceux qui veillaient près de mon lit de douleur ne savaient que penser. En cet état, j'aurais inspiré la foi aux plus incrédules. Or, ce ne fut là ni un songe, ni l'illusion d'un sommeil ordinaire. J'ai toujours présents à la mémoire ce juge, ce tribunal, ce châtiment! Puissé-je ne jamais plus retomber sous leur vengeance épouvantable ! D'ailleurs mes épaules ensanglantées témoignaient assez la flagellation qu'elles avaient subie. A partir de ce moment, j'étudiai les divines Écritures avec autant d'ardeur que j'en avais mis à la littérature profane 1. »

 

20. Cet épisode suffirait seul à nous faire comprendre l'ascendant que les chefs-d'œuvre du génie païen continuaient à exercer sur les esprits. Il faut bien reconnaître aussi que la moyenne intellectuelle et le goût littéraire de cette époque étaient vraiment supérieurs aux nôtres. Les magnifiques discours de Basile s'adressaient en effet non pas à un auditoire de capitale, mais à des provinciaux, à des Cappadociens. Sous ce rapport, l'observation de Libanius a plus de portée que ne lui en accordait le rhéteur lui-même. « On ne lit pas de semblables discours sans songer avec étonnement, dit M. Villemain, à ce peuple grec, chez qui des artisans, des ouvriers occupés à gagner leur pain de chaque jour, étaient sensibles à de telles instructions, y répondaient par des applaudissements et des larmes2. » Mais quels que fussent le prestige de son éloquence, la grâce et la pureté de son langage, Basile était grand surtout parce qu'il les dédaignait pour s'appuyer uniquement sur la croix de Jésus-Christ et la foi des pêcheurs apostoliques. « Que sont, disait-il, les avantages humains? Une ombre, un songe frivole. La jeunesse s'effeuille comme les roses du printemps ; la beauté n'a qu'un

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1. Hieronym., Epist. xsu ; Pair, lat., tom. XXII, col. 416-417. — 2. Villemaia, Tableau de l'éloq. chrtt. au IVe siècle, p. 127.

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jour, les richesses sont infidèles, la gloire est inconstante. L'art, le génie, n'ont ici-bas qu'une carrière circonscrite ; il leur faudrait l'éternité. L'éloquence elle-même, ce don si envié, est-ce autre chose qu'un murmure caressant, évanoui aussitôt qu'entendu? Une seule chose est grande, une seule richesse précieuse, un seul spectacle vraiment digne de fixer le regard et le cœur des hommes, c'est la vertu. Elle est la monnaie dont nous payons les biens célestes, promis par le Seigneur à notre légitime ambition 1. »

 

21. La vertu, telle que la prêchait et la pratiquait Basile, n'était point l'état spéculatif d'une âme passivement endormie dans le calme et le repos. C'était la lutte vigoureuse, incessante, du bien contre le mal, de la vérité contre l'erreur, de la charité contre l'indifférence ou l'égoïsme. Arètès askèsis, exercitatio virtutis, répétait-il sans cesse dans ses lettres, ses discours, ses constitutions et ses règles monastiques. « Avant d'engager une bataille, dit-il, le général harangue ses soldats. Il fait passer dans leur âme des sentiments d'héroïsme qui les élèvent jusqu'au mépris de la mort. L'athlète qui veut mériter une couronne ne recule devant aucun travail, aucunes privations, aucunes fatigues. Soldats de Jésus-Christ, athlètes de la piété, ne vous étonnez donc point si je vous annonce des luttes, des périls et de rudes travaux. Vous avez à combattre les puissances invisibles, les passions intérieures ; vous avez à combattre les ennemis visibles, les puissances du monde. C'est par le combat sans trêve et sans fin que vous obtiendrez la couronne 2 ! » Quand Basile parlait ainsi, il avait lui-même donné l'exemple de la lutte pour Jésus-Christ, affrontée et subie presque jusqu'au martyre. L'exemple précédait toujours chez lui le précepte. Césarée l'avait vu, en temps d'épidémie, braver le fléau et se multiplier pour secourir les victimes. Elle l'avait vu, durant la famine, secourir les indigents, recueillir, abriter, vêtir, soulager toutes les misères. A la porte de la ville, sur le pradium que Valens lui avait donné un jour, Basile avait construit un immense ptochotrophium (maison des pauvres), véritable palais de la charité, où se trouvaient

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1.          Basil., Episl. cclxxvii ; Pair, grœc, tom. XXXII,  col.  1014. — 2. Basil., homil. II de J'janio ; Pulr. grac, tom. XXXI, col. ÎS5.

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réunis en une série de bâtiments magnifiques, des hôpitaux pour les malades des deux sexes, des hospices pour les vieillards, les infirmes et les incurables, des asiles pour les étrangers, des écoles pour l’enfance et la jeunesse. De vastes jardins séparaient les uns des autres tous ces établissements divers. A l'angle le plus reculé se trouvait la léproserie. C'était là que Basile aimait par-dessus tout à multiplier ses visites. Il se jetait au cou des lépreux, les embrassant comme des frères. Au milieu de cette cité nouvelle que la reconnaissance publique avait surnommée la Basiliade, « une vaste église, parée de toutes les splendeurs du culte triomphant, » s'élevait comme le centre des consolations, dominant le refuge de toutes les douleurs. Une communauté de moines, dont l'évêque lui-même était le supérieur, desservait les hommes. Des vierges ou des veuves, consacrées à Dieu, remplissaient le même office près des femmes. Un nombre prodigieux de gardiens, d'infirmiers, d'instituteurs, de frères servants, peuplaient ce royaume de la charité dont Basile était l'âme. Les préfets de Cappadoce venaient parfois surprendre le grand évêque, quand il s'humiliait aux rôles les plus humbles du dévouement chrétien. En général, ils respectaient cette humilité sublime. Mais parfois leur orgueil de fonctionnaires s'irritait, dans un sentiment de jalousie étroite et mesquine. L'un d'eux lui dit un jour : « Tout ceci peut être beau. Mais enfin cette ville que vous avez créée échappe à ma juridiction ! — Que vous importe? répondit Basile. Quand l'empereur vous charge d'un gouvernement, pourriez-vous mieux répondre à sa confiance qu'en peuplant les déserts et en transformant des solitudes en cités? Voilà ce que j'ai fait. De quel droit oseriez-vous en prendre ombrage? »

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