Urbain II et Henri IV 1

Darras tome 23 p. 78

 

§ II. Premières lettres pontificales. Synchronisme.

 

   3.  « Le lendemain de sa préconisation,  de Terracine même où elle avait eu lieu, dit Bernold  à la date du III des ides de mars (13 mars l088) le nouveau pape adressait une encyclique à tout l'univers chrétien pour déclarer qu'il marcherait  fidèlement sur  les traces de son prédécesseur de pieuse mémoire Grégoire VII2. « Nous avons encore le texte de cette première lettre pontificale conservé dans l'exemplaire destiné aux évêques, au clergé et aux fidèles de Ger­manie. « Nous vous conjurons et supplions au nom du Seigneur Jésus, disait Urbain II, de persévérer courageusement dans la fidé­lité, le dévouement, la soumission dont vous avez donné tant de nobles exemples sous le pontificat de Grégoire VII notre prédéces­seur et maître de bienheureuse mémoire. Continuez à venir en aide à la sainte église romaine votre mère par le concours de vos con­seils et de vos généreux efforts. En ce qui me concerne, vous pou­vez compter sur mon dévouement absolu; je n'ai qu'un seul désir, celui de marcher sur les traces de notre très-bienheureux père Grégoire. Tout ce qu'il a réprouvé, je le réprouve ; ce qu'il a condamné, je le condamne ; ce qu'il a aimé, je l'aime ; ce qu'il a sanctionné et ra­tifié, je l'approuve et le confirme; enfin, toutes ses pensées, tous ses sentiments, je les éprouve et les partage. Maintenant donc m'adressant à votre fraternité je lui redis cette prière : Armez-vous d'un courage viril, fortifiez-vous dans la puissance et la vertu de Dieu ; opposez à l'ennemi comme un mur d'airain pour la défense d'Israël ; soyez au

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1.II sun nome si trova in diversi mariirologi col titolo di Beato ZNovaës Urban Iï papa 116, t. II, p. 301.) Anche Urbano II corne Vittore III e segnato in alcuni mariirologi e sacri fasti col titolo di Beato. (Mozzoni. Tavole di storia délia Chiesa, Faso. xi, not. 567.)

2.Bernold. Ckronic. ; Pair, lat., t. CXLVIII, col. 1397.

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jour du combat les très-vaillants soldats du Sei­gneur. Lorsqu'à une autre époque je fus envoyé près de vous, com­bien de fois n'ai-je pas admiré votre courage ! Je ne pouvais m'empêcher de vous appliquer cette parole du Seigneur: « En vérité je vous le dis, je n'ai pas trouvé tant de foi en Israël 1. » Persévérez dans ces sentiments afin d'obtenir la couronne du salut. Priez sans cesse la miséricorde du Dieu tout puissant afin qu'il daigne rétablir son Église sainte dans son antique splendeur2. » La vigueur apos­tolique de cette parole produisit un effet immense en Germanie. Nous en avons la preuve dans les récriminations du chroniqueur schismatique Sigebert de Gemblours. Les espérances de son parti étaient déçues. Les césariens dévoués à la puissance et à la fortune du pseudo-empereur Henri IV avaient cru que la mort inopinée de Victor III découragerait les catholiques et les forcerait à se ranger sous l'autorité de l'intrus Wibert de Ravenne. L'élection du nou­veau pontife, l'énergie avec laquelle il maintenait toutes les déci­sions de Grégoire VII, renversaient leur programme. Sigebert de Gemblours le constate en ces termes : « En haine de l'empereur et de Clément III, Odo ancien moine de Cluny puis évêque d'Ostie fut créé pape sous le nom d'Urbain II. Ce fut pour l'Eglise une aggra­vation de scandales et pour le royaume une nouvelle source de discordes. La division entre le sacerdoce et l'empire ne fit que s'ac­centuer, Urbain II excommuniait ses adversaires, mais personne ne prenait au sérieux des anathèmes évidemment nuls. Il les lançait au gré de ses passions, sans s'inquiéter de l'énorme abus qu'il commet­tait en profanant ainsi le pouvoir divin de lier et de délier donné par le Seigneur à saint Pierre. Oui, n'en déplaise à tous les gens de bien qui ne seraient pas de mon avis, ajoute le chroniqueur, je déclare que la seule hérésie, le seul schisme qui aient troublé nos malheu­reux jours, ce sont l'hérésie et le schisme des papes qui ont osé lan­cer l'excommunication contre le roi, le déclarer coupable du crime d'apostasie. Comme si l'Écriture sainte ne nous apprenait pas que Dieu permet le règne des mauvais rois pour punir les péchés des peuples. Les mauvais rois ne perdent point

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1. Matth. vin, 10.

