St Sidoine Apollinaire 1

Darras  tome 13 p. 394

 

    8. La paix fut jurée. L'évêque négociateur reprit en hâte la route de Milan pour y porter l'heureuse nouvelle. On n'était plus qu'à vingt jours de la solennité de Pâque. Épiphane fit une telle diligence qu'il rentrait inopinément à Ticinum le quatorzième jour, ayant laissé sur sa route, fatigués ou malades, une partie de ceux qui l'avaient accompagné. L'allégresse fut grande dans toutes les cités de la Ligurie; mais elle ne devait pas être longue. Ricimer, contraint de déposer les armes, n'avait pas renoncé à sa vengeance.

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1. Ennod., Vit. S. Epiph. Tic, loc. cit., col. 216-218. Trad. de M. A. Thierry.

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p395  CHAP.   VI.   — ANTHEMIUS.

 

   Le roi des Visigoths, Euric, secrètement gagné à la cause du patrice suève, rompit l'alliance conclue l'année précédente avec l'empire, et annonça hautement le dessein de chasser les Romains de tout le midi de la Gaule. Les Francs avaient depuis quelques années chassé AEgidius, leur roi électif. Viomade renvoya à Childéric, réfugié dans la Thuringe, la moitié de la pièce d'or qui devait annoncer au prince exilé l'heure du retour. Corrigé par l'infortune, Childéric se montra digne de commander aux Francs. Il s'empara d'Angers et des îles de la Loire. «Dans cette extrémité, dit M. Am. Thierry, la Gaule fit appel à sa propre énergie; les nobles armèrent leurs clients, les citadins se formèrent en milices ; on élut des chefs, et par des correspondances, par une police spontanée et volontaire, par des ligues formées entre les personnes et entre les villes, on se mit en mesure d'arrêter, d'une part, le progrès des Goths et des Francs, de l'autre, la trahison des fonctionnaires. Sidoine, enlevé de nouveau au repos de ses livres, se trouva l'un des chefs les plus ardents et les plus accrédités de ce mouvement patriotique, qui avait pour but de conserver la Gaule aux Romains, en dépit de leur inertie et de leurs fautes. Chargé d'enrôler pour la cause de la patrie tout ce qui restait en Gaule de cœurs généreux et de mains dévouées, il écrivait à l'un de ses amis : « Accours à nous, toi et tous ceux qui te ressemblent. Venez assister la malheureuse Arvernie, menacée dans sa liberté. Si la république est sans force; si nous n'avons aucun secours à attendre; si, comme il ne paraît que trop vraisemblable, Anthemius est réduit à l'impuissance, aidez-nous au moins de vos conseils. La noblesse arverne doit-elle s'expatrier, ou se faire couper les cheveux pour aller s'enterrer dans-les cloîtres? Vous nous aiderez à choisir entre ces deux partis, les seuls qui nous restent1. » Au moment où Sidoine Apollinaire tenait ce langage, la Lyonnaise venait de tomber aux mains des Burgondes. La civilisation n'avait plus d'autres ressources que dans le courage des évêques. Celui de Lyon, Patiens (saint Patient), se fit

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1. Sidon. Apollin., Epist. il, I. Cf. A. Thierry, Récits cFkist. rorn. au siècle, pag. 119,120.

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en quelque sorte la providence vivante de toute sa province. A la suite des incursions d'Euric, la famine ravageait toutes les contrées méridionales des Gaules. Saint Patient multiplia les prodiges de sa charité pour suifire à tant de misères. De grands convois de blé, embarqués par ses ordres sur la Saône et le Rhône, allaient porter l'abondance à Arles, Avignon, Orange, Viviers, Valence. « Ainsi, dit encore Sidoine, lorsque le flot de l'irruption gothique a détruit les moissons, un évêque nourrit tout le peuple. La détresse géné­rale n'a que lui pour secours1. »

 