2. B. Urban II. Eptsf. i, Pair, lat., t. CLI, col. 284.

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leur pouvoir par l'abus qu'ils en font. Le serment de fidélité qui leur a été prêté par leurs sujets n'en subsiste pas moins ; c'est en vain que les papes prétendraient relever d'un pareil serment, ou excommunier ceux qui persévèrent dans l'obéissance. Ils ne font ainsi qu'enjoindre le parjure, autoriser la rébellion et le crime1. » Dans une lettre collec­tive écrite au nom du clergé de Liège, Sigebert de Gemblours donne plus libre carrière encore à ses ressentiments schismatiques. «Hildebrand, dit-il, dévoré d'une ambition insatiable fut le premier pape qui ait osé excommunier et déposer un roi. Odoard (c'est sous ce travestissement de mauvais goût que Sigebert défigure le nom patronymique d'Urbain II) l'a imité dans cet excès. Un roi n'est jus­ticiable que de Dieu. Les papes sont soumis comme les autres à César, en vertu du précepte de Notre-Seigneur : Reddite ergo quae sunt Cœsaris Caesari. Que le roi Henri IV soit un apostat, un fourbe, un parjure, nous ne voulons point entrer dans cette discussion. S'il est mauvais roi, c'est que nos péchés ne permettent pas à la Provi­dence de nous en donner un meilleur. Il règne, nous devons lui obéir2. »

 

   4. La théorie de Sigebert de Gemblours se recommande, on le voit, à toutes les bonnes grâces du césarisme. Mais heureusement pour l'Église et le monde, elle n'a jamais prévalu dans l'enseignement doctrinal ni dans les consciences catholiques. « Les fidèles de saint Pierre dans toute la Germanie, dit Bernold, accueillirent avec un pieux enthousiasme les paroles d'Urbain II. Des conversions éclatantes se produisirent au sein même du schisme. C'est ainsi que le pseudo-évêque de Worms, jusque-là fervent disciple de l'héré­siarque Wibert, vint à résipiscence, rentra dans la communion de l'Église, et abandonnant son siège usurpé, alla s'enfermer  au  monastère d'Hirsauge où il acheva dans la pénitence le reste de ses
jours. Un autre intrus, Walo, que Henri
IV avait installé sur la chaire épiscopale de Metz après en avoir expulsé le vénérable Hé-
rimann, fut aussi

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1. Sigeb. Gemhl. Chroni\ Pair, lat., loc. cit. col. 224.

2. Epist. Leodiensium adversus Paschaem papam II. Labbe. Concil. t X, col. 630-642. Dom Martène et en ces derniers temps M. Pertz ont constaté que cette diatribe, dont l'auteur resta longtemps inconnu, était l'œuvre de Sige­bert de Gemblours.