   9. Comme si les éléments eux-mêmes se fussent conjurés pour la perte des villes gallo-romaines, des tremblements de terre, précédés ou suivis d'éruptions ignées, éclataient alors avec une fréquence inouïe. L'antique cité de Vienne fut particulièrement le théâtre de ces terribles phénomènes. Les habitants étaient dans la consternation. La veille de Pâque, pendant que, réuni dans la basi­lique, le peuple priait avec un redoublement de ferveur, on enten­dit un craquement plus formidable que tous les autres. La terre s'était entr'ouverte à l'emplacement du palais sénatorial ; des globes de feu jaillissant du sol consumaient l'édifiée et menaçaient la ville d'un embrasement général. La foule se précipita au dehors de l'église pour arrêter les progrès de l'incendie. Seul, le saint évêque Mamertus demeura quelques instants prosterné au pied de l'au­tel, fondant en larmes et conjurant le Seigneur d'avoir pitié de son peuple. Se levant ensuite, il vint, comme saint Rémi à Reims, se placer au milieu des flammes qui s'arrêtèrent soudain, et respectèrent la présence de l'homme de Dieu. Le prodige nous est attesté par Sidoine Apollinaire. Voici en quels termes il s'ex­prime, dans une lettre adressée trois ans plus tard au thauma­turge de Vienne : « Prodige vraiment inoui ! on vit la flamme déroulée en replis sinueux s'éteindre à votre approche et fuir comme devant son dominateur et son maître. Cependant vous nous rappelez le souvenir des Ninivites. Contre tant de maux, vous appliquez le remède céleste des Rogations. Le châtiment cessera,

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1 Sidon. Apollin., Epist. ni, lib. VI; Patr. lat., tom. LVIII, col. 560.

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p397 CHAP.   VI.  — SAINT SIDOINE  APOLLINAIRE.  

 

disiez-vous, et la miséricorde du Seigneur ne se fera point attendre. Il en fut ainsi. Votre cité a été délivrée de ces épouvantables fléaux. Ils ne se sont point renouvelés. Et maintenant toutes les villes ambitionnent la faveur d'établir dans leur sein cette dévotion triomphante. Dieu vous réservait tous les genres de gloire. Il vient de renouveler pour vous les merveilles accomplies au temps de saint Ambroise, durant la translation des reliques de saint Ferréol. Dai­gnez donc, seigneur pape, vous souvenir de nous dans vos prières, et nous adresser les règlements établis pour la célébration de la nouvelle fête que vous avez instituée1. » L'allusion aux reliques de saint Ferréol, dont Sidoine parlait ici, se rapporte à la décou­verte récente faite par l'évêque de Vienne du tombeau de ce martyr, ainsi que du chef de saint Julien. Mamertus fit bâtir en leur hon­neur une basilique qui devint bientôt le but d'un pèlerinage très-fréquenté. Grégoire de Tours nous a conservé le distique latin que saint Mamert fit graver à l'entrée principale de la nouvelle église, et qui fut peut-être l'œuvre de Sidoine Apollinaire. Le voici :

Heroas Christi geminos hœc continet aula : Julianum capite, et corpore Ferreolum2.

 

§ II. Saint Sidoine Apollinaire.

 

10. Le protestantisme repousse le culte des saints comme une invention papiste de date récente. Le rationalisme le traite de superstition ridicule : il poursuit des mêmes dédains le dogme de la prière. Cependant, si nous avons une patrie, et si cette patrie a l'honneur de marcher à la tête des nations civilisées, nous le devons à la prière et à l'intercession des saints. Quand la Gaule du Ve siècle, livrée sans défense à l'invasion de la barbarie, menaçait de sombrer comme un navire en détresse, elle ne fut sauvée que par le secours de la prière et la protection des saints. C'est ce qui nous explique la ferveur et la dévotion avec lesquelles, sur tous les points

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1 Sidon. Apollin., Epist. i, Iib. VII ; Patrol. lat., tom. cit., col. 564, S6S. — 2. Gregor. Turon., De miracul., Iib. II, cap. n ; Pair, lat., tom. LXXI,col. 803.

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de la Gaule, au Ve siècle, on accourait à la tombe des martyrs et des confesseurs. A Lyon, Patient faisait décorer la crypte de Saint-Pothin et de Saint-Irénée; il érigeait les basiliques de Saint-Michel d'Ainay et de Saint-Étienne; enfin il restaurait avec une magnificence jusque-là inconnue l'église de Saint-Just, et en cé­lébrait la dédicace au milieu du concours universel de toutes les provinces méridionales. Sidoine Apollinaire, témoin de ces fêtes, les compare à celles de Jérusalem, quand le peuple hébreu, menacé par les tribus de Chanaan, venait apprendre au pied des autels le secret de la victoire. Ses vers en l'honneur des martyrs étaient gravés sur le marbre ou l'airain; « leur tombeau, dit-il, est pour nous la porte du salut. »

 

Namque iste est locus omnibus petendus, Omnes quo via ducit ad salutem 1.

 

   A Tours, l'évêque Perpetuus imitait celui de Lyon. Les nombreux prodiges opérés sur le tombeau de saint Martin attiraient une affluence telle que l'ancienne église bâtie par saint Brice était de­venue Insuffisante. Perpetuus la fit abattre et éleva sur ses ruines une basilique monumentale, où la richesse des ornements répon­dait à l'ampleur de l'architecture. « Maintenant, disait Sidoine Apollinaire, le temple de saint Martin peut le disputer à celui de Salomon, jadis la septième merveille du monde. Puissent les dômes élevés par Perpetuus durer perpétuellement jusqu'à la venue du Christ qui doit ressusciter tous les peuples!»

 

Quœ Salomoniaco poiis est confligere templo, Sephma quœ mundo fabrica mira fuit.

Dumque venit Chrislus, populos qui suscitet omnes, Perpetuo durent culmina Perpetui2.

 

   11. Les églises chrétiennes s'élevaient ainsi, comme des lieux de refuge pour les victimes de la barbarie, en attendant qu'elles devinssent le berceau de la régénération des barbares. Les pontifes

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1 S. Sid. Apollin., Epist. x, lit». II; Pair, lat., loc. cit., col. 488. 2. ld„ Epist. xvm, lib. IV ; tom. cit., col. 5Î4.

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p399  CHAP.   VI.  — SAINT  SIDOINE APOLLINAIRE. 

 

étaient l'unique appui des populations opprimées : bientôt ils devaient courber sous le joug de l'Évangile la tête des oppres­seurs. Le caractère épiscopal acquit dès lors sur les populations un ascendant irrésistible. On ne l'a pas assez remarqué : le mouve­ment qui porta l'Église à prendre la direction des affaires tempo­relles et à imprimer la marque de son action toujours croissante dans les grands événements politiques, fut une évolution spontanée et naturelle des peuples, qui vinrent d'eux-mêmes se grouper autour de la seule institution ayant force et vie. La papauté et l'épiscopat ne furent point des puissances usurpatrices : l'instinct de la conser­vation ralliait sous leur égide les races vaincues; une supériorité morale unanimement reconnue inclinait devant leur autorité les races victorieuses. Tout ce qui abaissait l'empire de Rome ter­restre contribuait à élever celui de Rome chrétienne. Tout ce qui était faible allait à l'Église, comme à une protectrice divine; tout ce qui était fort y allait, comme à un foyer de vigueur et d'éner­gie. Sidoine Apollinaire, tour à tour poète, historien, littérateur, préfet, patrice, gendre, panégyriste et favori d'empereurs, finit par subir complètement lui-même cette influence dominatrice. A la vue des barbares qui cernaient partout les frontières de sa patrie, à la vue des fautes et des défaillances successives des derniers Césars, il perdit les illusions qui pouvaient encore le rattacher aux espérances et aux vanités du siècle. A quelque distance de Clermont, dans une grotte de la montagne voisine, vivait un solitaire, étranger par sa naissance à l'Arvernie. Il se nommait Abraham, et avait reçu le jour sur les rives de l'Euphrate. Dans son adolescence, attiré par les merveilles qu'on racontait du désert de Scété et de Nitrie, il voulut les contempler de ses yeux. Il se mit en route à pied. Mais en arrivant à Suse, il fut arrêté par l'ordre d'un tyran qui persécutait les chrétiens. Enfermé cinq ans dans un obscur cachot, il souffrit les horreurs de la captivité et de la faim. Un ange brisa ses chaînes. Un navire le conduisit en Occident. Après de longues pérégrinations, il se fixa en Arvernie, et se retira dans un faubourg de Clermont, près de la basilique de Saint-Cyr, où il fonda un monastère. La renommée de ses austérités