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touché de repentir ; il donna sa démission et se retira au monastère de Saint-Arnoul dont il avait été abbé. Henri se hâta de lui choisir pour successeur un autre intrus nommé Bruno, qui se mit de force en possession du siège. Mais le comte Hugues d'Egisheim délivra enfin l'Alsace du joug des schismatiques. Les habitants de Metz chassèrent Bruno et s'engagèrent par serment à ne recevoir d'autre évêque que leur légitime pasteur Hérimann, alors détenu en captivité dans une forteresse de Toscane où le roi l'avait fait incarcérer. » Plus heureux, saint Gébéhard archevêque de Saltzbourg, cet intrépide confesseur de la foi qui depuis plus de quinze ans avait été nommé légat apostolique en Allemagne, put rentrer dans sa métropole, rappelé par les vœux unanimes de son peuple fidèle. Là encore Henri IV avait établi un intrus en la personne d'un de ses chevaliers favoris, Berthold comte de Mosbourg, qui traita son évêché en pays conquis, pillant, dévastant, ruinant les églises et les monastères. La population expulsa le simoniaque et rétablit saint Gébéhard. « Mais l'homme de Dieu, reprend le chroniqueur, ne survécut que quelques mois à sa restauration. Il émigra vers la lu­mière éternelle le 16juin 1088. Sa mort fut un deuil universel pour es catholiques. Déjà ils avaient eu la douleur de perdre l'évêque d'Halberstadt Burchard de pieuse mémoire, cet autre très-ferme champion de la cause de saint Pierre. Hélas ! Burchard tomba sous le poignard des schismatiques, qui l'immolèrent à leur fureur le VIII des ides d'avril (6 avril 1088). Mais qu'importe, s'écrie Bernold, que ce soit le glaive ou la fièvre qui nous fasse émigrer vers le Seigneur ! D'autres pertes non moins douloureuses affligèrent alors les catho­liques. Ils virent successivement mourir le vénérable évoque d'Augsbourg Wigold rétabli sur son siège par le jeune Welf, fils du duc de Bavière ; le très-fidèle chevalier de saint Pierre Hézel, avoué du monastère de Sainte-Marie de Reichnaw, fondateur de l'abbaye de Saint-Georges élevée par lui sur l'emplacement du manoir paternel; l'écolâtre de Constance Bernhard, moine bénédictin aussi distingué par sa science que par son zèle pour l'orthodoxie. L'illustre docteur et historiographe Berthold1, si profon-

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1 C'est l'annaliste dont nous avons si souvent reproduit les récits durant la période du pontificat de Grégoire VII.

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dément versé dans la science des saintes lettres, les avait précédés sur la route du ciel. Il mourut dans une heureuse vieillesse, plein de jours et de bonnes œuvres leIV des ides de mars (4 mars 1088), une semaine avant l'élection du pape Urbain II à Terracine. Mais le coup le  plus funeste porté à la cause catholique fut la trahison du comte  Egbert de Misnie. Jeune, riche et vaillant,  Egbert jouissait parmi  les Saxons ses compa­triotes d'une réputation que ses exploits militaires eussent  pleine­ment justifiée, s'il ne l'avait ternie  par une ambition démesurée. Lors de la déroute de Henri IV sur les frontières de la Saxe au mois de septembre 1087 2, le tyran vaincu et fugitif dut son salut à l'in­tervention du comte de Misnie qui  protégea sa  retraite.  Aveuglé par la jalousie, Egbert détestait le roi saxon Hermann, son  maître et son seigneur. Dans l'espoir de lui ravir le trône et de se faire couronner à sa place, il ne rougit pas de trahir son Dieu,  sa patrie et la cause de saint Pierre. Les Saxons prêtèrent l'oreille à ses per­fides conseils. Ils tendirent les bras au pseudo-empereur  dont ils avaient tant de fois maudit le joug tyrannique et le  rappelèrent au milieu d'eux. Le roi catholique Hermann dut se retirer en Lorraine. Il y mourut quelques mois après et fut enseveli en grande pompe à Metz (septembre 1088)3. »

 

   5, Ces tristes événements consternèrent les cœurs catholiques, mais ild redoublèrent l'audace des  schismatiques en Allemagne, en Italie et surtout à Rome où l'antipape Wibert s'était rétabli à la  tête d'une  puissante  armée.  La France, patrie d'Urbain II,   avait applaudi à la promotion d'un de ses fils sur le trône apostolique. Le schisme n'y comptait aucun partisan. Mais le roi Philippe I, li­vré à toutes les frivolités d'une vie de luxe et de   plaisir, laissait dormir l'épée que ses prédécesseurs avaient jadis si glorieusement mise au service et à la défense du  saint-siège.   Il  continuait sans bruit à vendre les évêchés et les abbayes pour remplir un trésor qu'il dissipait en fêtes somptueuses et en joyeux festins. Urbain II le savait; aussi dans les deux lettres qu'il adressable lendemain de sa préconisation à saint

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1.                         Cf. loin. XXII de cette Histoire, p. G15.