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et de ses vertus, les miracles qu'il opérait, lui attirèrent de nom­breux disciples1. Sidoine Apollinaire admirait ce généreux confes­seur de la foi, que les honneurs du siècle n'avaient pu séduire, et qui, malgré l'empressement mis à le retenir dans les plus belles cités d'Italie, à Rome, à Ravenne, avait choisi de préfé­rence une retraite inconnue aux hommes, une cabane couverte de chaume, dans les montagnes de l'Auvergne. Il conçut pour lui une vénération profonde et entretint avec ce saint anachorète des relations que la mort seule interrompit2. » Dans sa conversation,

1.         S. Gregor. Tur.,VitœPatrum, cap. III; Pair, lat., t. LXXI, col. 1020-1022.

2.         2.  Ghaix,S. Sidoine Apollinaire et son siècle, tom. I, pag. 433. Voici l'épitaphe de S. Abraham, composée par Sidoine, devenu évêque de Clerujont :

Abraham, sanctis merito sociande patronù.

Quos iibi collegas dicere non irepidem. Nam sic prœcedunt, ut mox tamen ipse sequare,

Dal partem regni portio martyrii. Natus ad Euphratem, pro Chrislo ergasiula prasus,

Et quinquennali vincula laxa famé, Elapsus régi (ruculento Susidis orœ,

Occiduum properas solus adusque solum. Sed confessorem virtutum signa sequunlur,

Spiritibusque malis fers, fugitive, fagam. Quaque venis, lemurum se clamât cedere '.ttrba,

Dœmonas ire jubés exsul in exilium. Expeleris cunctis, nec te capit ambitus ullut,

Est tibi delatus plus onerosus honor. Bomuleos refugis Byzantinosque fragorei,

Âtque sagiilifero mania fracta Tito, ilurus Alexandri te non tenet, Antiochique,

Spernit Elysseœ Byrsica tecla domus, Rura paludiferœ temnis populosa Raiennce,

Et quœ lanigero de sue nomen habent.       \

Angulus iste placet, paupertinusque recessus,

Et casa cui culmo culmina presia forent. Aîdificas hic ipse Deo venerabile templum,

Ipse Dei templum corpore fade prius. Finiti cursus isthic vitœaue viœque,

Sudori superest dupla corona luo. Jam te circumstant paradisi millia sacri ;

Abraham jam te comperegrinus habet. Jam patriam ingrederis, ied de qud decidit Adam,

Jam potes ad fontem fluminis ire fui.

(S. Sidon. Apollin., Pair, lat., tom. LVIII, col. 587.)

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le patrice romain, le gendre d'Avitus apprit à se détacher des ambitions et des sollicitudes terrestres. On le voyait chaque jour retrancher à son luxe pour enrichir les pauvres de Jésus-Christ, et transformer ses habitudes d'élégante opulence en austérités et en mortifications. Sa femme, Papianilla, le suivait dans cette voie de la perfection chrétienne, et leur villa d'Avitiacum devint une sorte d'église domestique.

 