2.         Bernold. Chrome. Pair, lat., t. CXLVIII, col. 1398.

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p83—  PREMIÈRES  LETTRES   PONTIFICALES.   SYNCHRONISME.    

 

Hugues de Cluny et aux évêques de France il se bornait à solliciter le secours de leurs prières, sans faire appel à une intervention que la mollesse du roi rendait impossible. « Je vous en conjure, ô le plus regretté des pères, disait-il à saint Hu­gues, si vous n'avez point perdu le souvenir de votre fils et disci­ple, s'il vous reste encore pour moi des entrailles de charité, ré­pondez au plus ardent de mes vœux, venez me consoler par votre présence et apporter à la sainte église romaine votre mère la joie si désirée de votre visite. Si un tel voyage vous est impossible, choi­sissez du moins parmi vos fils, mes confrères, ceux que vous pour­rez m'envoyer. En leur personne je vous verrai, je vous entendrai, je recevrai les paroles de consolation dont j'ai tant besoin au milieu des immenses difficultés qui m'accablent. En attendant, faites adres­ser par toute votre pieuse congrégation les prières les plus fer­ventes à la clémence du Dieu tout-puissant afin qu'il daigne nous arracher à tant de périls et délivrer son Eglise sainte1. » Hugues de Cluny ne put se rendre à l'invitation du pontife, mais il lui en­voya quelques-uns de ses religieux, entre autres Odo de Reims2, qu'Urbain II promut au siège cardinalice d'Ostie, reproduisant ainsi pour un de ses compatriotes et homonymes ce que Grégoire VII avait fait autrefois pour lui-même lorsque dans des circonstances analogues le vénérable abbé l'avait adressé au grand pape. Dans sa lettre aux évêques de France, le pape Urbain II s'exprimait ainsi : « Nous avons le devoir de notifier à votre fraternité l'élection faite par le consentement unanime des catholiques Romains qui viennent de nous choisir, malgré notre indignité, pour nous élever au su­prême pontificat. Suivant la parole de l'Ecriture : «Quand le frère aide son frère, la cité est munie et forte 1. » Nous vous supplions donc au nom du Seigneur Jésus-Christ de prier instamment pour nous et pour la sainte église romaine votre mère, afin

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1    B. Urbain II. Epist. il ; Pair, lai., t. CLI, col. 285.

2    Cf. Ciaconiu8. Histor. Pontif. rom. et cardinal, t. I, col. 885. Le nouvel Odo d'Ostie devint le bras droit d'Urbain II, comme le précédent l'avait été de Grégoire VII. Baldric abbé de Bourgueil constate le fait en ce distique : Odo pontificum decus et specialis konestas, Conciîium papx et régula, justitise.

3. Proverb. XVIII, 10.

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p84            PONTIFICAT  DU   B.   URBAIN  11  (1088-10119).

 

que Dieu dai­gne bénir notre ministère et fasse triompher la cause qu'il a remise en nos faibles mains. L'Eglise de France est l'objet de nos plus ten­dres prédilections, vous ne sauriez en douter; parmi toutes celles qui composent l'univers catholique confié à notre sollicitude, elle occupe le premier rang dans notre cœur2. »

 