12. Sur les entrefaites, l'évêque d'Augustonemetum (Clermont), vénérable Eparchus (saint Éparque) mourut, plein d'années et de bonnes œuvres. D'une voix unanime, le clergé et le peuple d’Arvernie demandèrent que Sidoine lui fut donné pour successeur. « Maigré mon indignité, dit-il lui-même, on m'imposa le fardeau d'une profession sublime. Malheur à moi ! Me voilà forcé d'être docteur, quand je commençais à peine d'apprendre. Oserais-je prêcher la vertu avant de l'avoir pratiquée? Arbre stérile, je n'ai pas de fruits et il me faudra éparpiller des paroles en guise de feuilles 1. » —L'histoire ne nous a pas conservé les détails de l'élection et du sacre de Sidoine Apolli­naire, mais elle nous a transmis les témoignages d'allégresse qui saluèrent dans toutes les Gaules cette heureuse nouvelle. Lupus de Troyes, le vainqueur d'Attila, achevait alors sa glorieuse carrière. Voici la lettre qu'il adressait à son nouveau collègue dans l'épiscopat : « Au seigneur pape Sidoine, Lupus. Je rends grâces à Jésus-Christ, notre Sauveur et notre Dieu, par son Esprit-Saint, de ce qu'il vous a élu, frère bien-aimé, pour soutenir et consoler l'Église, son épouse de prédilection, en ces jours de décadence et d'angoisses universelles. Il vous a appelé pour être la lumière en Israël. Illustre déjà dans les triomphes de la milice terrestre, vous allez conquérir une nouvelle gloire dans les charges laborieuses et les humbles ministères de la milice du ciel. Suivant la parole évangélique, vous avez mis la main à la charrue; ne rejetez plus vos regards en arrière, comme un laboureur indolent. Jadis par vos alliances on vous a vu approcher des marches du trône impérial. Les insignes de la trabée, les splendeurs des préfectures, tout ce qui peut séduire

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1 S. Sidon. Apollin., Epist. m, lib. V ; Pair, lat., tom. LVHI, col. 534.
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une ambition mondaine et passer pour le suprême bonheur du siècle, vous l'avez obtenu, et, ce qui vaut mieux, vous vous en êtes montré digne. Les applaudissements qui accueillaient votre fortune en sont la preuve. Aujourd'hui un nouvel ordre de choses com­mence. C'est dans la maison du Seigneur que vous venez d'atteindre le faîte d'une dignité où l'on brille non par l'éclat ni le faste exté­rieur, mais par l'humilité du cœur, le renoncement et l'abnégation. Autrefois, jaloux d'ajouter à la noblesse de votre naissance l'illus­tration des titres et des honneurs personnels, vous estimiez qu'un homme ne saurait être heureux tant qu'il lui reste des égaux. Aujourd'hui vous entrez dans un ministère où, bien que supérieur à tous, vous ne devez vous croire supérieur à personne. Ser­viteur du moindre de ceux qui vous sont soumis, l'humilité du Christ sera votre unique gloire; vous baiserez les pieds de ceux sur la tête desquels vous auriez autrefois dédaigné de poser les vôtres. Ce labeur nouveau vous incombe d'être l'esclave de chacun, vous qu'on a vu le maître de tous. Vous aurez à vous incliner de­vant les autres, vous qui les fouliez aux pieds, non certes par un sentiment d'orgueil, mais parce que la splendeur, pour ne pas dire la vanité de vos dignités anciennes vous mettait autant au-dessus d'eux que vous avez maintenant à vous tenir au-dessous. Appli­quez donc désormais votre beau génie aux choses divines, vous qui l'avez exercé avec tant de succès à la politique humaine. Que les peuples recueillent de Jam delibor; votre bouche les épines de la tête du Crucifié, eux à qui votre parole distribuait les roses des pompes mondaines. L'évêque enseignera la céleste discipline à ceux que la voix, du magistrat formait à Ja discipline civile. Pour moi qui vous ai tant aimé lorsque vous suiviez les arides sentiers du siècle, quelle n'est pas l'exubérance de ma tendresse aujourd'hui que vous êtes entré dans les voies du ciel! Je puis dire comme saint Paul: ma dernière heure est proche. Mais je ne croirai point mourir, puisque, mort, je vivrai en vous et vous laisserai à l'Église. Je sius heureux de quitter ce vêtement, terrestre, depuis que vous avez revêtu l'Église et que l'Église vous a revêtu. Courage donc, ami depuis si longtemps cher, et maintenant mon frère dans le

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sacerdoce ! Ce dernier titre efface les premiers. Il n'est plus besoin de rappeler le souvenir de l'ancienne amitié, puisque votre nouvelle promotion établit notre affection mutuelle sur une base plus ferme et plus durable. Oh! s'il plaisait à Dieu que je pusse vous serrer dans mes bras! Du moins je fais en esprit ce que je ne puis de corps, et en présence du Christ, j'embrasse comme un préfet non plus de la république, mais de l'Église, celui qui est mon fils par l'âge, mon frère par la dignité, mon père par le mérite. Priez pour moi, afin que, consommé dans le Seigneur, j'achève l'œuvre qu'il m'a imposée; afin que je remplisse de lui seul les derniers jours d'une vie que j'ai perdue, hélas! à tant d'autres préoccupations. Sou­venez-vous de moi 1. »

 

13. La réponse de Sidoine Apollinaire ne fut pas moins tou­chante. « Béni soit, disait-il, l'Esprit-Saint et le Père du Dieu tout-puissant, de ce que vous, le père des pères, l'évêque des évêques, nouvel apôtre Jacques, ne cessez comme la sentinelle du Seigneur de veiller des hauteurs de la charité et du sein d'une Jérusalem qui ne le cède pas à la première, sur tous les membres de l'Église ! Vous êtes vraiment le consolateur de toutes les fai­blesses, le guide de tous ceux qui ont besoin d'appui. Que répondrai-je, moi, poussière vile et souillée, aux témoignages paternels de votre sainteté? Dans le besoin où je suis de vos salutaires con­seils, j'éprouve le sentiment de mon indignité. Le souvenir d'une vie coupable me porterait à vous dire, comme Pierre au Seigneur : Exi a me, quia peccator sum, Domine 2. Mais l'amour tempère ma crainte. Je tremble d'avoir le sort des Géraséniens, et de vous voir fuir loin de mes frontières. Je préfère donc emprunter la parole du lépreux de l'Évangile et vous dire « Si vis, potes me mundare 3. Par cette exclamation, l'infirme exprimait au Christ l'objet de ses vœux et la foi en la puissance du Sauveur. Ne puis-je donc vous tenir le même langage, à vous qui êtes sans contredit le plus saint de tous les pontifes? Le collège de l'épiscopat vous environne de sa véné-

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1.  S. Lup., Epist. i; Patr. laU, tom. LVIH, col. 63-65. —2. Luc, v, 8. — 3.                                              r/Matth., vin, 2.

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ration, sollicite vos conseils et tremble devant votre censure. Près de vous, les vieillards semblent des enfants. Formé à Lérins aux rudes combats de la milice monastique, depuis quarante-cinq ans vous illustrez le siège épiscopal ; les saints de l'un et de l'autre ordre vous proclament comme le capitaine des camps spirituels. Et pourtant vous ne dédaignez pas de vous abaisser jusqu'aux va­lets placés aux derniers rangs de l'armée. A ceux-là qui traînent encore les bagages de la chair, vous montrez pour relever leur courage l'étendard sacré de la croix, vous adressez des paroles dont la suavité céleste guérit les consciences. Vous, la règle des mœurs, la colonne des vertus, et s'il est permis à un pécheur tel que moi de donner une louange, vous, la mansuétude évangélique personnifiée, vous ne craignez pas d'appliquer une main chari­table sur mes ulcères; vous avez prodigué les saints enseigne­ments à mon indigence, et trouvé dans le trésor de votre dilection des paroles d'amitié pour ma faiblesse. Priez pour moi, priez, afin que la pénitence efface de mon front la trace de mes iniquités. Malheureux que je suis! j'ai maintenant la charge de prier pour les péchés du peuple, et les prières d'un peuple innocent pourraient à peine m'obtenir à moi-même le pardon. Je suis un malade, et je dois distribuer des remèdes. Le déserteur d'autrefois est devenu chef de l'armée. Hélas ! il me faut prêcher des vertus que je n'ai point pratiquées. Mes propres paroles me condamnent, puisque je commande ce que je n'eus pas le courage d'accomplir. Interposez vos prières entre Jésus-Christ, avec lequel vous êtes crucifié, et ma propre faiblesse. Comme Moïse, intercédez pour moi, et obtenez pour mon âme sinon les récompenses et la gloire des saints, du moins le repentir et le pardon des pénitents 1. » Les deux évêques étaient dignes l'un de l'autre 2. Leur commerce épistolaire dura

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1. Sidon. Apollin., Epist. l, lib. VI ; Patr. lat., tom. LV11I, col. Soi, 552.