    6. Le pontife espérait trouver en Angleterre un secours plus efficace. C est du moins ce qu’ il nous est permis de conjecturer par la teneur de la lettre adressée le même jour (13 mars 1088) à l'illustre Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, chancelier du royaume, pri­mat de la Grande-Brelagne, qui venait quelques  mois  auparavant (27  septembre   1087)  de  sacrer à Westminster le  nouveau roi Guillaume le Roux fils du  Conquérant.  « Votre prudence n'ignore pas, père très-aimé, lui disait Urbain II, quels orages, quelles tem­pêtes ont assailli la barque de saint Pierre. Elle est depuis longues années battue par les vents et les flots; le divin Maître semble fermer les yeux et dormir au moment où le navire est sur le point d'être submergé. C'est en un pareil moment que, malgré  toutes  mes ré­sistances, la désignation de mes vénérables prédécesseurs et maîtres Grégoire VII et Victor III m'a fait élire, moi insuffisant et indigne, au fardeau du souverain pontificat. Les circonstances de cette élec­tion vous seront plus amplement  détaillées par notre très-cher fils le sous-diacre Roger, cardinal de la sainte église romaine, qui vous remettra cette lettre. Ce qui importe  maintenant,  c'est  que vous, le plus noble et le plus dévoué des fils de l'Eglise, vous preniez la défense de votre mère et vous  teniez prêt à la secourir. Nous ten­dons la main à votre fraternité, la suppliant avec instance de nous aider de ses avis et de son concours, consilii et  auxilii,   dans l'ex­trême péril où nous sommes réduits. Votre piété, votre foi, votre prudence font l'admiration  du monde entier. La Grande-Bretagne dont vous êtes le primat doit à l'église romaine  une  obéissance  et un dévouement plus spécial, puisque c'est de Rome que lui est venu directement le bienfait de la foi et du baptême chrétien. Que votre prudence s'emploie donc dans toute la mesure de son pouvoir et de son éminente

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2 11. Urb. II. Epist. in, col. 2S6.

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p85 CHAP.   11.     PREMIÈRES  LETTRES   PONTIFICALES.   SïiNCElRONlSMK.     

 

supériorité à secourir le siège apostolique. Qu'elle s'adresse au roi notre très-cher fils, pour l'exhorter à prendre en main la cause de la sainte Eglise sa mère dans la crise que nous tra­versons en ce moment 1. »

 

   7. Guillaume le Roux n'était pas de la race des sauveurs d'Israël. Prince cupide, violent et cruel, il avait tous les instincts de la tyrannie sans aucune des qualités qui font les grands rois. Son premier acte fut de retirer à Lanfranc l'administration des affaires pour la confier à Guillaume de Carilef évêque de Durham. En même temps il rétablissait l'indigne évêque de Bayeux Odo, son oncle ma­ternel, dans le gouvernement du comté de Kent. C'étaient deux traîtres qui devaient bientôt tourner contre lui les bienfaits dont il les comblait avec une prodigalité si aveugle. Odo ne pouvant se faire pape, comme il en avait si longtemps nourri le fol espoir, re­fusa son obédience à Urbain II et embrassa ouvertement la cause de Wibert de Ravenne. Cette attitude lui permit de se livrer con­tre Lanfranc à toutes les vengeances d'un ressentiment féroce. « Le bruit courait, dit Guillaume de Malmesbury, qu'avant de se déci­der à incarcérer son frère utérin, le Conquérant s'était adressé à Lanfranc pour lui faire part de ses scrupules. « Je n'ose pas, disait le roi, porter la main sur un évêque. » — « Mais ce n'est point l'évêque de Bayeux que vous mettrez en prison, aurait répondu Lanfranc, c'est le comte de Kent2. » On se rappelle que le Conqué­rant fit en effet valoir cette distinction dans le conseil de guerre tenu à l'île de Wight pour décider sur le sort de l'évêque de Bayeux 3. Qu'elle eût été ou non suggérée au roi par Lanfranc, il suffisait que le bruit en courût pour expliquer la haine du vindica­tif Odo contre l'illustre archevêque. « Aussitôt  rétabli  dans le comté de Kent, reprend l'historien anglo-saxon, Odo donna libre cours à sa fureur, pillant et dévastant les domaines du métropoli­tain1. » Il entassait dans son château de Rochester le fruit de ses rapines et accumulait des trésors

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1 B. Urban II. Epist. iv, loc. cit. col. 287.

2. Willelm.   Malmesbur.   Gest.   reg.   Angl.   1.   IV;   Eatr.   lut.,   t.   CLXXIX. col. 1272.

3.  Cf. chap. précédent, n» I.

4. 1 Willelm. Malniesbur. loc. cit. col. 1272 et 1479.

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p86    PONTiPiCAT nu b. cubain n (1088-1099).

 

qu'il voulait employer à de nou­velle trahisons. Guillaume le Roux l'avait blessé jusqu'au fond du cœur en lui préférant Garilef pour le poste de premier ministre. A force d'intrigues, Odo vint à bout d'organiser contre le nouveau roi une insurrection générale qui éclata aux fêtes de Pâques del'an l088 dans le but d'appeler au trône d'Angleterre le fils aîné du Conqué­rant, Robert Courte-Heuse, duc de Normandie. La guerre ainsi dé­chaînée fut sanglante et couvrit la Grande-Bretagne de ruines. Elle offrit cette particularité qu'au nombre des adversaires les plus hos­tiles à Guillaume le Roux se trouva l'évêque de Durham son pre­mier ministre et son favori. Toutefois la conspiration fratricide échoua. Après la défaite de ses partisans, l'évêque de Bayeux se hâta de rentrer dans son diocèse de Normandie. Il devait quelques années plus tard terminer sa carrière aventureuse sous les murs d'Antioche où il suivit les chevaliers de la première croisade2.

 

   8. Parmi ces révolutions et ces luttes sanglantes, dit le chroniqueur, Lanfranc fut pris d'une amère douleur et d'une profonde tristesse. Vainement il rappelait à Guillaume le Roux les engage­ments solennels du sacre royal. « Quel est donc le mortel qui pour­rait tenir toutes ses promesses?» répondait le monarque sans pren­dre même la peine de pallier son odieuse ingratitude. Lanfranc tomba malade. La dyssenterie et la fièvre jointes au chagrin qui le consumait intérieurement mirent bientôt ses jours en danger. Ce fut dans tout l'univers catholique une immense douleur. » La com­munauté du Bec dont Lanfranc avait été la gloire et comme le rayonnement extérieur prit le deuil à cette nouvelle. Voici la lettre que saint Anselme écrivit alors à l'illustre archevêque dont il de­vait plus tard devenir le successeur à Cantorbéry, comme il l'avait été au Bec : «Nous ne cessons, très-saint et vénérable père, d'adres­ser nos supplications ferventes au Dieu tout-puissant pour qu'il daigne vous rendre la santé. Vos souffrances sont les nôtres par la part que nous y prenons tous, votre vie fait partie de la nôtre. L'Eglise entière y prend le même intérêt que nous : partout où votre nom est connu, c'est-à-

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1. Willelm. Malniesbur. col. 1265.

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p87 CHAP. PREMIÈRE  ANNÉE   DE  PONTIFICAT  (1088).     

 

dire dans le monde entier, on prie pour vous et on attend de la miséricorde du Seigneur votre prompte guérison1. » Ces vœux d'une expression si touchante ne devaient point être exaucés. « La maladie s'aggravant, dit Guillaume de Malmesbury, une consultation de médecins eut lieu. Il fut convenu qu'on ferait prendre à l'archevêque une potion qui devait déterminer une crise décisive. Lanfranc voulut d'abord recevoir le saint viatique et l'onction des mourants, puis il prit le breuvage dont l'effet fut con­traire à ce qu'on avait attendu. L'archevêque en manifesta sa joie, déclarant qu'il s'estimait heureux de mourir de la sorte en pleine connaissance et dans l'union intime avec le Seigneur. Jusqu'à son dernier soupir il ne cessa de consoler les assistants par ses pieuses exhortations. Ce fut le V des calendes de juin (28 mai) de l'an 1089 qu'il émigra de ce monde mortel et rendit sa grande âme au Sei­gneur. L'Angleterre le pleura, comme autrefois le peuple d'Israël pleura Moïse. Ses précieux restes furent inhumés dans la basilique de la Sainte-Trinité, édifiée par lui dans sa ville métropolitaine 2. » Seul Guillaume le Roux ne s'associa point au deuil public. La mort de Lanfranc le délivrait d'un censeur incommode. « Enfin, s'écria-t-il, me voilà donc archevêque de Cantorbéry ! » Il retint en effet les revenus de cette église opulente et jura qu'il n'y laisserait plus nommer aucun titulaire. Nous dirons plus tard comment, après quatre années de persistance dans cette résolution tyrannique, il fut contraint de revenir sur son serment3.

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