2. La promotion de saint Sidoine Apollinaire à l'épiscopat fournit à plu­sieurs écrivains modernes une occasion de dénigrer les mœurs ecclésiastiques du Ve siècle. Voici comment s'exprime à ce sujet M. Guizot : « Des grands seigneurs à peine chrétiens, d'anciens préfets des Gaules, des hommes du monde et de plaisir, devenaieut souvent évêques. Ils finissaient même par y être obligés, s'ils voulaient prendre part au mouvement moral de l'époque,

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plusieurs années encore, puisque la vie de saint Loup se prolongea jusqu'en 478. Malheureusement cette correspondance ne nous a point été conservée. « Je ne doute pas, disait Tillemont, que d'après l'unique lettre qui nous soit restée du grand évêque de Troyes, on ne partage le regret que me fait éprouver la perte des autres. »

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conserver quelque importance réelle, exercer quelque influence active. C'est ce qui arriva à Sidoine Apollinaire, comme à beaucoup d'autres. » (Guizot, Histoire de la civilisation en France, leçon 111, pag. 103.) Le savant abbé Gorini a relevé avec son érudition habituelle, cette malveillante insinuation. « Saint Sidoine, dit-il, ne convoita pas l'épiscopat. Il en fut revêtu par cette sorte de violence que le peuple employait parfois à l'égard de certains personnages qu'il souhaitait pour chefs spirituels. Tout le monde connaît, au moins par la vie de saint Ambroise, ce mode d'élection. C'est de la sorte que Sidoine fut porté sur la chaire épiscopale de Clermont. Il le rappelle chaque fois qu'il parle de sa nomination. Il l'écrit à son vieil ami saint Loup de Troyes. Il demande à l'évêque Fonteius l'appui de ses prières, « parce qu'on lui a imposé, quoique si indigne, le fardeau de l'épiscopat. » — « On l'a jeté dans cette profession, » dit-il à un autre ami, le célèbre philosophe Mamert Clau-dien. S'adressant à un troisième ami, qu'il nomme son frère, il se plaint de nouveau «de ce que le poids d'un si redoutable ministère a été jeté sur lui trop indigoe. » Dans un discours prononcé par lui à Bourges, Sidoine tient le même langage. Et ce n'était point là une menteuse formule d'humilités car il parlait devant des gens peu disposés à lui passer l'ombre même d'une imposture. — Il est une chose à laquelle M. Guizot n'a pas pris garde quand il dit que l'ambition avait amené Sidoine à l'épiscopat : c'est qu'en entrant dans l'Église l'époux de Papianilla brisait les liens de son mariage. Je le de­mande, si, pour devenir préfets ou ministres, nos hommes d'Etat se trou­vaient condamnas à un tel veuvage voloutaire, accepteraient-ils les honneurs de l'habit brodé ou du portefeuille ? Surtout les accepteraient-ils à cette condition, si, dis-je, comme Sidoine Apollinaire, ils avaient, dans d'autres carrières, passé par les plus éminentes dignités et contemplé de près leur néant? Vous voyez donc que l'ambition ne put déterminer le gendre d'Avitus à se faire évêque, et que sa grave et difficile résolution s'explique uniquement par des motifs religieux communs à lui et à son épouse. — Ce n'est ni pour acquérir de l'importance que Sidoine s'agrégea au corps des pontifes chré­tiens, ni pour se délasser par des homélies de ses panégyriques, ou de ses préfectures par l'épiscopat. Le peuple, et non son propre choix, le fit évêque. Or, puisque sa vocation a été présentée par M. Guizot comme le type de celle des seigueurs du Ve siècle, nous sommes donc obligés de reconnaître que le D fense de l'Église catholique sacerdoce n'était pas un pis-aller pour ces personnages. » (Gorini, 2° édit., tom. I, pag. 203-212, pass.)

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